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On a dit et écrit beaucoup de choses sur "Gai Pied", tant ce média a été unique dans l'histoire du mouvement gay. Mais chacun a raconté des choses partielles et pas toujours vraies, réglant ses comptes au passage.
Le fondateur du journal, Jean le Bitoux, est venu aux UEEH qui ont fait le bilan de 20 ans de militantisme, pour nous livrer enfin pour la première fois l'histoire vraie de ce média pas comme les autres.
Un discours dont la vérité referme la parenthèse des "années Gai Pied", rend leur honneur aux journalistes, et évoque les origines des médiocres pratiques que la presse gaie a cru devoir adopter depuis.
Nous remercions Jean de nous l'avoir amicalement confié, et sommes fiers de vous le diffuser.

Le guêpier des années Gai Pied
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Jean Le Bitoux
Fondateur de Gai Pied en 1979 et
démissionnaire en 1983

          En avril 1979, lorsque sort dans 2000 kiosques de France le premier numéro du mensuel Gai Pied, la situation politique est extrêmement tendue. Un an plus tôt, les élections législatives ont été perdues par la gauche, contrairement à toutes les prévisions. Giscard a refusé sa grâce au dernier condamné à mort et les mouvements d'extrême gauche sont aussi virulents que victimes de sévères répressions.GLB

          Dans ce climat liberticide, de nombreux militants homosexuels décident pourtant de ne plus privilégier l'activisme militant et choisissent de s'investir dans le lancement d'un média de presse d'information, de liaison et de visibilité homosexuelles. Cette présence en kiosque est en effet un défi politique en soi, alors que toute la presse homosexuelle a été interdite l'année précédente et que Libération ou le Nouvel Observateur sont régulièrement traînés devant les tribunaux pour oser publier des petites annonces de rencontre. Ces militants qui vont devenir des journalistes, appartiennent aux GLH, les Groupes de Libération Homosexuels, et principalement au GLH Politique et Quotidien de Paris. De nombreux responsables des GLH dans les régions deviendront les correspondants de Gai Pied.GLB

          Quelques mois plus tôt, un camp d'été avait réuni les protagonistes de ce projet, au Maazel, en Provence. Nous avions annoncé ce camp d'été et de travail notamment par une petite annonce dans Libération. La police s'en était inquiétée, qui était venue nous rendre visite dans ce manoir du XVIIe siècle à moitié en ruines que son propriétaire, un ami d'Avignon, nous avait laissé pour l'été avant de le mettre en vente, définitivement haï par tout le pays. Nous y vécûmes à une trentaine, avec une fête tous les soirs. Une nuit, tous les pneus de nos voitures furent lacérés. Sur la place du village, un car de police nous observait ostensiblement à l'heure du pastis. Mais nous avions l'habitude, et nos réunions de travail, en journée, furent très fructueuses. Nous n'avions pas lieu d'être intimidés par une certaine hostilité locale, car ce n'était pas notre premier camp d'été. J'avais déjà chroniqué sur une page entière dans Libération celui de l'année précédente avec nos amis d'Amsterdam les Rooie Flikkers, un rassemblement qui avait également suscité quelques secousses telluriques en plein pays du Quercy.GLB

          Pour ce projet de journal, nous disposions du soutien de nombreux intellectuels. Ils avaient été très attentifs à nos années précédentes d'agitation politique, notamment en janvier 1978 lors du festival de films de la Pagode, lorsque nous avons été à la fois victimes d'une interdiction gouvernementale, de l'attaque d'un commando d'extrême-droite et de deux manifestations de rue réprimées par la police, l'une aux Tuileries et l'autre en pleine nuit rue Sainte-Anne.GLB

          Guy Hocquenghem et moi-même étions alors candidats à Paris et en campagne pour les élections législatives de mars 1978, avec également Alain Secoué et François Graille. L'attaque du deuxième festival de films gais et lesbiens de Paris, après celui de Frédéric Mitterrand dans le 14e arrondissement, n'était pas anodine car elle nous visait : après avoir frappé les spectateurs et emporté la caisse, les néonazis nous avaient en effet physiquement menacés dans un communiqué de presse. Pendant la campagne nous ne dormions plus chez nous.GLB

          Nous demandions principalement l'abrogation de l'article 331 du maréchal Pétain. Notre but : que les médias relaient notre revendication. De nombreux articles de presse concernant nos candidatures nous sauvèrent la mise tandis que nous n'espérions rien du résultat des urnes, n'ayant même pas de bulletins de vote. De son côté, le sénateur Caillavet nous entendit le premier, qui déposa pendant cette campagne électorale une proposition d'abrogation de cette loi vichyste. Les intellectuel/les nous avaient alors soutenu, telle cette pétition concernant nos candidatures homosexuelles, signée notamment par Xavière Gauthier, Arrabal, Jean-Louis Bory, Yves Navarre, Copi, Gilles et Fanny Deleuze, Félix Guattari, René Schérer, Maurice Nadeau, Madeleine Renaud, Christiane Rochefort, Simone de Beauvoir, André Glucksmann, Marcel Carné ou Marguerite Duras. Ils continuèrent donc à nous soutenir. GLB

          Au cours d'un de nos dîners d'amitié, je parlai de ce projet de presse au philosophe Michel Foucault. Je maintiens qu'il me proposa lui-même le titre de Gai Pied pour ce mensuel. Il écrivit dans le premier numéro un article sur les homosexuels et le suicide. En outre, avant Gai Pied, pendant Gai Pied et après, il répondit toujours positivement à toutes mes demandes d'entretien. Dans le numéro deux et le numéro trois, un grand entretien avec Jean-Paul Aron interdira également à la censure de frapper. Puis Tony Duvert proposera des mots croisés et Yves Navarre une chronique culinaire. Pour fêter dignement la première année de Gai Pied, Jean-Paul Sartre acceptera un long entretien qui permettra à notre journal d'acquérir une audience conséquente de qualité et de référence au delà de nos réseaux.GLB

          Ce "paratonnerre" de soutien intellectuel et culturel de Gai Pied, ainsi solidement mis en place, permit pendant des années, malgré des photos, des récits, des petites annonces ou des opinions qui décoiffaient, à ce journal sulfureux auquel s'identifiait toute une génération, de ne pas être inquiété par la justice. J'ai souvenir qu'un jour, au hasard d'un entretien pour le Gai Pied, le ministre de l'Intérieur Gaston Deferre nous avait fait gentiment savoir en off qu'il nous faudrait des fois relire certaines petites annonces qui risquaient tomber sous le coup de la loi. Et quand, presque dix ans plus tard, un de ses successeurs à l'Intérieur crut avoir enfin la peau de Gai Pied, Charles Pasqua fit une lourde erreur, le ministre de la culture de son propre gouvernement, François Léotard, se désolidarisant de cette censure de presse moraliste d'un autre âge. L'affaire fut enterrée, au dépit de tous les homophobes de la classe politique. GLB

          L'équipe fondatrice de Gai Pied avait par ailleurs choisi de faire une coupure entre journalisme et militantisme. Cela ne fut pas toujours bien compris. J'avais pour ma part, au sortir des éprouvantes élections législatives de 1978, démissionné du GLH et signé un témoignage dans Libération au titre d'inspiration situationniste : "De la misère relationnelle en milieu mili-tante". Une fois ce projet de presse ficelé, nous sommes allés dans l'automne 1978 le présenter à une réunion nationale homosexuelle non loin de Lyon où se retrouvaient les GLH des régions et les CHA, le Comités Homosexuels d'Arrondissement de Paris, qui avaient succédé au dernier GLH de Paris, le GLH PQ. Nous avons déclaré que, ce projet étant également professionnel, nous souhaitions dégager du salariat pour consolider cette aventure. L'idée que notre engagement social ose s'appuyer sur du salariat offusqua de nombreux militants homosexuels. La sortie des années soixante-dix était décidément difficile. C'est pourquoi, dans l'été 1979, tandis que la première université d'été de Marseille s'ouvrait et que Gai Pied était déjà en kiosque, Jacky Fougeray, rédacteur en chef de Gai Pied et moi-même décidâmes de plutôt nous rendre à Francfort pour le rassemblement du mouvement homosexuel allemand, dans un campus universitaire avec Gay Pride dans la ville.GLB


          Le CUARH fut fondé à cette première UEH de Marseille. Entre les anciens militants de Gai Pied et ceux du CUARH s'exprimera souvent un rapport aigre-doux avec de nombreux droits de réponse. Le CUARH, hormis faire abroger l'article 331, ce qu'il réussit par des manifestations incessantes, décidera de lancer son propre mensuel, Homophonies, sans doute insatisfait de la place que lui laissait le Gai Pied dans ses colonnes. Refusant longtemps de publier des annonces de rencontre ou des nus masculins qui agressaient les lesbiennes du journal du CUARH, Homophonies, alors qu'il abordait vaillamment comme nous la délicate question de la pédophilie, critiquera également l'insuffisante mixité de Gai Pied, ses photos qui exhibaient des sexes masculins et ses petites annonces par trop sexistes, sans vouloir comprendre le défi ainsi porté face à la censure.GLB

          Toutefois, tout le temps où je dirigeai Gai Pied Hebdo, une chronique lesbienne fut régulièrement publiée, libre d'expression, et même si nous savions que la proportion de lesbiennes qui lisait notre hebdomadaire était extrêmement minoritaire, de l'ordre de 1 à 2%. Plus largement, j'ajouterai qu'en quatre ans de direction de Gai Pied, je ne subis jamais un procès pour falsification de propos ou pour obstruction à la liberté d'expression. Je m'en honore alors que plusieurs centaines de personnes, connus ou inconnus, publièrent leurs écrits dans Gai Pied entre 1979 et 1983.GLB

          Le contenu de Gai Pied se partageait entre l'information internationale, politique et des régions, la critique culturelle, le soutien de nombreux artistes, les petites annonces et le courrier des lecteurs que je suivis personnellement quatre ans durant, échangeant notamment avec le malaise grave de certains d'entre eux. Car pour moi, Gai Pied était d'abord le journal de ses lecteurs. Tous les ans, des rencontres avaient lieu dans les principales villes de France, et je sautais souvent dans des trains pour rencontrer ceux qui ne vivaient pas les facilités de la vie parisienne, pour entendre aussi les critiques de lecteurs qui le trouvaient trop ou pas assez militant.GLB

          Question finances, le démarrage de Gai Pied avait bénéficié pour son lancement de traites solidaires concernant l'imprimerie de la Ligue Communiste Révolutionnaire. Il avait également bénéficié de plus d'un an d'hébergement dans mon appartement du 188 Boulevard Voltaire, temps au bout duquel nous pûmes louer une minuscule boutique au 64 de la rue de la Folie Méricourt avant d'investir, dans les années Mitterrand, le local plus confortable du 45 de la rue Sedaine, toujours dans le onzième arrondissement de Paris. Quant au premier salarié, ce fut le standardiste qui cumulait également les fonctions d'accueil, d'information et d'orientation. Le succès sera au rendez-vous, révélant également des vocations, confirmant des intelligences et des carrières journalistiques. Les ventes mensuelles s'élevèrent à plus de 30.000 exemplaires au printemps 1982.GLB


          Un insidieux débat, celui de l'argent, fera basculer l'histoire de ce journal. D'abord très réticent, je finis par admettre qu'un passage à l'hebdo de ce mensuel ne pouvait qu'accroître sa force d'impact au niveau politique et médiatique. Mais le rythme publicitaire s'emballa. On me signala amicalement qu'une publicité valait des milliers de lecteurs potentiels. Il fallait choisir entre un lectorat désormais captif mais pas exponentiel et les ressources faramineuses d'un champ publicitaire qui s'ouvrait. Pourtant, et malgré mes efforts notamment auprès des éditeurs, cette utopie marqua rapidement le pas. La manne publicitaire se limita donc à suivre l'expansion économique du milieu gay dont nous avions ouvert et soutenu bon nombre de nouveaux espaces de liberté en tant que militants, quelques années auparavant. A la direction, m'inquiétant d'une médiocrité qui nous menaçait, un responsable du journal me répliqua : "Après tout, les homosexuels n'ont que la presse qu'ils méritent!". Les lecteurs étaient injuriés, les journalistes étaient humiliés.GLB

          Avec le passage à l'hebdo, à l'automne 1982, la publicité gay avait tout envahi : la couverture, des publi-reportages qui copiaient notre maquette, les pages de consommation qui renvoyaient à la publicité, des fausses petites annonces, etc. David Girard y faisait paraître à prix d'or ou par complicité des encarts ("David, 20 ans, masseur") qui ressemblaient fort à de la prostitution. Nous n'avons jamais retrouvé son diplôme de kinésithérapeute au tribunal de commerce. Du coup, de nombreux prostitués demandaient à leur tour à être publiés. En tant que gérant et directeur de la publication, je risquais des peines de prison ferme pour proxénétisme. Je demandais donc la démission du responsable de la publicité, que j'obtins. Mais je n'eus jamais accès aux stratégies des négociations publicitaires. C'est alors que je me posai la question de continuer à être responsable d'un bateau ivre.GLB

          L'on indiqua également à l'équipe journalistique qu'il fallait cesser de critiquer des établissements qui annonçaient dans le journal. Certains saunas et certaines boites de nuit, qui annonçaient grassement dans notre hebdomadaire, pratiquaient pourtant le racisme ou la discrimination de l'âge. Politiquement au sens large, ce n'était pas plus simple. La célèbre couverture de Mitterrand avec sa déclaration et l'interrogation sur sept ans de bonheur fut chèrement acquise en direction. Plus tard, lors des massacres de Sabra et Chatila, après une épique protestation, on nous permit de publier in extremis un article qui était resté longtemps bloqué à la direction alors que Le Monde publiait en une un célèbre reportage de Jean Genet sur cette tuerie et présent parmi ces cadavres.GLB

          Nous devions cesser d'être politiques. Notre passé militant n'était plus évoqué, même entre nous. Comme un passé honteux, alors que la modernité nous appelait. De plus le rythme hebdomadaire obligeait l'équipe journalistique à écrire pour quatre ou cinq numéros à l'avance. L'actualité n'avait plus de hiérarchie, de sens, de relief alors que le militantisme était en crise et que le sida n'allait pas tarder à faire ses ravages.GLB


          En juillet 1983, nous fûmes une trentaine à démissionner de Gai Pied et nous sommes venus nous en expliquer ici, devant l'université de Marseille. Nous avions imprimé en 24 heures un petit journal d'explication intitulé "Gai Pied au cul". Un vote en Assemblée Générale nous avait mis en minorité au terme de batailles frontales d'une rare violence psychique et verbale, assorties de menaces sociales. L'AG avait désavoué la majorité des journalistes. Je fus le seul à la direction à soutenir leur protestation et le seul salarié à démissionner avec eux. Les autres votèrent, notamment les administratifs et les investisseurs, arguant de la fragilité financière du journal contre notre projet de restaurer une éthique journalistique en péril dans cette historique aventure. Mais il était trop tard : Foucault, Fernandez, Aron ou Duvert avaient déjà cessé de collaborer.GLB

          Nous démissionnons aussi car nous pensons que nos lecteurs sont abusés chaque semaine. Parmi ceux et celles qui décident de quitter ce journal, il y a Françoise d'Eaubonne, Yves Navarre, Olivier Drouault, Dominique Robert, Yves Edel, Jean Georges, Antoine Perruchot, Angélique Kouroulis, Daniel Guérin. Il y a également la totalité des correspondants régionaux dont Yves Chatelier, Georges Andrieux, Pierre de Ségovia, ou internationaux comme Jordi Petit à Barcelone, Dennis Altmann à Sydney, Philippe Adam à Berlin ou Alain-Emmanuel Dreuilhe à New-York. L'affaire fit grand bruit : dans la presse française, on n'avait jamais vu une telle équipe, soit plus de trente personnes, claquer ainsi la porte, et un fondateur démissionner de son propre journal. Contrairement au procès contre Hersant qui venait d'avoir lieu concernant Le Figaro, notre équipe journalistique ne put faire valoir la clause de conscience. Le tribunal estima sans doute qu'il s'agissait là d'une querelle interne.GLB


          Gai Pied va selon moi devenir alors médiocrement parisien, tout juste bon à faire rêver la province comme ceux qui n'osent pas ou ne peuvent pas avoir cette vie de rêve gay, visibles le jour et branchés la nuit. L'ennui s'installe. Les pages de mode succèdent aux confidences érotiques. Des reportages colonialistes nous parlent de garçons pas chers sous le soleil. Un quatre pages photo orne désormais les pages centrales. Des gays épanouis et si possible célèbres se font photographier dans leurs intérieurs parisiens. L'écrivain Jack Thieuloy nous explique que si on drague un mexicain, mieux vaut planquer son porte-feuille. Le suivisme politique fait le reste. Désormais, des milliers de lecteurs n'achètent plus Gai Pied que le rythme hebdomadaire a de plus dérouté. Car il n'y avait pas, loin s'en faut, d'information hebdomadaire de l'homosexualité. A moins que cette décision soit celle de faire cracher quatre fois par mois les annonceurs comme les lecteurs. Un rythme insoutenable. Finalement, on n'achète Gai Pied que de temps en temps, environ une semaine sur trois. Cela dépend aussi de la couverture, et si elle n'est pas sexy ou titre sur le sida, les vente chutent. Gai Pied est dans le piège qu'il s'est construit. Le guêpier que j'avais inventé avec Michel Foucault se refermait sur lui-même.GLB


          De son côté, l'équipe sortante tentera de lancer en 1984, dès l'année suivante, un mensuel sur l'identité masculine dans l'axe des réflexions d'Elisabeth Badinter qui écrira un ouvrage fondamental quelques années plus tard intitulé "XY". Avec mon ami Pierre de Ségovia, j'avais par ailleurs suivi aux Hautes Etudes des réflexions sur ce sujet et écrit un essai que nous avions soumis à Michel Foucault pour une préface, mais c'était quelques mois avant sa disparition. Il s'agissait pour nous, comme pour la phrase qui servait d'exergue à Gai Pied, d"échapper au guêpier des ghettos". Travailler par exemple, et non plus seulement au sein d'un média gay, à la question de notre genre davantage qu'à celle de notre spécificité érotique. Malgré ses apparences, ce projet était profondément féministe. Le titre de ce mensuel en kiosque s'intitulait Profils. Il parut avec des articles de Jean Baudrillard, Nicolas Bréhal, Dominique Fernandez, Yves Navarre, Juan Pineiro ou Claude Olievenstein. On y retrouve également les premières contributions de jeunes journalistes comme Christine Bravo ou Christophe Martet. Philippe Brooks avait de son côté retrouvé le dernier interview de Roland Barthes, que nous avons publié.GLB

          L'échec de Profils fut patent, qui ne tînt que deux numéros et qui me convoqua devant les tribunaux avec 100.000 euros de dettes potentiellement imputables sur mes biens personnels. En fait, il n'y avait pas de lectorat : les gais s'attachaient de plus en plus à leur fraîche liberté identitaire, et les hétérosexuels n'avaient toujours pas digéré les irruptions sociales du féminisme et de l'homosexualité masculine.GLB

          En outre, aucun soutien médiatique ne parla de cette tentative de presse. Les journaux gays ne dirent pas un mot au sujet de cette aventure de presse, sauf évidemment quand le titre fut décédé, pour étrangement regretter qu'une parole ainsi disparaisse. J'avais pour ma part annoncé en 1982 le lancement de Samouraï dans Gai Pied malgré de virulentes réticences de l'équipe de direction : un simple respect d'information, quand bien même cela ferait de la publicité pour un concurrent. La presse homosexuelle utilisa le même procédé d'étouffement quand je lançai ensuite Mec Magazine en 1988 ou la revue culturelle h en 1996, un trimestriel qui existera deux ans et qui est davantage cité dans les ouvrages de réflexion aujourd'hui qu'hier dans les magazines gais d'alors. Aujourd'hui la presse masculine en kiosque, en regard de Profils il y a presque vingt ans, se porte bien. Nous avions eu raison trop tôt, et cela se paye toujours très cher.GLB


          Dans l'éditorial de Gai pied au cul, ce journal pirate rédigé par les démissionnaires de Gai Pied et notamment diffusé au sein de l'UEH de 1983, j'avais pronostiqué que le Gai Pied avait désormais son sida. Il survivra toutefois durant presque dix ans, mais sous perfusion financière du minitel, principalement le 3615 GPH, un rendez-vous lucratif complété par Gai Pied voyages, par Gai Pied boutique, ou par des ventes d'albums photographiques à l'échelle européenne. Gai Pied n'était plus qu'une grande surface de consommation, aux rayons fournis, aux antipodes des textes fondateurs du mouvement homosexuel. Pour autant, la concurrence était là, qui menaçait. L'allié d'hier, David Girard, s'était à son tour lancé dans la presse homosexuelle gratuite puis en kiosque, avec pas moins d'une demie douzaine de titres. La direction de Gai Pied se lança alors dans la diffusion dans tous les lieux gais d'un gratuit, Paris Capitale. Ce sera un gouffre financier, comme pour de nombreuses autres aventures de la SARL éditrice de Gai Pied, les Editions du Triangle Rose. Son lectorat, pour un titre toujours leader sur le marché entre 1985 et 1990, se fera contradictoirement de plus en plus restreint. Il est vrai qu'issus d'une première scission de Gai Pied en 1981, Jacky Fougeray, René de Ceccaty, Gilles Barbedette et leur équipe, en lançant Samouraï puis Illico, avaient déjà écorné le monopole de Gai Pied en kiosque.GLB


          A partir de 1984, l'équipe restante de Gai Pied rappelle volontiers dans ses colonnes son glorieux passé, mais la censure s'était installée. On évite de citer le nom de quelques fondateurs ou démissionnaires. Pour les dix ans de Gai Pied paraît en 1989 un numéro spécial qui évoque sur des dizaines de pages l'histoire incroyable de ce journal. Le lisant, je réalisai que j'avais disparu, que je n'avais jamais existé. Une protestation de Daniel Defert, parue quelques numéros plus tard, s'étonnera dans le courrier des lecteurs que la direction de Gai Pied ose gommer ceux qui ne leur plaisent pas ou plus en pratiquant le gommage de l'histoire comme les staliniens retouchaient leur photos pour faire disparaître les opposants victimes de leurs purges.GLB

          Mais le pire n'était pas encore arrivé. Ma disparition de la mémoire journalistique avait amplifié la rumeur de mon décès par le sida dont certains me savaient atteint. Ruiné et isolé, je ne fréquentais alors plus les lieux gais où se construisent les rumeurs, où se font et se défont les réputations et les jugements à l'emporte pièce. Poussant parfois la porte d'un bar, j'apprenais que l'on était bien content de me voir, m'ayant cru emporté depuis longtemps par l'épidémie. On n'avait pas attendu que je sois mort pour m'enterrer. Parfois, quand d'autres se présentaient à l'entrée de Gai Pied rue Sedaine, des étudiants, des journalistes ou certains chercheurs étrangers qui souhaitaient me rencontrer apprenaient également que je n'étais plus de ce monde.GLB

          La protestation de Daniel Defert, fondateur de l'association Aides, ne changea rien à cette détestable attitude, aux antipodes de tout respect des êtres et de l'histoire. Trois ans plus tard, un best off des plus importants articles de Gai Pied fut édité. Si mes entretiens avec Jean-Paul Sartre ou Michel Foucault figuraient en bonne place, il avait été décidé que je ne devais pas être au courant de cette parution. J'ai souvenir d'avoir perturbé le cocktail de lancement de cet ouvrage au Cirque d'hiver. On finit par m'offrir deux numéros du best Gai Pied avant que je ne sois expulsé par le service d'ordre, mon ami Emeric tentant de s'interposer à toute brutalité supplémentaire.GLB

          Je me suis depuis beaucoup interrogé sur la haine, la négation de l'autre et le mépris de l'histoire. Cela a sans doute enrichi mes écritures, dans ces années-là, sur la question de la déportation. Des années plus tard, au début des années 90, quand je rejoignis à nouveau le mouvement homosexuel pour la Gay Pride ou pour le lancement du Centre Gay et Lesbien de Paris, Gai Pied Hebdo était toujours en kiosque, qui ironisa cruellement chaque semaine sur ces réalisations associatives et collectives, attisant les rivalités entre les associations. Parfois le journaliste de Gai Pied restait à la porte de nos discussions tant nous savions le sort réservé à nos initiatives de la part d'un journal qui était pourtant directement issu de la dynamique du mouvement homosexuel.GLB

          L'avant dernier numéro de Gai Pied se vendit moins bien que le premier numéro, treize ans plus tôt. Il était temps de fermer boutique, ce qui fut fait en octobre 1992, au 541ème numéro. La pompe financière du minitel n'avait pas cessé d'éponger les dettes et n'en pouvait plus. Ce n'était plus un journal, c'était un média assisté par des ressources indirectes. Le rapport au lecteur était falsifié d'autant. Une dernière formule avait bien été lancée, Eric Lamien ayant eu mandat d'inventer un nouvel axe journalistique, beaucoup plus militant, avec un pliage qui rappelait les premiers numéros. Il s'y épuisa car les militants ne revinrent pas et les derniers lecteurs n'y comprirent plus rien. L'équipe se laissa licencier en obtenant de prendre la parole dans les derniers numéros, chacun racontant son histoire avec Gai Pied. Ce ton émotionnel empêcha sans doute une occupation des locaux ou des procès sanglants comme lors de notre scission. Après quelques dernières tentatives de presse hasardeuses comme Projet X ou Café et après la vente de son réseau minitel, l'empire Gai Pied finit par être liquidé. Reste le débat sur les archives de ce journal, historiquement précieuses même si elles ne fonctionnent plus depuis dix ans. Elles sont actuellement en négociation pour le projet du CADHP, le Centre d'Archives et de Documentation Homosexuelles de Paris, qui devrait ouvrir d'ici deux ans dans notre capitale.GLB

          De plus, quittant en 1983 la dynamique politique et associative pour une stricte exploitation du créneau gay, Gai Pied ne sut pas très bien quoi faire de sa gestion indirecte de certains rendez-vous de cette génération et à la dérive depuis la fin du CUARH. Un temps, Gai Pied les assuma, ce qui le relia absurdement à son histoire ancienne le bal du 14 juillet sur les quais de la Seine, le guide Gai Pied, le service Gai Pied emploi, le salon des associations gaies et lesbiennes ou un soutien logistique annuel à l'élaboration de la marche homosexuelle.GLB


          Plusieurs questions perdurent concernant les "Années Gai Pied" comme on dit parfois. La première d'entre elles concerne le sida. Aurions-nous démissionné si nous avions réalisé l'ampleur de cette épidémie? En 1983, le virus venait tout juste d'être identifié par l'équipe du professeur Montagnié et les voies de la contamination venaient à peine d'être définies, et le test n'existait pas. L'AZT puis les trithérapies étaient encore très loin. Nos amis n'étaient pas encore décédés de façon violente et rapide comme ce sera le cas jusqu'à la fin des années 80. De plus, le débat qui nous avait opposé était un débat politique.GLB

          Ce n'était pas un débat de santé publique ou communautaire, comme on a pu le lire par erreur. Nous avions publié dès les premiers numéros de Gai Pied de nombreux dossiers médicaux, mais ils étaient plutôt prophylactiques, autour des MST. D'autres articles étaient axés sur l'histoire de la répression médicale ou sur le coup de main habituel que les médecins et les sexologues fournissaient depuis des décennies aux familles et à l'ordre moral. Concernant ces années, on évoque souvent les écritures hasardeuses du président de l'AMG, l'Association des Médecins Gais, dans Gai Pied. On parle moins de l'interview que j'avais alors réalisé, celui d'un malade du sida, le premier dans la presse française, dès juillet 1982. Les médecins qui écrivaient dans le journal avaient tenté de me persuader de ne pas faire cette rencontre, qui eut lieu chez lui, rue de Clignancourt. Il décédera rapidement. Bien plus tard, après quelques propos irresponsables de Guy Hocquenghem dans Gai Pied, une chronique du quotidien du sida, animée par Franck Arnal et Pierre Kneip sera un véritable soutien pour les personnes atteintes. Nous, équipe sortante, n'avons mesuré que plus tard l'ampleur de la catastrophe. Mais nous n'étions plus à Gai Pied. Et nous avons unanimement regretté que ce journal emblématique de par son lien atypique avec ses lecteurs ne choisisse pas d'être un vecteur convainquant pour être au centre d'une vigoureuse incitation à la prévention contre le sida.GLB


          Quelques mois après cette démission collective, les contacts entre ceux qui restaient à Gai Pied et l'association Aides, qui venait de se fonder en 1984, seront catastrophiques. Pour ma part, je m'étais investi comme volontaire à Aides dès 1985, chargé avec Frédéric Edelmann et Jean-Florian Mettetal de l'information dans les bars gays du Marais. En 1985 également, deux ans après notre démission de Gai Pied, nous vînmes à l'Université d'été de Marseille, avec Daniel Defert, où Gai Pied était absent, expliquer ce que nous commencions à savoir et à comprendre du sida, non sans rencontrer de véritables résistances auprès de certains militants.GLB

          Plus tard, avec les associations gaies et lesbiennes de Paris, nous pûmes reprendre pied dans une Gay Pride dévoyée par d'uniques slogans publicitaires. Gai Pied n'appelait même plus à participer à la marche. Je fus élu démocratiquement en 1988, avec Catherine Marjollet et Dominique Touillet, au bureau d'une Gay Pride parisienne qui deviendra ensuite nationale et régionale, et qui connait aujourd'hui le succès que l'on sait. L'année suivante, en 1989, pour la première fois, Aides défilera dans la marche ainsi qu'Act-Up, qui venait de se fonder. Le dialogue entre le mouvement homosexuel et celui de lutte contre le sida put ainsi reprendre. Il durera sept ans, avant de se briser à nouveau sur l'opération coup de boule d'Act Up Paris au sidaction de 1996, qui ruina pour longtemps les associations de lutte contre le sida.GLB


          Que conclure après ce bref exposé sur l'histoire de Gai Pied, le premier que je fais ainsi devant vous, dix ans après sa disparition et presque vingt après ma démission? Dire qu'il est toujours difficile d'en parler. Peut-être aussi parce que Gai Pied est devenu un mythe. Parce que son lecteur a eu un rapport émotionnel, souvent identitaire avec ce journal. Pour moi, l'aventure de Gai Pied, en tout cas celle que j'ai vécu, entre 1979 et 1983 est une des fiertés de ma vie, dans le sens où ce journal a également donné du courage, des références historiques et culturelles ainsi que les moyens de se rencontrer à ses lecteurs, c'est-à-dire à toute une génération qui osa demander Gai Pied un jour à un kiosquier. Cette aventure était collective et faite d'indéniable courage, d'un côté comme de l'autre.GLB

          La scission de 1983 me marque toujours pour ses doses de trahison, de volonté d'oubli, de rejet et d'irrespect fondamental. Le Gai Pied tomba dans le guêpier du consumérisme, de la désinformation et du parisiannisme. L'unique hebdomadaire homosexuel au monde des années 80 et 90, est donc mort pour avoir abandonné son projet social.GLB


          Gai Pied appartient à l'histoire d'une génération. Depuis, elle a sans doute vieilli. Mais je préfère me souvenir de cette génération de militants, d'étudiants ou de jeunes enseignants qui se sont investis dans Gai Pied. Car ce journal a de plus été dans le même temps une formidable école de journalisme. Ces journalistes, qui sont restés solidaires, sont aujourd'hui dans tous les médias radio, presse ou télévision importants de ce pays. Mais mon émotion est toujours là car autant les premières années de Gai Pied ont comblé toute une génération avec ce courage de se lancer dans l'écriture et d'autres d'oser l'acheter en kiosque, autant nous restons tristes de cette fin de Gai Pied.GLB


          Ce journal ne méritait pas cette fin. J'ai aimé vous le dire.


          Merci.

 

Jean Le Bitoux
Fondateur de Gai Pied

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