Le mouvement homosexuel français face aux stratégies identitaires
À François Vergne,
avec amitié
La société française considère avec désinvolture les formes de mobilisation politique désignées sous le nom de « politique des identités ». Peu d'analyses ont porté sur l'ensemble de ce modèle, qui est pourtant l'un des traits constitutifs de la gauche aux États-Unis. Ce désintérêt relatif s'accompagne d'une conviction largement répandue : les mécanismes qui ont produit ce type de mobilisation aux États-Unis ne fonctionnent pas en France. Pourtant, la France connaît elle aussi des phénomènes d'exclusions, sur des critères de sexe, de race, de situation sociale ou liés à l'orientation sexuelle. Pourquoi les catégories visées par cette exclusion n'adopteraient-elles pas les formes identitaires de mobilisation qui ont fait leurs preuves aux États-Unis ? Il est un exemple précis qui remet sérieusement en question cette conviction d'une exception française : il s'agit du mouvement homosexuel.
Le mouvement homosexuel ou plus exactement les différentes associations et les médias homosexuels français ont toujours subi la séduction exercée par le modèle qu'offrait la communauté gaie et lesbienne américaine. Cette séduction a laissé place, depuis le début de la décennie 1990, à une véritable influence du modèle de la « politique des identités ». Influence que l'évolution récente et rapide du mouvement homosexuel français rend désormais perceptible. En effet, le printemps 1994 a été marqué par deux événements majeurs. D'une part, une marche d'affirmation homosexuelle, organisée par l'association Gay Pride, a réuni près de vingt mille manifestants le samedi 18 juin 1994 à Paris. D'autre part un « Centre Gai et Lesbien » s'est ouvert à Paris en mars 1994, un lieu d'accueil et d'information ouvert au public, lieu visible et d'un accès facile. Ces deux événements manifestent de manière évidente un renouveau militant du mouvement homosexuel. Or la plupart des artisans de ce renouveau formulent un discours où les thèmes caractéristiques d'une revendication de type identitaire occupent le premier plan : nombreux sont ceux et celles qui se perçoivent comme appartenant à un groupe minoritaire, victime d'un processus d'exclusion ; à ce sentiment d'exclusion s'ajoute le désir intense de constituer et de structurer une communauté homosexuelle ; et parmi les effets de la mobilisation vient en bonne place l'élaboration d'une idéologie de l'identité homosexuelle qui légitime la structuration de cette communauté.
Il faut cependant reconnaître que cette influence de la « politique des identités » se borne à l'emprunt d'une certaine rhétorique. Le mouvement homosexuel français, qui revendique son appartenance au mouvement gai et lesbien international, demeure un consommateur périphérique de productions idéologiques dont il semble ignorer la complexité. La contribution française à l'invention d'une « politique des identités » est bien faible et paraît devoir le rester. Cela dit, la manière dont certains des militants homosexuels acclimatent en France une politique identitaire, les procédures par lesquelles ils fondent la légitimité de nouvelles pratiques militantes, méritent en revanche l'attention la plus vive. Comment rendre légitime une revendication identitaire ? En montrant qu'elle est la continuité d'un héritage militant plus ancien. Le trait dominant du discours du mouvement homosexuel français depuis deux ans est d'annoncer sa « renaissance », et de l'inscrire dans une interprétation nouvelle de son histoire. Cette interprétation se résume ainsi : le mouvement homosexuel des années 1970, enfant turbulent et revendicatif de Mai 68, a sombré au début des années 1980, victime de l'individualisme forcené et de l'absence de solidarité communautaire ; la mobilisation de ces dernières années renoue avec le mouvement des années 1970, et manifeste la prise de conscience communautaire et identitaire d'un groupe doublement menacé, par l'homophobie et par l'épidémie de sida. L'interprétation qui précède mérite un examen approfondi. Le mouvement homosexuel français des années 1970 a-t-il été l'étape d'une « politique des identités » avant la lettre ? Répondre à cette question est l'ambition mesurée du travail qui suit.
Le mouvement gay américain est un exemple original d'une politique des identités. Quels en sont les éléments constitutifs ? Ce mouvement est officiellement né en juin 1969, lors de trois journées d'émeute à New York dans Christopher Street. Ces émeutes répondaient aux persécutions policières, et avaient été déclenchées par un contrôle et des arrestations dans un bar gay nommé Stonewall Inn. Vingt-quatre ans plus tard, le 25 avril 1993, une grande marche a rassemblé un million de manifestants à Washington, pour défendre les droits civiques des personnes lesbiennes, gaies, bisexuelles et transsexuelles (Lesbian, Gay, Bisexual and Transgender people.) Entre ces deux dates, les États-Unis ont ainsi connu l'apparition d'un mouvement gay puissant, mais aussi de modes de vie communautaires gay, dont la ville de San Francisco a donné l'exemple le plus spectaculaire. Cette apparition s'est produite sur un horizon d'exclusions manifestes : dans plusieurs États de la fédération, des lois criminalisant la sodomie et les pratiques homosexuelles sont toujours en vigueur ; des campagnes d'une grande violence ont régulièrement été organisées pour combattre les mesures favorables à l'homosexualité. Il en résulte que les succès remportés par le mouvement gay américain ont toujours été menacés et susceptibles d'une remise en cause complète. Dans le même temps, ce mouvement revendicatif et ces pratiques communautaires ont été accompagnés par l'élaboration d'un discours sur la culture et l'identité gay : l'une des exigences de la plate-forme de la marche sur Washington en 1993 était précisément l'intégration des Lesbian, Gay, Bisexual and Transgender studies dans les contenus de l'enseignement multiculturel.
Un dernier élément autorise à considérer le mouvement gay américain comme un paradigme de la « politique des identités » : l'étape plus avancée d'une problématisation de la question identitaire. Cette problématisation est généralement l'oeuvre de commentateurs de Michel Foucault, qui soutiennent une conception historicisée de l'homosexualité et de la sexualité en général. Une fois l'identité homosexuelle reconsidérée dans sa généalogie historique et par conséquent dépouillée d'une essence à découvrir, un programme se dessine : dans cette configuration propre à l'époque contemporaine, les gays sont amenés à inventer un nouveau sens à leurs modes de vies et leurs pratiques sexuelles repérées et valorisées par le terme générique de gay (et depuis peu par le terme queer)2.
Ces hypothèses préalables suggèrent des repères de lecture pour aborder plus en détail l'histoire du mouvement homosexuel français des années 1970. À chaque épisode il faudra interroger les convictions des acteurs et des organisations relativement à la question de l'identité homosexuelle, aux pratiques de visibilité, et au projet politique et communautaire. Ce projet historiographique appelle malheureusement quelques réserves. Peu de travaux ont été consacrés à l'histoire du mouvement homosexuel français. Le seul ouvrage d'envergure consacré à cette période est celui de Jacques Girard, auquel on peut ajouter l'exposition élaborée en 1978 par Frank Arnal[3]. Peut-être faut-il voir dans cette pauvreté éditoriale une preuve de l'absence de conviction identitaire de ce mouvement : un groupe fermement consolidé dans la conviction de son appartenance identitaire s'efforce de conserver l'histoire de sa mobilisation, et d'élaborer l'histoire qui légitime sa constitution[4]. Cela dit, d'autres mouvements nés de l'après-Mai 68 sont, à l'égal du mouvement homosexuel, maintenus dans le purgatoire silencieux des histoires à écrire.
Il faudrait mesurer exactement ce que furent les discours scientifiques sur l'homosexualité dans les années d'après-guerre. D'après J. Girard, ces discours se multiplièrent dans les années 1950 ; resterait à mieux cerner leur importance, leurs orientations, et leur impact sur la société française. Quoiqu'il en soit, à la fin des années 1960, le discours dominant des médias sur l'homosexualité n'était pas un appel à la répression, pas davantage un silence de dénégation, mais bien un discours de médicalisation. Ce contexte explique l'importance et le retentissement du rapport Kinsey sur le comportement sexuel de l'homme, paru aux États-Unis en 1948, et aussitôt traduit en France. Cette enquête faisait apparaître que la moitié de la population pouvait être considérée comme n'étant pas exclusivement hétérosexuelle, que les comportements sexuels pouvaient être répartis de manière continue depuis l'hétérosexualité exclusive jusqu'à l'homosexualité exclusive, enfin que l'homosexualité exclusive concernait une population statistiquement appréciable. Élément d'ouverture dans le débat scientifique, ce rapport a vraisemblablement pesé sur les orientations à venir du mouvement homosexuel. Le caractère behavioriste de la méthode d'analyse de Kinsey a pu favoriser la théorisation de l'homosexualité comme un comportement et non comme le trait constitutif d'une identité.
Le mouvement homosexuel est apparu quant à lui dans l'après-coup de Mai 1968, en réaction à certaines caractéristiques des organisations d'extrême-gauche. Sa naissance est en cela comparable à celle du mouvement féministe. Ce fut le comportement très « macho » des leaders révolutionnaires de l'après 68 qui détermina l'émergence d'une parole féministe et d'une parole homosexuelle[9]. Paroles tout d'abord mêlées. Des femmes membres d'Arcadie, parmi lesquelles Françoise d'Eaubonne, lancèrent l'idée d'un mouvement homosexuel révolutionnaire. Elles prirent contact avec le Mouvement de Libération des Femmes, qui offrit le premier cadre de leurs réunions. La première action du groupe fut dirigée contre l'association « Laissez-les vivre », organisation qui faisait et fait toujours campagne contre le droit à l'avortement. Aux côtés du MLF, le groupe constitué en « commando saucisson »[10] interrompit un meeting organisé le 5 mars 1971 à la Mutualité par « Laissez-les vivre » et le professeur Lejeune. Le 10 mars 1971, le groupe obligeait Ménie Grégoire à suspendre l'émission qu'elle consacrait sur Radio Luxembourg à « Ce douloureux problème, l'homosexualité ». Le FHAR, Front Homosexuel d'Action Révolutionnaire, était né. Son premier communiqué déclarait : « Les homosexuels en ont marre d'être un « douloureux problème ». Ils veulent faire éclater la famille patriarcale, base de cette société préoccupée de thérapeutique. Toubib, soigne-toi toi-même. » Peu de temps après, le numéro 12 du journal Tout, organe du groupe « Vive La Révolution », publiait ce qui peut être considéré comme le manifeste du FHAR : quatre pages centrales consacrées à l'homosexualité. Les titres de ce numéro spécial étaient les suivants : « Libre disposition de notre corps » ; « Avortement et contraception libres et gratuits. Droits à l'homosexualité et à toutes les sexualités. Droits des mineurs à la liberté du désir et à son accomplissement. »
Voilà qui précise la situation de la « revendication » homosexuelle d'alors. Le FHAR était l'outil d'une contestation radicale de tous les discours d'autorité visant à légitimer la normalisation des désirs et de l'usage du corps. Il s'agissait d'une lutte idéologique destinée à détruire certaines valeurs. La démarche était identique à celle du mouvement féministe : le rapport d'exploitation économique et politique entre hommes et femmes fondait sa permanence sur le système de valeurs patriarcales ; la normalisation des sexualités était considérée comme un effet de cet ordre patriarcal, qu'il fallait définitivement abolir. « L'homosexuel n'aura pas de patrie tant que ne sera pas abolie la cellule familiale ni la société patriarcale. » Conformément à cette logique, le FHAR participa à toutes les initiatives du MLF. Pendant environ deux ans, le FHAR a vécu d'assemblées générales informelles et libératrices, et d'initiatives éclatées, actions, créations de groupes et de journaux. Le relais politique fut pris à partir de 1974 par un groupe de jeunes issus d'Arcadie, qui adoptèrent l'appellation de GLH : Groupe de Libération Homosexuelle. Ce groupe se divisa finalement en trois organisations ; nous évoquerons ici deux d'entre elles, le GLH - Groupes de base, dont l'activité fut significative de 1975 à 1976, et le GLH - Politique et Quotidien, qui occupa rapidement le devant de la scène, et le conserva jusqu'en 1978.
Il est clair que le FHAR procéda classiquement à un renversement positif de l'identité infamante, dans une démarche de come out directement inspirée du « Gay Liberation Front » américain. Les formules suivantes en témoignent : « On n'est jamais trop pédé », « Nous sommes homosexuels et nous en sommes fiers », « Nous sommes plus de 343 salopes, nous nous sommes fait enculer par des Arabes. Nous en sommes fiers et nous recommencerons »[12]. Il est en revanche difficile de repérer la moindre préoccupation communautaire. Le FHAR marqua en particulier son hostilité pour les lieux de rencontres homosexuels, en lançant l'expression qui les désignait sous le terme péjoratif de « ghetto homosexuel ». Il serait plus juste de reconnaître que la communauté d'appartenance du FHAR était le mouvement féministe, puis l'extrême-gauche. En ce qui concerne le GLH - Politique et Quotidien, les positions étaient plus tranchées encore. Pour certains militants, ce n'était pas un groupe homosexuel qu'il fallait construire, mais un groupe de réflexion sur la sexualité : « On reste au seuil de l'analyse si l'on croit comprendre l'homosexualité sur la seule perception de son propre « mal » ; c'est se gratter le nombril et se condamner à l'impuissance .. nous devons poser la question de l'homosexualité au niveau global de la sexualité et de sa fonction sociale[13] ».
Dans l'hypothèse où l'enjeu d'un mouvement homosexuel est l'affirmation et la mise en visibilité d'une identité, on peut observer que le FHAR et le GLH - Politique et Quotidien mirent en oeuvre, chacun à leur manière, des stratégies de contournement. Pour le FHAR, l'homosexualité participait d'un vaste dessein subversif. La libération sexuelle portait en germe l'éclatement de la société capitaliste. Cela faisait de l'homosexuel un héros en puissance : comme si l'homosexuel ne pouvait s'avouer tel sans cette valorisation lyrique. De même, le GLH - Politique et Quotidien ne pouvait aborder la question de l'homosexualité sans l'intégrer dans une vaste machine idéologique estampillée par le matérialisme dialectique. En empruntant le vocabulaire dont usent volontiers aujourd'hui certains militants gay parisiens, pour qui dire « je suis homosexuel » est l'acte libérateur préalable, le rejet de la honte passait par des emprunts théoriques et des procédures d'auto-justification inutilement complexes. Mais on pourrait retourner le compliment. Se percevoir comme constituant une communauté minoritaire en butte aux discriminations participe pareillement d'une représentation idéologique autonome ; cette représentation a vu le jour dans les systèmes politiques où les individus sont amenés à penser leur rapport à l'État à travers une appartenance communautaire ; une telle élaboration est indépendante de la question homosexuelle. L'emprunt du concept de communauté peut très bien être à son tour analysé comme une manière détournée de dire son homosexualité, ou de donner sens et contenu à une obligation d'avouer.
Il convient d'observer au passage que le mouvement homosexuel français a permis - et sans doute a été rendu possible par - de multiples « expériences communautaires ». Mais le terme de communauté est ici utilisé dans son sens « soixante-huitard », et non dans la signification politique qu'il prend aujourd'hui. Il ne désigne pas la communauté des homosexuels en tant qu'ils constituent une population ; il désigne ce type de lien social qui unit les membres d'un groupe dans un fort rapport affectif, et les fait incidemment partager les gestes du quotidien, d'un quotidien parfois bouleversé et transformé. Les organisations militantes de la décennie 1970 ont donné beaucoup d'exemples de ces groupes qui comptaient rarement plus de quelques dizaines de personnes, rassemblées sous le prétexte d'une idéologie commune. Ce lien social particulier, déterminé par l'engagement politique, a relevé dans le même temps de l'espace privé. Il est intéressant de le voir perdurer dans la décennie 1980, sous la forme d'un grand courant associatif communément appréhendé sous l'étiquette de la « convivialité ».
L'apparition du Comité d'Urgence Anti-Répression Homosexuelle (CUARH) fut contemporain de ces débats parlementaires, de l'évolution de la législation et des résistances que cette évolution souleva. Ce mouvement avait pour origine la décision prise par les différents GLH de France, réunis en une Université homosexuelle d'été à l'initiative du GLH de Marseille en juillet 1979, de réagir de manière organisée aux cas d'interdictions professionnelles pour raisons d'homosexualité. Après quelques péripéties militantes fut créé le CUARH ; il s'agissait d'une coordination des différentes organisations existantes, GLH de province et groupes parisiens. Deux types d'interventions dominèrent son activité. D'une part la défense de plusieurs personnes victimes de discriminations professionnelles ; cette défense passait par l'organisation de manifestations de soutien (conférences de presse et pétitions), mais aussi par l'apport d'une aide juridique, qui impliquait la collaboration d'avocats et de professionnels du droit. D'autre part, l'élaboration d'un certain nombre de revendications et l'approche systématique de tous les partis politiques et organisations syndicales afin qu'ils se prononcent sur ces revendications. Le 4 avril 1981, le CUARH organisa à Paris une marche nationale « Pour les droits et libertés des homosexuels et lesbiennes » avec comme revendication première la suppression de l'alinéa 3 de l'article 331[16]. Ce fut un succès : dix mille personnes défilèrent, participant à la première manifestation de masse organisée par un mouvement homosexuel en France. Une délégation du parti socialiste, qui comptait Jack Lang dans ses rangs, vint saluer les manifestants. L'étape fut décisive. Peu de temps après, François Mitterrand, candidat aux élections présidentielles, prenait position pour l'abrogation de la législation discriminatoire. Il fut élu le 10 mai 1981. L'Assemblée nationale vota le 20 décembre 1981 l'abrogation de l'alinéa discriminatoire de l'article 331, qui devint effective le 5 août 1982.
« Mais cet heureux événement fit s'effondrer le mouvement gai et lesbien, en manque soudain de revendications : le Minitel[19], le quartier du Marais, l'américanisation des looks et des modes de vie prirent le dessus, négligeant les plus démunis et les plus éloignés de cette effervescence nocturne. La Gay Pride n'était plus qu'un carnaval commercial, auquel n'appelaient plus les médias gais et les associations[20]. » Exprimant les espoirs suscités par la réussite de la marche de la Gay Pride en juin 1993, et l'atmosphère de mobilisation du printemps 1994, le texte concluait ainsi : « Le mouvement homosexuel français vient, en quelques années, de rattraper un retard accumulé au début des années quatre-vingt, où régnait l'individualisme et l'absence de solidarité ».
Cette analyse a été partagée par de nombreux militants engagés dans la lutte contre le sida. Ainsi l'ouvrage que Frank Arnal a consacré à la lutte des homosexuels face au sida soulignait l'importance de l'épidémie en France comparée aux autres pays d'Europe, et le retard dans la prise de conscience du danger[21]. F. Arnal expliquait ce retard par l'insuffisance et la faiblesse du mouvement homosexuel français dans la décennie 80. Fondamentalement, cette explication reposait sur l'idée qu'il avait manqué en France une réaction communautaire à l'épidémie, à la différence des pays d'Europe du Nord. Au mouvement homosexuel français des années 80, il est reproché de ne pas avoir organisé la population homosexuelle en une communauté, capable d'influer la politique des pouvoirs publics. « En fait, l'absence de tradition communautaire fait qu'on ne peut parler de communauté homosexuelle en France »[22]. Toute la décennie 1980 est alors interprétée négativement, à la lumière de cette absence, et de la déception qu'elle a fait naître après coup, dans le contexte de l'épidémie de sida : « Il est certain qu'une série de malentendus sont à l'oeuvre dans cette pseudo-reconnaissance exercée à la faveur de l'arrivée de François Mitterrand au pouvoir. Rapidement les ministères (notamment la Culture et le Droit des femmes) négligent la question gaie. C'est qu'ils ont compris les réticences culturelles françaises à socialiser la vie privée. En face, il y a un mouvement homosexuel très fragile qui n'a ni le passé ni l'ampleur de ses voisins du Nord. Très politique et idéologique, ce mouvement a profité de la vague de 1981 mais en retirera peu de fruits. Le gouvernement ne finance ni Homophonies (le mensuel du CUARH), ni Fréquence gaie (la radio gaie de Paris). L'agitation créée fait un peu illusion mais, en 1984, tout est terminé[23] ». Ces derniers propos frappent par leur anachronisme. Écrits en 1992, ils portent la marque d'une époque où les médias homosexuels reçoivent des subventions gouvernementales importantes dans le cadre de projets de prévention contre le sida. Dix ans plus tôt, la question d'une reconnaissance de l'homosexualité par le gouvernement n'obsédait pas les associations homosexuelles, et ne se traduisait pas systématiquement par des exigences de financement[24].
Peut-être certains événements politiques ne sont-ils rien d'autre que des symptômes d'un bouleversement culturel. De ce point de vue, l'élection de François Mitterrand marqua la conclusion d'un mouvement général de remise en cause des représentations culturelles dominantes. Faut-il parler de malentendus ? Ce n'est pas sûr. L'habileté de François Mitterrand a été de signifier par sa victoire l'abolition de l'ancien système de production institutionnelle de la vérité, qui faisait du discours politique un relais des discours normatifs. Un tel changement ouvrait pour des milliers d'individus un espace de liberté d'être et d'exister. Ce fut précisément ce contexte qui permit l'apparition et le devenir de nouveaux modes de vie homosexuels, et d'entreprises commerciales ou culturelles liées à l'homosexualité. Cette liberté nouvelle avait pour condition le droit à l'indifférence, plus exactement le droit à l'indifférence de l'État à l'égard de la question homosexuelle. La conquête politique de ce droit se cristallisa autour de l'existence de l'alinéa discriminatoire de l'article 331 du code pénal. La marche nationale du 4 avril 1981 épousait les formes classiques d'une mobilisation contre une loi attentatoire aux libertés individuelles. L'abrogation de ce texte en août 1982 accordait sans équivoque une victoire définitive au mouvement homosexuel français.
Le mérite revint au CUARH de concrétiser cette victoire par ses démarches auprès des institutions policières et judiciaires. En particulier, l'appui de Gaston Defferre, ministre d'État et ministre de l'Intérieur, permit de faire aboutir rapidement deux des principales revendications du CUARH : la dissolution du Groupe de contrôle des homosexuels à la Préfecture de police de Paris et la suppression des fichiers de police concernant les homosexuels. De plus, Gaston Defferre intervint pour faire cesser les comportements discriminatoires de la police. Des circulaires furent rédigées à l'intention des policiers pour que cesse la discrimination « à l'égard des individus du seul fait de l'orientation sexuelle ». Cette formulation mérite rétrospectivement une lecture attentive ; elle révèle la logique des réformes obtenues. Aucun concept identitaire ni communautaire n'y est énoncé. L'effort du gouvernement a été à cette date de faire disparaître toute discrimination de l'appareil d'État visant des individus du fait de leur orientation sexuelle. Ceci obtenu, la question d'une identité homosexuelle fondée sur une situation discriminatoire, ou construite par elle, s'effaçait.
Last modified: Fri Jan 3 17:19:01 MET 1997
Copyright Les Temps Modernes, © 1995