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Les gays et les lesbiennes, des touristes de plus en plus courtisés

date de redaction jeudi 27 mars 2008     auteur Laurent Queige


Le tourisme communautaire est en constante progression depuis une quinzaine d’années. D’abord limité à quelques endroits discrets ou à quelques quartiers spécialisés, il n’hésite plus à s’exhiber sur l’espace public urbain. A tel point qu’aujourd’hui les villes se livrent une concurrence acharnée pour vanter le caractère « gay-friendly » de leur destination. Laurent Queige tente d’analyser cette évolution.


Si beaucoup de gays et de lesbiennes aiment voyager comme tout le monde sans se retrouver entre soi, force est de constater que le tourisme communautaire est en constante progression depuis une quinzaine d’années.

D’abord limité à quelques « resorts » bien cachés sous les cocotiers ou à quelques quartiers à la réputation sulfureuse, il n’hésite plus à s’exhiber sur l’espace public urbain. A tel point qu’aujourd’hui les villes se livrent une concurrence acharnée pour vanter le caractère « gay-friendly » de leur destination.

Tentons d’analyser ce qui s’est donc passé.

A ses débuts, le phénomène reste limité à un certain périmètre

Avant les années 1990, les lieux de prédilection du tourisme gay sont surtout « sea, sex and sun ». Aux Etats-Unis, les destinations - phares sont : Fort Lauderdale et Key West en Floride, Venice Beach et San Diego en Californie, Fire Island et Cape Code sur la côte Est. En Europe, on danse, on drague et on bronze sur les plages méditerranéennes d’Ibiza, Mykonos et Sitgès. Les lesbiennes se retrouvent entre elles à Lesbos, en Grèce, ou en Provence, où ont ouvert de nombreux gîtes tenus par des couples de femmes.

En Amérique du Nord, on se retrouve entre garçons, ou entre filles, sur les énormes paquebots d’Atlantis Event, RSVP Cruise ou Olivia pour des croisières au rythme endiablé dans les Antilles. En Europe, naissent des semaines de « ski gay » dans les grandes stations des Alpes.

Les rassemblements de la communauté cuir se tiennent chaque année en mai à l’abri des murs d’un immense hôtel de Chicago, pour « International Mister Leather », en septembre dans quelques rues bien délimitées de San Francisco, avec « Folsom Street Fair », et en novembre à l’intérieur d’un ancien théâtre d’Amsterdam reconverti en backroom géante, pour la « Leather Pride ».

Depuis 1983 existe l’« International Gay & Lesbian Travel Association » (IGLTA), qui compte plus de 1.000 membres dans plus de 50 pays : tour-opérateurs, agences de voyages, compagnies aériennes, croisiéristes, hôtels, résidences de tourisme, agences de communication et relations publiques, éditeurs, presse spécialisée, etc.

S’ensuit un essor sans précédent dès les années 1990

Au cours des années 1990 puis 2000, les gays et lesbiennes intensifient leur lutte pour l’égalité des droits et donnent de l’ampleur à ces évènements uniques au monde que sont les « Lesbian & Gay Pride », mi-manifs mi-carnavals. Ils investissent progressivement les médias (« Tétu » en France, « Zéro » en Espagne, etc). Ils conquièrent une visibilité sociale inconnue jusqu’alors. Ces importantes avancées politiques et sociales décoincent peu à peu les décideurs politiques et économiques.

Longtemps frileuse, la classe politique reprend à son compte, avec un temps dé décalage selon les partis, les revendications des gays et des lesbiennes, au nom de l’égalité des droits. Plus rien ne s’oppose, en principe, à ce que les politiques touristiques intègrent désormais les gays et les lesbiennes dans les stratégies marketing de leurs territoires.
Idem pour les chefs d’entreprises et les tour-opérateurs qui ciblent de plus en plus cette clientèle sans craindre de faire fuir les autres consommateurs, notamment pour le lancement de nouveaux produits touristiques.

Ce qui les motive avant tout, c’est la perspective (le mirage ?) du « marché rose ». En tant que DINKS (« double income, no kids »), les gays et les lesbiennes disposeraient d’un revenu supérieur de 2,8 fois supérieur à la moyenne, et seraient les clients idéaux pour les hôtels en raison de leurs notes d’extras très supérieures à la moyenne.

Les deux principaux motifs de leurs appétits sont les suivants :

  1. cette clientèle réputée dépensière consacre une part de son budget aux loisirs et aux voyages plus forte que la moyenne,
  2. en tant que « early adopters », elle détient le pouvoir d’influencer les autres couches de la population, dès lors qu’elle qualifie un nouveau produit de tendance ou une nouvelle destination de branchée.

Face à la naissance d’un véritable marché, « Community Marketing », la plus grande agence de marketing et communication gay au monde, voit le jour en 1992 à San Francisco. C’est encore à ce jour le seul bureau d’études en mesure de fournir des statistiques économiques internationales sur le tourisme gay et lesbien. Il estime le poids de ce tourisme à 65 milliards de dollars, rien qu’aux Etats-Unis, et avance que les gays voyagent 4 fois plus que la moyenne. Ses évaluations sont confirmées par le pourcentage de gays américains disposant d’un passeport : 84%, contre seulement 29% pour l’ensemble de la population américaine.

En revanche, cette agence a plus de difficulté à donner des statistiques pour les lesbiennes. En effet, ces dernières pratiquent un tourisme plus diffus, qui s’appuie davantage sur des séjours non marchands, passés chez des proches. Elles font donc moins l’objet d’appétits commerciaux de toutes sortes.

Le tourisme gay et lesbien a connu un essor quantitatif mais aussi une mutation dans sa typologie : autrefois concentré sur du balnéaire long séjour, il se manifeste aujourd’hui en majorité par des courts séjours en milieu urbain. Les gays et les lesbiennes ont bénéficié à plein de la facilité croissante de se déplacer, surtout en Europe : abolition des contrôles aux frontières par la réalisation du Marché Unique et de l’Espace Schengen, fin des contraintes de change avec l’avènement de l’Euro, baisse du prix des billets des compagnies aériennes à bas coûts, multiplication des trains à grande vitesse grâce aux investissements publics et aux financements européens.
Les grands rassemblements festifs se multiplient

C’est - étonnamment - au bout du monde que le déclic va se faire : les autorités locales de Sydney commandent en 1994 une étude sur les retombées économiques du tourisme gay et lesbien à l’occasion de l’exubérant « Mardi Gras ». Elle révèle que cette manifestation, devenue le plus grand évènement touristique d’Australie avec son million de participants, rapporte 50 millions de dollars à l’économie locale. L’affaire fait grand bruit. Le gouvernement australien et la municipalité de Sydney décident donc de mettre le paquet en termes de promotion internationale dès l’année suivante. En 2000, le nombre de visiteurs monte à 2 millions.

A la même période, les grands rassemblements sportifs que sont les « Gay Games » professionnalisent leur organisation et deviennent de véritables machines à business. Prenant modèle sur les Jeux Olympiques, les organisateurs exigent des villes candidates qu’elles s’engagent à investir beaucoup d’argent pour la commercialisation de séjours touristiques. Résultats : 12.000 athlètes à New York en 1994 et à Chicago en 2006, et cent fois plus de visiteurs qui laissent quelques dizaines de millions de dollars aux économies locales. La prochaine ville hôte, Cologne, en 2010, a notamment été choisie en raison de l’importance des moyens financiers que la municipalité s’est engagée à déployer pour accueillir l’évènement.

Le phénomène est équivalent avec l’apparition des « Euro Pride » et des « World Pride » qui prennent une ampleur inégalée :

  • Paris (1997) -> 500.000 participants,
  • Rome (2000) -> 1 million de participants,
  • Madrid (2007) -> 1,5 million de participants !

En dehors de ces grand-messes mondiales, le tourisme gay et lesbien s’appuie sur le succès des « circuit parties » qui rythment toute l’année au son des derniers DJs en vogue. En Amérique du Nord, la « Winter Party » de Miami, la « White Party » de Palm Spring, et la « Black and Blue » de Montréal ne désemplissent pas. Idem en Europe avec la célébrissime « Démence » à Bruxelles, « Rapido » à Amsterdam, « Greenkomm » à Cologne, « Under » à Paris et « Loveball » à Barcelone.

Pour toutes ces manifestations, les opérateurs touristiques rivalisent d’imagination pour vendre à leurs clients des séjours additionnels, leur permettant de visiter les villes et leurs environs. Citons l’initiative de CTN Tours qui lance en 2002 et 2003 des séjours thématiques « Paris Noir » et « Paris Rouge », à l’occasion des grands rendez-vous clubbing dans la capitale française.

Les pouvoirs publics se lancent à leur tour

Conscientes des enjeux économiques et d’image portés par ces évènements, les autorités locales en assurent désormais la promotion internationale et parfois le financement partiel. Si San Francisco est la première ville au monde à voir naître une association de business gay en 1983, c’est à Montréal que se crée la première Chambre de Commerce Gaie et Lesbienne du monde en 1998. Dix ans après, elle reste toujours à la pointe de l’actualité avec le lancement en avril 2008 de la Chambre de Commerce Internationale Gaie et Lesbienne. Il faut dire qu’une étude de son office de tourisme chiffre à 400.000 le nombre annuel de visiteurs gays, générant plus de 220 millions de dollars pour l’économie locale.
On ne compte plus aujourd’hui les villes à lancer leur brochure touristique gay et lesbienne. Paradoxalement, ce ne sont pas forcément les destinations déjà les plus fréquentées qui font le plus d’efforts pour les attirer. C’est bien connu, les outsiders sont souvent plus dynamiques que les leaders... Ainsi, Vienne, plus connue pour ses pâtisseries et ses valses, défraie la chronique en 2003 en lançant son « Queer guide » à 80.000 exemplaires, illustré de photos explicites. Puis c’est au tour de Manchester de mettre en oeuvre en 2004 un ambitieux plan marketing gay et lesbien pour booster le tourisme local. Même Lisbonne et Porto - qu’il l’eût cru ? - se lancent dans l’édition de plaquettes ad hoc à partir de 2006. La même année, l’office helvétique « Suisse Tourisme » dépense 320.000 francs suisses dans une campagne de publicité internationale vantant le caractère gay-friendly de villes comme Genève !

Mais la palme de l’engagement revient incontestablement à la Ville de Berlin. Une retentissante étude de son office du tourisme estime en 2002 à 135 millions d’euros les retombées de la Gay Pride locale, et à 430 euros les dépenses moyennes des gays en visite dans la capitale allemande. Dès son élection, Klaus Wowereit est le premier maire à faire le tour du monde pour vanter personnellement les atouts de sa ville auprès des gays et lesbiennes. Il le fait de façon remarquée à l’« Equality Forum » de Philadelphie en mai 2003. Par ailleurs, en facilitant toutes les autorisations nécessaires à leur organisation logistique, la municipalité permet à quatre évènements majeurs (« Folsom Europe », « Leather Easter », « Strassenfeste », « CSD Pride ») de faire aujourd’hui de cette ville l’épicentre mondial du clubbing gay et de la communauté cuir. Ce dynamisme fait prendre un terrible coup de vieux à des destinations plus traditionnelles comme San Francisco, Amsterdam ou Londres. Cette dernière est de surcroît pénalisée par un coût de la vie exorbitant qui fait fuir de nombreux touristes - et pas seulement les gays ou les lesbiennes. La roue tourne...

Depuis peu, la promotion touristique vers les gays et les lesbiennes s’étend à de nouveaux pays, comme en témoignent les récentes campagnes publicitaires du Cap, Durban, Rio de Janeiro et Buenos Aires. En Europe occidentale, seule l’Italie, encore largement sous pression vaticane, reste frileuse. En Europe centrale et orientale, où l’homosexualité reste encore largement taboue, Budapest est sans conteste la plus décomplexée.

En France, la situation a beaucoup bougé ces dernières années, notamment grâce au vaste débat de société qu’ont entraîné le projet puis le vote du PACS en 1999, bien avant la plupart des pays européens. Dès 2000, Maison de la France publie à 50.000 exemplaires une brochure, « Gay friendly France », à destination du marché nord-américain. Ses concurrents britanniques et allemands n’hésiteront pas à la copier les années suivantes. L’organisme participe également à des salons professionnels sur le tourisme gay à New York et Las Vegas.

Depuis 2001, la Ville de Paris organise chaque année des accueils de la presse gay internationale et met à jour une rubrique spécifique sur le site web de son office de tourisme. Elle se fonde notamment sur des enquêtes de Community Marketing qui estiment à 300.000 le nombre de visiteurs homosexuels américains - dont seulement 20% de femmes - dans la capitale française. L’atout majeur du tourisme gay à Paris est qu’il s’étale de façon assez identique tout au long de l’année ; il est moins concentré à l’occasion de quelques grands évènements, comme c’est le cas à Berlin. Par ailleurs, Paris est la seule ville d’Europe à accueillir un salon grand public sur les modes de vie des gays et des lesbiennes : « Rainbow Attitude » de 2004 à 2006, « SIGL » depuis 2007. Elle est également la seule à héberger une association qui organise des visites originales sur l’histoire des homosexuels dans différents quartiers : « Paris Gai Village ».

Paradoxalement, ce sont des destinations beaucoup plus modestes qui défraient la chronique, en établissant des « chartes d’accueil gay friendly », là où on ne les attendait pas. Elles partent du principe - légitime - que la promotion seule est vaine, si l’on ne s’est pas assuré en amont que les opérateurs ont bien intégré l’accueil des gays et les lesbiennes dans leur quotidien. En 2002, la Ville du Mans provoque un véritable raz-de-marée médiatique en lançant sa charte, suivie l’année suivante du Département du Gers et de l’île de la Réunion, à grands renforts de conférences de presse et de stands de promotion !

Parallèlement, les réseaux régionaux de commerçants et de professionnels du tourisme se structurent, comme « Gay Provence », dans le midi, « AGLAE » sur la Côte d’Azur, ou « Gay Map » à Marseille. En 2006, le Syndicat National des Entreprises Gaies (SNEG) lance une action de lobbying auprès de Maison de la France, pour qu’elle renforce les moyens attribués à la promotion touristique de la France auprès des gays et des lesbiennes. A ce jour, un vrai plan d’actions à l’échelle internationale se fait encore attendre...

Mais déjà se profilent les limites du phénomène

Peut-on donc dire en 2008 que tout va pour le mieux pour le tourisme gay et lesbien ? Rien n’est moins sûr.

Tout d’abord des blocages continuent à exister, comme ce retard de Maison de la France dans la mise en œuvre d’une véritable stratégie marketing de niches. Ensuite il ne faut pas oublier que ce phénomène reste encore largement circonscrit au monde occidental ! Point de Gay Pride, de Gay Games et encore moins de rassemblements cuir en Russie, en Chine, en Iran ou en Afrique, où l’homophobie continue à faire des victimes au quotidien. Par ailleurs, ces initiatives ont une motivation éminemment mercantile, à l’exception notoire de démarches de concertations locales plus abouties comme celle de Berlin, ou de destinations françaises engagées dans des chartes d’accueil. La plupart des opérateurs ciblent les gays parce qu’ils représentent une aubaine de vendre certains séjours haut de gamme - en basse saison - sans même s’assurer s’ils seront reçus de façon gay-friendly dans leurs destinations de vacances.

Plus fondamentalement, le tourisme gay et lesbien colle aux évolutions sociétales, il est le reflet de l’état d’esprit de la société à l’égard des homosexuels. A ce titre, on constate depuis quelques temps le reflux de certains commerces, quartiers, ou évènements strictement communautaires. Ainsi l’illustrent les difficultés des commerçants du Marais à Paris, du West Village à New York ou de Castro à San Francisco, l’échec du lancement d’Oléa, le premier club de vacances gay en Europe, la disparition de magazines de voyages gays comme Voyages G, le lourd déficit des Outgames 2006 de Montréal, ou bien encore le récent déclin de la fréquentation du Mardi Gras de Sydney. Alors, mirage du « marché rose » ? Il semblerait en fait que la réussite récente de l’intégration sociale des gays et des lesbiennes conduise les jeunes générations à moins ressentir le besoin de se retrouver entre soi à l’occasion d’un séjour touristique. Cette tendance est d’autant tangible qu’elle se manifeste d’abord dans des destinations historiquement gay-friendly, et non dans celles qui offrent depuis peu de plus grandes libertés individuelles.

Enfin et surtout, est-il bien certain que l’essor d’un tourisme strictement communautaire serve les intérêts des gays et lesbiennes dans leur lutte historique pour l’égalité des droits ? L’organisation de jeux sportifs « gays et lesbiens » sert-elle plus leur cause que le combat contre l’homophobie au sein de manifestations rassemblant les athlètes du monde, quelle que soit leur couleur de peau, leur nationalité ou leur orientation sexuelle ? La multiplication des croisières réservées aux seuls gays facilite t’elle davantage l’acceptation de l’homosexualité par les populations antillaises, qui les voient débarquer par paquebots entiers, plutôt que des croisières mélangeant tous types de clientèles ? La création de chartes d’accueil spécifiquement « gay-friendly » est-elle plus efficace que l’intégration des gays et les lesbiennes, comme d’autres publics spécifiques, au sein de démarches qualité globales ?

Le débat reste ouvert.


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