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Du mouvement à la "communauté homosexuelle"

date de redaction lundi 20 octobre 1997     auteur A. Ardoin, Yannis Delmas


Tiré de la revue Politique n°5 « Homos : en mouvement ».

Christophe Broqua, Pierre-Olivier de Busscher et Patrice Pinell mènent un travail de recherche au sein de l’INSERM U158 sur l’histoire de la lutte contre le sida en France, avec le soutien de l’Agence Nationale de Recherches sur le Sida et du CRIPS Ile-de-France.

La notion de « communauté homosexuelle » occupe une place particulière en France. Si le terme de « communauté » renvoie bien à un concept sociologique, son utilisation est rendue difficile tant par les différentes traditions scientifiques qui ne s’entendent pas autour d’une définition commune [1], que par l’usage politique de cette notion, expliquant les quiproquos ou les manipulations qui peuvent l’entourer.


C’est en interrogeant la chronologie du mouvement homosexuel et en examinant le positionnement des différents groupes, que l’on peut comprendre l’emploi stratégique de la notion de communauté homosexuelle en France. Celui-ci répond à des constructions militantes qui dépassent le souci d’une définition objective et s’organisent en grande partie autour du modèle anglo-saxon.

L’émergence d’un mouvement

La tradition protestante puritaine et l’importance du concept de « settlement » dans l’histoire migratoire américaine permet de comprendre que la constitution des homosexuels comme groupe social se soit élaborée aux États-Unis autour d’une notion de « communauté », en tant que strate intermédiaire du tissu social entre l’individu - ou la famille - et l’État [2].

À l’inverse, la revendication communautaire n’apparaît guère en France dans un premier temps, comme référence.

Lorsque l’expression de « communauté homosexuelle » est utilisée par les militants français des années 70 et du début des années 80, sa charge politique reste relativement neutre et peu conflictuelle. Là où certains emploient le mot « communauté », d’autres parlent de « sub-culture » ou de « milieu », le flottement des signifiants permettant de neutraliser les oppositions potentielles [3].

Cependant, si cette question n’est pas posée en termes explicites, plusieurs des débats agitant les organisations militantes recoupent l’acception américaine de la notion de communauté, qui suppose l’existence d’institutions ou de groupes organisés et d’un ensemble de revendications politiques. En effet, deux enjeux interdépendants structurent alors le mouvement homosexuel français : la position à tenir vis-à-vis de la sub-culture commerciale et la priorité que se donnent les groupes entre action politique ou action sociale.

Le premier découle directement des liens qu’entretiennent les différentes organisations avec les mouvements d’extrême-gauche. Issus de Mai 68, le Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire (FHAR) et ses successeurs vont se positionner vis-à-vis du milieu commercial selon deux pôles, l’un choisissant d’entretenir des relations avec et reconnaissant son utilité pour les homosexuels sous certaines conditions, l’autre rejetant « l’exploitation capitaliste » de l’homosexualité.

Le second enjeu peut être appréhendé au travers de la scission qui, en 1975, affecte le Groupe de Libération Homosexuel (GLH). Deux tendances principales s’affrontent puis s’autonomisent. Pour le GLH-Politique et Quotidien (GLH-PQ), la priorité est donnée à l’action politique, à la revendication face aux institutions - en premier lieu l’État - et à l’analyse matérialiste et critique de la condition de l’homosexuel. A l’inverse, le GLH-Groupe de Base (GLH-GB) choisit une approche plus pragmatique, cherchant à apporter services et soutien aux personnes vivant difficilement leur homosexualité.

Cette séparation entre l’action politique et l’action sociale se renforce et devient conflictuelle lorsque le nouveau pouvoir socialiste satisfait les principales revendications des militants politiques : l’abrogation de l’article 331 du code pénal et la fin des « contrôles » policiers dans les lieux de sociabilité homosexuels. Le pôle politique du mouvement entre alors en déclin et marque son hostilité à l’égard des groupes dépourvus de « conscience politique » qui connaissent une forte expansion après 1981 (associations sportives, artistiques, d’étudiants...).

La mobilisation associative contre le sida en France se trouve à ses débuts confrontée à la question du type d’organisation souhaitable pour les homosexuels. La notion de communauté homosexuelle qui jusque là n’était chargée d’aucune valeur « politique » commence à en acquérir du fait de la nécessité ressentie d’une réponse collective à l’épidémie. L’approche en terme de « community-based organisation » prend consistance et devient un enjeu politique surtout après 1987, dans un contexte de généralisation mais aussi de fragmentation de la lutte contre le sida [4] et en réaction vis-à-vis de ce qui est perçu comme une « déshomosexualisation » de la maladie.

L’organisation collective contre le sida

La naissance de la première association française, Vaincre Le Sida (VLS), s’inscrit dans le cadre de la bipolarisation du mouvement homosexuel français entre logique politique (revue Gai Pied, Association des Médecins Gais) et logique sociale (revue Samouraï, radio Fréquence Gaie). Directement issue de ce second pôle, VLS met en place dès 1983, de manière pragmatique, différents services destinés aux premiers malades qui en France, de fait, sont homosexuels. Elle apparaît ainsi comme partie prenante des enjeux qui interrogent le type d’organisation sociale que doivent constituer les homosexuels et se ferme par là-même un certain nombre de réseaux [5].

De même, la naissance de AIDES en 1984 est marquée par cette question. Dans le premier projet de statuts que Daniel Defert adresse aux rédacteurs en chef des revues homosexuelles Gai Pied et Masques, AIDES est présentée comme un médiateur entre les institutions officielles, les homosexuels malades du sida, leurs amis et la « communauté gay ». Faisant suite à certaines préoccupations exprimées par Michel Foucault lors de ses dernières interviews, Daniel Defert relie la question de la « communauté » à la nécessité d’une institutionnalisation des liens entre homosexuels, de leur « rapport à la maladie, l’invalidité et la mort ». L’échec de cette première tentative entraîne la recomposition du projet qui se recentre sur le malade. Le statut « généraliste » de l’association s’accompagne alors d’affirmations de type communautaire. Les liens qui se mettent en place entre les volontaires organisent l’association comme une structure intermédiaire entre l’individu et les institutions, ce qui s’exprime au travers de discours comparant AIDES à une nouvelle famille. Paradoxalement, ce processus nie en partie la dimension identitaire homosexuelle. Les exigences liées à la mise en route du projet associatif gèlent les contradictions dont est porteuse cette première déshomosexualisation du sida, mais celles-ci réapparaissent à la faveur de la bureaucratisation qui ordonne la croissance de l’association, permettant à des débats de nature plus politique d’émerger. C’est ainsi que se crée Santé et Plaisir Gai (SPG) sur un mode conflictuel larvé [6].

Ainsi, au début de la seconde moitié des années 80, le mouvement homosexuel se caractérise par une scène commerciale forte, un pôle important d’associations de service et de convivialité, un mouvement de lutte contre le sida principalement construit sur un mode « généraliste » et un pôle politique sur le déclin. Les seules associations politiques alors actives - les Gais Pour les Libertés (proches du courant Fabiusien du P.S.) et les Gays Libéraux (proches du P.R.) - se limitent à des pratiques de lobbying menées auprès des partis traditionnels, qui s’avèrent peu favorables au recrutement de militants. Un espace potentiel existe pour un mouvement politique intégrant homosexualité et lutte contre le sida [7] qu’investira Act Up-Paris, devenant ainsi la première association en France à revendiquer explicitement la construction d’une communauté homosexuelle.
[Repolitisation et revendication communautaire

L’association Act Up-Paris, dont la première apparition publique a lieu lors de la Gay Pride de 1989, pose d’emblée comme vitale la nécessité pour la communauté homosexuelle de s’organiser contre le sida. Ou plutôt, en appelle aux homosexuel(le)s pour qu’ils s’organisent en une communauté capable de faire pression sur les médias et les institutions. En ce sens, Act Up introduit une rupture dans l’histoire du mouvement homosexuel toujours marquée par la tension entre « groupes politiques » et « groupes de services », puisque l’association utilise - instrumentalise - la sub-culture homosexuelle comme outil de lutte contre le sida. Avec Act Up, le style de vie devient politique. Par ailleurs, l’association se crée au moment où les savoirs sur la séropositivité se stabilisent et où une majorité d’homosexuels ont recours au test de dépistage. Alors que la première phase de l’histoire de la lutte contre le sida était déterminée par la dichotomie entre malades et non-malades, Act Up est donc aussi le résultat de l’apparition de la figure de l’homosexuel séropositif.

Très imprégnée du modèle américain [8], l’association considère la communauté homosexuelle, dont elle se dit issue [9], à la fois comme un bassin de recrutement privilégié et comme un groupe idéal à structurer.

Pour pouvoir constituer une communauté homosexuelle latente en groupe organisé, Act Up va tout d’abord s’employer à la construction d’une cause, d’où un travail de redéfinition des systèmes de causalité en jeu dans la diffusion de l’épidémie. Ainsi, la mobilisation s’appuie sur un discours opérant un déplacement des responsabilités, en jouant sur deux niveaux : la définition d’une cible - la dénonciation prend pour objet privilégié les pouvoirs publics - et la transformation du stigmate qui frappe les personnes atteintes - les homosexuels en premier lieu - en identité positive.

Par le recours aux médias, Act Up impose une autre image de la lutte contre le sida et à travers elle, de « l’Homosexuel » qui l’incarne. « L’intégration du fait homosexuel dans l’action associative » traduit « une assurance de soi et une fierté acquise dans l’action » [10]. Elle représente aussi une réaction à la déshomosexualisation du sida, rendue possible par l’éloignement de la menace de stigmatisation qui pesait sur les homosexuels au cours de la première phase de l’épidémie [11].

La capacité de recrutement de l’association repose donc sur une image composée au travers d’actions militantes, de messages et de visuels frappants, qu’illustrent le symbole du triangle rose et les fameux slogans qui l’accompagnent : SILENCE = MORT, COLÈRE = ACTION, ACTION = VIE. Par son caractère elliptique, ce type de communication offre un support d’identification libre, peu explicite mais suffisamment évocateur pour fédérer ceux qu’il concerne prioritairement, les homosexuels hommes et femmes. Il éclaire deux dimensions qui, pour l’association, sont constitutives de l’idéal communautaire qu’elle dessine. D’une part, la référence à une histoire collective des homosexuels marquée par l’oppression - le triangle rose étant le symbole de la déportation - mais aussi par la lutte qui fut celle de l’activisme gay [12]. D’autre part, la mixité des sexes sans laquelle ne pourrait être décrétée la fondation d’une véritable communauté homosexuelle [13]. Ce processus de construction d’une identité collective vise à transformer la façon dont est vécu le sida ou la séropositivité [14].

Pour autant, la réalité de l’association ne correspond pas seulement à l’image fermée de la communauté catégorielle. A l’inverse, elle remplit pour partie de ses membres deux fonctions majeures : une fonction d’expertise au travers des compétences et du savoir acquis, et une fonction de socialisation, par l’assurance gagnée dans l’action, les échanges développés au sein et en dehors du groupe, l’entrée en politique qu’elle occasionne.

L’articulation du social et du politique

La question de la socialisation des homosexuels est au coeur de la recomposition du mouvement après 1990. Au même moment, la notion de communauté devient un enjeu politique majeur qui culmine en 1996 dans un débat cherchant à opposer communautarisme et universalisme.

Au cours de cette période, l’histoire des associations est marquée par la réduction du fossé qui séparait antérieurement militantisme politique et militantisme social. Les principaux nouveaux groupes homosexuels (Lesbian and Gay Pride, Maisons des Homosexualités ou Centres Gai et Lesbien, Fédération GEMINI et Syndicat National des Entreprises Gaies), comme les associations de lutte contre le sida, combinent l’action politique et l’action sociale.

Cette double modalité d’engagement, qui semblait annoncée dans le principe même de constitution de l’association Act Up, marque aussi l’histoire de AIDES. Si son action politique apparaît principalement sous la forme d’un lobbying dirigé vers l’establishment politique et médical, AIDES adopte une forme plus militante dès lors qu’est assurée la position « d’interlocuteur obligatoire » de l’association, dont le ton se fait plus revendicatif au travers de campagnes d’affichages, d’encarts dans la presse ou de manifestations de rue. C’est dans ce contexte que AIDES réinvestit le militantisme homosexuel par sa participation à la Gay Pride ou à des structures comme le Centre Gai et Lesbien, et surtout par la création de groupes de prévention en milieu gay, véritables ponts entre la lutte contre le sida et le mouvement homosexuel, qui vont eux aussi fortement porter la revendication d’une communauté.

Quant aux associations de jeunes homosexuels elles se sont historiquement construites comme des espaces de convivialité et de sociabilité, appartenant durant les années 80 au pôle social du mouvement homosexuel. Mais, à travers leur participation aux nouveaux groupes homosexuels, elles vont progressivement combiner action politique et action sociale. C’est sur ce ressort que les groupes de jeunes gais et lesbiennes se fédéreront au niveau national au sein de GEMINI.

Ainsi, des groupes tels que le Centre Gai et Lesbien de Paris ou GEMINI animent des structures d’accueil, organisent des débats, des événements conviviaux mais aussi des fêtes en collaboration avec la scène commerciale dans un but d’autofinancement et deviennent eux-mêmes des agents économiques lorsqu’ils commercialisent tee-shirts, ouvrages ou autres productions. Dans le même temps, ils développent une pratique politique, pétitionnant, revendiquant, organisant des comités de soutien et créant des liens avec d’autres mouvements sociaux (groupes antiraciste, contre l’exclusion...).

Un espace recomposé

L’efficacité des dispositifs combinant logique sociale et logique politique peut encore être illustrée par l’histoire de la Lesbian and Gay Pride, porteuse elle aussi d’une revendication communautaire. Lorsqu’au début des années 80, cette manifestation se structure autour d’un militantisme politique, sa capacité de mobilisation est conditionnée par l’existence de revendications concrètes. Leur satisfaction produit une chute de la participation à la marche. L’organisation de la Gay Pride reprise par la scène commerciale sur un mode festif renforce cette démobilisation. C’est finalement l’articulation de ces deux niveaux, amorcée durant les années 90 notamment à travers l’engagement des associations de lutte contre le sida, qui transforme progressivement la manifestation en mobilisation de masse.

La recomposition de l’espace associatif homosexuel français permet alors la constitution de réseaux complexes reliant des structures de natures différentes, de plus en plus institutionnalisées (associations, commerces, médias), qui combinent discours politique et pratiques sociales, et forment ainsi un ensemble très comparable à la situation anglo-saxonne.

La construction du champ de l’homosexualité et les luttes de positions qui l’accompagnent expliquent l’émergence aujourd’hui d’un nouveau discours dénonçant le « communautarisme ». Il oppose au « risque de séparatisme » et de « repli sur soi » menaçant le mouvement homosexuel, les valeurs d’universalité républicaine. L’enjeu pour les tenants de ce discours, encore minoritaire dans le mouvement, est de parvenir à faire de cette opposition, une opposition structurante déterminant de nouvelles lignes de force dans le champ. L’avenir dira si leur stratégie de positionnement infléchira l’évolution en cours.

Christophe Broqua, Pierre-Olivier de Busscher, Patrice Pinell

Plus d'informations :

Rédaction : La revue Politique, 60-62 rue d’Hauteville, 7501 Paris, Tél. : 01 53 34 00 00. Réalisation de la page : A. Ardoin et Yannis Delmas, Gais et lesbiennes branchés © 1997.

Notes :

[1R. Boudon, F. Bourricaud, Dictionnaire critique de la sociologie, PUF 1986.

[2F. Fitzgerald, Cities on a hill, New York : Simon & Schuster, 1986.

[3P.O. de Busscher, « Les enjeux entre champ scientifique et mouvement homosexuel en France au temps du sida », Sociologie et sociétés, 1997, vol. XXIX n°1, p. 47-60.

[4Durant cette période se créent de multiples associations ciblant leur intervention sur des populations différenciées et le sida se transforme en cause d’intérêt général. Cf P. Favre (dir.), Sida et politique : les premiers affrontements (1981-1987). L’Harmattan, 1992.

[5P.O. de Busscher, P. Pinell, La création des associations de lutte contre le Sida, in S. Héfez (dir.), Sida et vie psychique : approche clinique et prise en charge. La Découverte, 1996, p. 316-323.

[6P.O. de Busscher, L’Association Santé et Plaisir Gai et la construction du safer sex en France (1988-1994), Les homosexuels face au Sida.

[7J. W. Duyvendak, Une communauté homosexuelle en France et au Pays-Bas ? : blocs, tribus et liens. Sociétés, 1993, n°39, p. 75-81.

[8Cf O. Fillieule, C. Broqua (dir.), Activisme et lutte contre le sida : les mouvements Act Up en Europe et aux Etats-Unis. L’Harmattan (à paraître) et l’ouvrage de D. Lestrade sur l’histoire d’Act Up (à paraître).

[9« Act Up-Paris est une association issue de la communauté homosexuelle et veillant à défendre équitablement toutes les populations touchées par le sida. » Act Up-Paris, Action, 1991, n°1, p.7.

[10M. Pollak, Constitution, diversification et échec de la généralisation d’une grande cause : le cas de la lutte contre le sida, Politix, 1991, n°16, p.86.

[11C. Broqua, O. Fillieule, Engagement et revendication communautaires face au sida. Transcriptase, 1996, n°44, p. 21-22.

[12« Sans Stonewall, il n’y aurait pas eu d’Act Up, pas plus qu’il n’y aurait eu de militantisme dans les années 70 ». Act Up-Paris, Action, 1994, n° 25, p.2.

[13« (...) Act Up est l’un des rares lieux où s’invente ce que devrait être une vraie communauté homosexuelle mixte ». Act Up-Paris, Action, 1993, n°17, p.2.

[14« (...) l’esprit de communauté fait passer la compréhension de la maladie du statut de fatalité individuelle à celui de combat collectif (...) ». Act Up-Paris, Le sida. Éd. Dagorno, 1994, p.18.


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