lundi 20 octobre 1997
,Tiré de la revue Politique n°5 « Homos : en mouvement ».
Laurent Muhleisen est rédacteur à la Revue H.
Au début des années 70, l’espace social réservé aux homosexuels oscille encore entre la prudence d’Arcadie (premier club « homophile » français, créé en 1954) prônant l’intégration, via la respectabilité, des homosexuels à la société, l’atmosphère feutrée de quelques bars de nuit, rue Ste Anne entre autre, réservée à une clientèle chic, et celle, clandestine, des « tasses », c’est à dire les pissotières, lieux de « contacts » par excellence. Pour les lesbiennes, la situation est plus dure encore, dans une société dominée par un système patriarcal interdisant aux femmes une autonomie égale à celle des hommes : pratiquement rien n’existe pour elles. Précisons encore que l’amendement Mirguet (1960) classant l’homosexualité au rang de fléau social, est encore en vigueur et que ce n’est qu’en 1975 que la majorité légale sera abaissée à 18 ans.
Le mouvement homosexuel français, sous sa forme revendicatrice interpellant la société, est né à Paris, au début de l’année 1971 [1]. Il est le fruit à la fois d’une maturation, celle des idées d’émancipation - dans la foulée de mai 68 - et d’une prise à partie d’une extrême-gauche mal à l’aise, voire hostile, au discours de libération d’une minorité sexuelle (« Vous qui voulez la révolution, vous avez voulu nous imposer votre répression. Vous combattiez pour les noirs en traitant les flics d’enculés, comme s’il n’existait pas de pire injure »). Les homosexuels, à la suite des femmes du MLF, dont ils reprennent la stratégie, jettent un pavé dans la mare du gauchisme en affirmant que le privé est politique ; mieux, ils se placent à l’avant-garde même des velléités de transformation radicale de la société en prouvant qu’un combat révolutionnaire est immanquablement voué à l’échec s’il juge secondaire la lutte contre tous les préjugés bourgeois qui encombrent la vie quotidienne. Les livres de Wilhelm Reich et d’Herbert Marcuse, ainsi que les écrits des situationnistes, jouent un rôle important dans cette prise de conscience.
Le premier acte du FHAR sera le refus de la stigmatisation (« nous ne sommes pas des malades, c’est la société qui nous rend malades ») par l’affirmation, sur le mode de l’évidence ou celui du scandale (aussi libérateurs l’un que l’autre) de ce que l’on est (« nous nous sommes fait enculer par des Arabes, nous en sommes fiers et nous recommencerons »). Les premières réunions aux Beaux-Arts, où le FHAR a élu domicile, prennent souvent la forme de thérapies de groupe, brouillonnes et bouillonnantes, où l’on confronte ses expériences en même temps que l’on dénonce les carcans dans lesquels le système social, gauchisme y compris, a enfermé les homosexuels. Il en découle rapidement des actes de visibilité joyeuse et provocante (aux cortèges des Ier mai 1971 et 1972, notamment, ou encore l’enterrement du militant maoïste Pierre Overney, où toute la gauche s’était rassemblée). Mais il en découle également un discours de mise en perspective de l’homosexualité dans un processus de transformation radicale de la société : refus des rôles imposés par la norme bourgeoise, qu’ils concernent le genre, le sexe ou les rapports inter-individuels. Il s’agit d’un discours soucieux d’échapper à toute récupération, prônant la critique d’une société basée sur l’aliénation à l’argent et au spectacle (au sens situationniste du terme), et le soutien à toutes les luttes sociales (celle des jeunes, des prisonniers, des prostituées, des immigrés, des anti-militaristes, des ouvriers autogestionnaires de chez Lip), combattant aux côtés des palestiniens, mais aussi contre la guerre du Vietnam et contre le régime de Pinochet au Chili. La certitude est ancrée que la lutte pour l’émancipation des homosexuels contient toutes les autres luttes, et vice-versa.
Le FHAR refusera de se structurer, et n’aura pas de programme, oeuvrant essentiellement, de son point de vue, à l’abolition du « vieux monde ». Dans la dynamique de l’époque, la question de la libération homosexuelle spécifique (la reconnaissance d’une différence) trouve presque automatiquement son dépassement dans celle d’une libération générale des individus. Le mouvement homosexuel sert alors de levier social, au même titre que d’autres mouvements. Pour reprendre les termes d’un ancien militant du FHAR, on passe du « droit d’être homosexuel » au « droit à l’homosexualité pour tous »...
La vie du FHAR, comme celle de nombre de mouvements spontanéistes, a été courte (trois ans à peine), et mouvementée. L’immense accélération qu’il a engendrée, que ce soit sur le terrain historique et social ou dans les consciences individuelles, laissera un grand vide à sa disparition, Beaucoup de ses militants ne seront que moyennement tentés par les mouvements qui lui succèderont (les GLH, Groupes de Libération Homosexuels), jugés plus « corporatistes », centrés sur les droits particuliers des homosexuels, soucieux à nouveau d’une intégration dans le tissu social, via le ou plutôt la politique alors que le FHAR ne voulait ni plus ni moins que l’explosion de cette société.
La disparition progressive des formes globales de critique de la société va placer l’homosexualité au rang de laboratoire de nouveaux types de comportements sociaux, fortements marqués par la représentation spectaculaire et le consumérisme. Plus l’homosexualité gagnera du terrain sur les forces qui la répriment, à la fin des années 70 et au début des années 80, plus son affirmation passera par une identification à des codes imposés, tant par la circulation des marchandises que par celle du désir. Un profond malaise en naîtra, qu’il serait intéressant d’analyser au regard, justement, de ce que le FHAR a produit.
Laurent Muhleisen
Rédaction : La revue Politique, 60-62 rue d’Hauteville, 7501 Paris, Tél. : 01 53 34 00 00. Réalisation de la page : A. Ardoin et Yannis Delmas, Gais et lesbiennes branchés © 1997.
[1] Le meilleur ouvrage sur le FHAR disponible actuellement est le recueil de textes paru chez Champ Libre en 1971, récemment réédité par son successeur Ivréa (FHAR : Rapport contre la normalité).