lundi 20 octobre 1997
,Tiré de la revue Politique n°5 « Homos : en mouvement ».
Daniel Defert est sociologue à l’Université de Paris 8 et président fondateur de l’association AIDES.
L’identification d’une épidémie nouvelle à partir de 1981 parmi les gays des pays développés a été annoncée comme un recul probable des acquis de la libération homosexuelle des années 1970. Force est de reconnaître que si le choc a été violent en nombre de vies atteintes et fauchées, il n’y a pas eu recul politique mais au contraire croissance continue de l’acceptation sociale de l’homosexualité.
A cela plusieurs raisons :
Bien sûr de tels acquis ne s’obtiennent pas sans de nombreuses alliances : avec la peur des uns, et avec l’engagement des autres. Se sont ainsi retrouvés au coude à coude une fraction des professions médicales et soignantes, les militants antidiscriminations, ceux de la défense des droits de l’homme, les progressistes de toute obédience, des journalistes attentifs à la modernité, etc... En bref un mouvement social très différent de celui des années 1970.
D’abord c’était la première fois que des gays se rassemblaient pour des objectifs qui dépassaient l’organisation de leur pratique sexuelle, même si celle-ci était au coeur de notre stratégie de prévention. L’activité contre le sida avait à affronter deux problèmes tactiquement différents bien que profondément liés : d’une part la confrontation avec la quasi totalité des institutions d’une société qui se présente comme hétérosexuelle et d’autre part l’organisation au sein de la communauté gay, et par celle-ci, de sa propre protection.
On peut être surpris que ceux qui s’essaient à écrire l’histoire de l’articulation (ou de la non articulation) de l’activisme anti-SIDA des années 80-90 et de l’activisme de « libération homosexuelle » des années 70 ne s’attardent pas davantage à analyser la différence fondamentale des problèmatiques, des tactiques, des alliances et par voie de conséquence des acteurs, qui n’ont pas généralement été, et dans aucun pays, ceux des premiers mouvements gays. Il n’y a donc à chercher ni boucs émissaires parmi les porte-parole des années 70 ni anecdote pour expliquer des rencontres ratées. Il y a au contraire à comprendre des discontinuités fondamentales entre les problématiques de ces deux mouvements, qui ne se sont pas déployés dans le même espace social.
Une donnée simple et massive est passée totalement inaperçue : un changement radical dans la façon d’aborder l’homosexualité.
En 1981 elle est encore pensée dans la catégorie des minorités. Ceci a été l’obstacle majeur à la mise en place des politiques de santé publique. Prenons la presse française [1] : Le Figaro du 22 mars 1983 « le sida s’étend au delà des homosexuels par la transfusion sanguine », le Monde du 14 juin 83 « le sida est-il une telle menace publique que pour des raisons médicales ou scientifiques on enquête sur la vie privée des donneurs de sang ? » ou encore le 26 juin 83 : « le Sida n’est pas une réelle menace de santé publique, il n’y a que 60 cas en France et d’étiologie incertaine ».
Foucault nous a appris que ce qu’on l’on voit aux marges se construit au centre.
Quel est ce centre ? Ce à quoi s’affrontent les premiers malades avec lesquels AIDES a construit sa stratégie : le pouvoir qu’exerce une société sur les mal portants, et dans leur famille, dans leur travail, à l’hôpital, dans les médias, le pouvoir qu’exerce une société hétérosexuelle par ses normes morales, comportementales et juridiques. La cible n’était donc pas la libération sexuelle mais l’hétéronormativité de la société. Même si ce concept que développent aujourd’hui à l’échelle internationale les foucaldiens n’existait pas alors, c’était bien cette réalité qui était mise en question par les interventions de AIDES aussi bien auprès des instances médicales que politiques, que celles-ci soient nationales ou territoriales, qu’auprès des familles. Et AIDES intervenait aussi bien dans la gestion des deuils qu’en matière de maintien dans un logement des amants ou d’extension à ceux-ci des droits sociaux, que pour le contrat d’union sociale.
La lutte contre le sida contraint à aborder une véritable politique de la sexualité : pas seulement la légalisation de la publicité sur les préservatifs, soumise jusqu’en 86 à des objections religieuses, mais le contenu même des campagnes, le contenu aussi de l’éducation proposée aux jeunes, la politique à l’égard de la prostitution, de la transexualité : toutes questions prétendues de minorités et qui rebondissent au coeur de la politique publique. Lorsque les gays américains réclament le droit au mariage, à l’adoption d’enfants, à servir dans l’armée cela n’a plus rien à voir avec le discours « révolutionnaire » du FHAR [2] hérissé autant par la famille que par l’armée. Ici il s’agit bien d’une mise en question des normes hétérosexuelles qui régissent toutes nos institutions et des formes d’exclusion qu’elles génèrent. La promiscuité homosexuelle qui parut centrale pour la culture gay des années 70 apparaît aujourd’hui comme un des effets de cette héténormativité, dans la mesure où celle-ci barrait la visibilité sociale de couples divergents. Ces transformations radicales sont liées à deux événements simultanés mais indépendants.
A partir des années 75, c’est en effet une problématique nouvelle de la sexualité qui est apparue, problématique encore peu travaillée en France où les mouvements sociaux n’ont pratiquement pas de prolongements sous forme de recherches ni de carrières universitaires, à la différence des pays étrangers.
De quoi s’agit-il ? De la compréhension d’un fait brut que pendant des siècles les pratiques sexuelles ont été codifiées autour de ce que l’on doit à son sexe anatomique : ne pas être passif pour un homme, entreprenante pour une femme, etc. C’est tardivement, entre 1870-1890, que la psychiatrie se met à décrire les humains à partir d’une dissociation de la sexualité procréative et de l’autre, dite pathologique. On ne va plus décrire l’individu à partir du sexe qu’il a (mâle ou femelle) mais à partir du sexe de son partenaire. Le sexe que l’on désire. Ainsi est née la catégorie de l’homosexualité et David Halpérin [3] a décrit comment c’est après coup par nécessité et par symétrie qu’a été forgé le terme hétérosexualité. Désormais, l’affrontement social ne se fera plus seulement entre les classes, entre les sexes, mais aussi entre les sexualités. Freud a découvert le coût psychique pour l’individu de la normalité sexuelle. Mais en dissociant dans la Volonté de savoir [4] ce qu’il appelle dispositif d’alliance qui régit le mariage, la parenté, la procréation, du dispositif de sexualité, Foucault a autonomisé un champ d’études historiques et de mises en question politiques qui rendent problématique l’extension à la sexualité de l’héténormativité qui régit le système d’alliance. Pour mémoire, rappelons que le FHAR est né dans la mouvance du féminisme c’est-à-dire dans la problématisation des rapports de sexes, et que la lutte contre le sida s’est déployée dans l’affrontement des sexualités.
Je ne voudrais pas laisser croire que la lutte contre le sida se réduit à la mise en question de l’hétéronormativité : d’abord près de 90% de la transmission du VIH dans le monde est hétérosexuelle et renvoie bien souvent aux rapports de pouvoir que les hommes exercent sur les femmes dans la majorité des sociétés. La politique sanitaire, son financement, son organisation, l’accès aux soins, aux droits sociaux, le travail auprès des populations exclues, les étrangers malades expulsés vers des pays sans structures sanitaires efficaces, les détenus plus au moins bien soignés et sans prévention, la politique du médicament, l’importation des expériences étrangères de réduction des risques et de substitution en faveur des utilisateurs de drogues, le travail en banlieue où l’épidémie s’hétérosexualise, la coopération avec des assocations naissantes dans les pays de l’Est et du Sud, tel est le pain quotidien d’une association comme AIDES. Voilà ce qui explique la multiplicité d’alliances qui compose le mouvement social contre le sida et qu’on ait pu mobiliser plusieurs milliers de volontaires depuis tant d’années et qu’on soit présent dans 108 villes françaises.
A côté de cette présence dans la société en général il y a bien sûr une présence spécifique dans la communauté gay, présence dont les formes ont changé avec l’histoire de l’épidémie et avec l’épidémiologie. Là encore les associations de lutte contre le sida ont eu à construire une expertise spécifique. La prévention d’abord ne se fait pas par messages ni tout-à-fait par éducation. La pratique sexuelle ne se définit pas si facilement non plus en terme « d’identité » : elle se fragmente en réseaux qui ont des cultures, des fantasmes, des territoires, des insertions sociales différentes.
La pratique sexuelle est liée à un environnement social, légal mais aussi biologique ou plus exactement à un biotope :
De plus en plus nous sommes conduits comme l’a analysé très récemment Gabriel Rotello [5] dans un ouvrage qui a grand écho, à la nécessité de penser notre sexualité dans les termes d’une écologie.
Je m’explique : comme les écologistes nous devons utiliser trois schémas majeurs.
– Mettre en oeuvre chacun la protection de notre environnement
– Intervenir politiquement sur cet environnement
– Le penser dans sa dimension de biotope, ce qui est nouveau pour nous. On sait comment les MST sont réapparues dans les années 70-80 malgré l’usage des antibiotiques parce que cet usage a été mal controlé. Ni la pénicilline hier, ni le préservatif aujourd’hui, ne suffisent comme techniques de la protection de soi et de l’environnement , ce qui impose de penser autrement nos relations sexuelles dont l’environnement social d’avant le sida a favorisé leur dissociation des relations affectives. Leurs formes, leurs multiplicités, leur environnement ont profondement changé, c’est dans ce contexte que la revendication des droits légaux et sociaux du couple se susbtitue à la culture de la promiscuité sexuelle qui fut l’émerveillement des années 70. C’est ce remaniement environnemental des relations sexuelles que l’on commence à désigner comme écologie de la sexualité. Partout le rose verdit...
Voila pourquoi on ne peut plus penser l’homosexualité dans les catégories des années 80. C’est la raison pour laquelle le mouvement social autour de l’homosexualité n’a pas reculé malgré le sida : les enjeux se sont démultipliés et ils ne concernent pas que les homosexuels. Ils sont indissociables des tranformations qui régissent les nouvelles relations familiales, les transformations du couple, l’importance du célibat, tout ce qui se joue à l’articulation du dispositif d’alliance et du dispositif de sexualité. Ainsi la Gay Pride Européenne n’est pas seulement une manifestation de visibilité des homosexuels, « de sortie du placard » comme le voulaient ses premiers promoteurs ; il ne s’agit pas non plus d’une représentation des homosexuels car aucune militance ne peut prétendre au monopole d’image : celle-ci est bien trop fragmentée. Par contre, il s’agit bien d’une mise en question et d’une dérision de l’hétéronormativité dominante.
Lorsque un ministre se déclare ouvertement homosexuel en Grande Bretagne il ne représente pas la force d’un parti gay - même s’il y a de plus en plus un vote gay - mais l’ébranlement de l’hétéronormativité qui régit la classe politique. Depuis deux mille ans la dérision d’un ordre a la forme du Carnaval.
Daniel Defert
Rédaction : La revue Politique, 60-62 rue d’Hauteville, 7501 Paris, Tél. : 01 53 34 00 00. Réalisation de la page : A. Ardoin et Yannis Delmas, Gais et lesbiennes branchés © 1997.
[1] J’ai utilisé ici des citations trouvées dans les études de Herzlich et Pierret, de J. Strazzula
[2] Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire
[3] D. Halpérin, One Hundred years of homosesuality, University of Chicago Press, 1988.
[4] M. Foucault, La volonté de savoir, Gallimard, 1976.
[5] G. Rotello, Sexual ecology, NYDatton Penguin books, 1997.