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On a dit et écrit beaucoup de choses
sur "Gai Pied", tant ce média a été unique
dans l'histoire du mouvement gay. Mais chacun a raconté des choses
partielles et pas toujours vraies, réglant ses comptes au passage.
Le fondateur du journal, Jean le Bitoux, est venu aux
UEEH qui ont fait le bilan de 20 ans de militantisme, pour nous livrer
enfin pour la première fois l'histoire vraie de ce média
pas comme les autres.
Un discours dont la vérité referme la parenthèse
des "années Gai Pied", rend leur honneur aux journalistes,
et évoque les origines des médiocres pratiques que la presse
gaie a cru devoir adopter depuis.
Nous remercions Jean de nous l'avoir amicalement confié, et sommes
fiers de vous le diffuser.
Le guêpier des années Gai Pied
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Jean Le Bitoux
Fondateur de Gai Pied en 1979 et
démissionnaire en 1983
En avril
1979, lorsque sort dans 2000 kiosques de France le premier numéro
du mensuel Gai Pied, la situation politique est extrêmement
tendue. Un an plus tôt, les élections législatives
ont été perdues par la gauche, contrairement à toutes
les prévisions. Giscard a refusé sa grâce au dernier
condamné à mort et les mouvements d'extrême gauche
sont aussi virulents que victimes de sévères répressions.GLB
Dans ce
climat liberticide, de nombreux militants homosexuels décident
pourtant de ne plus privilégier l'activisme militant et choisissent
de s'investir dans le lancement d'un média de presse d'information,
de liaison et de visibilité homosexuelles. Cette présence
en kiosque est en effet un défi politique en soi, alors que toute
la presse homosexuelle a été interdite l'année précédente
et que Libération ou le Nouvel Observateur sont régulièrement
traînés devant les tribunaux pour oser publier des petites
annonces de rencontre. Ces militants qui vont devenir des journalistes,
appartiennent aux GLH, les Groupes de Libération Homosexuels, et
principalement au GLH Politique et Quotidien de Paris. De nombreux responsables
des GLH dans les régions deviendront les correspondants de Gai
Pied.GLB
Quelques
mois plus tôt, un camp d'été avait réuni les
protagonistes de ce projet, au Maazel, en Provence. Nous avions annoncé
ce camp d'été et de travail notamment par une petite annonce
dans Libération. La police s'en était inquiétée,
qui était venue nous rendre visite dans ce manoir du XVIIe siècle
à moitié en ruines que son propriétaire, un ami d'Avignon,
nous avait laissé pour l'été avant de le mettre en
vente, définitivement haï par tout le pays. Nous y vécûmes
à une trentaine, avec une fête tous les soirs. Une nuit,
tous les pneus de nos voitures furent lacérés. Sur la place
du village, un car de police nous observait ostensiblement à l'heure
du pastis. Mais nous avions l'habitude, et nos réunions de travail,
en journée, furent très fructueuses. Nous n'avions pas lieu
d'être intimidés par une certaine hostilité locale,
car ce n'était pas notre premier camp d'été. J'avais
déjà chroniqué sur une page entière dans Libération
celui de l'année précédente avec nos amis d'Amsterdam
les Rooie Flikkers, un rassemblement qui avait également
suscité quelques secousses telluriques en plein pays du Quercy.GLB
Pour ce
projet de journal, nous disposions du soutien de nombreux intellectuels.
Ils avaient été très attentifs à nos années
précédentes d'agitation politique, notamment en janvier
1978 lors du festival de films de la Pagode, lorsque nous avons été
à la fois victimes d'une interdiction gouvernementale, de l'attaque
d'un commando d'extrême-droite et de deux manifestations de rue
réprimées par la police, l'une aux Tuileries et l'autre
en pleine nuit rue Sainte-Anne.GLB
Guy Hocquenghem
et moi-même étions alors candidats à Paris et en campagne
pour les élections législatives de mars 1978, avec également
Alain Secoué et François Graille. L'attaque du deuxième
festival de films gais et lesbiens de Paris, après celui de Frédéric
Mitterrand dans le 14e arrondissement, n'était pas anodine car
elle nous visait : après avoir frappé les spectateurs et
emporté la caisse, les néonazis nous avaient en effet physiquement
menacés dans un communiqué de presse. Pendant la campagne
nous ne dormions plus chez nous.GLB
Nous demandions
principalement l'abrogation de l'article 331 du maréchal Pétain.
Notre but : que les médias relaient notre revendication. De nombreux
articles de presse concernant nos candidatures nous sauvèrent la
mise tandis que nous n'espérions rien du résultat des urnes,
n'ayant même pas de bulletins de vote. De son côté,
le sénateur Caillavet nous entendit le premier, qui déposa
pendant cette campagne électorale une proposition d'abrogation
de cette loi vichyste. Les intellectuel/les nous avaient alors soutenu,
telle cette pétition concernant nos candidatures homosexuelles,
signée notamment par Xavière Gauthier, Arrabal, Jean-Louis
Bory, Yves Navarre, Copi, Gilles et Fanny Deleuze, Félix Guattari,
René Schérer, Maurice Nadeau, Madeleine Renaud, Christiane
Rochefort, Simone de Beauvoir, André Glucksmann, Marcel Carné
ou Marguerite Duras. Ils continuèrent donc à nous soutenir.
GLB
Au cours
d'un de nos dîners d'amitié, je parlai de ce projet de presse
au philosophe Michel Foucault. Je maintiens qu'il me proposa lui-même
le titre de Gai Pied pour ce mensuel. Il écrivit dans le
premier numéro un article sur les homosexuels et le suicide. En
outre, avant Gai Pied, pendant Gai Pied et après,
il répondit toujours positivement à toutes mes demandes
d'entretien. Dans le numéro deux et le numéro trois, un
grand entretien avec Jean-Paul Aron interdira également à
la censure de frapper. Puis Tony Duvert proposera des mots croisés
et Yves Navarre une chronique culinaire. Pour fêter dignement la
première année de Gai Pied, Jean-Paul Sartre acceptera
un long entretien qui permettra à notre journal d'acquérir
une audience conséquente de qualité et de référence
au delà de nos réseaux.GLB
Ce "paratonnerre"
de soutien intellectuel et culturel de Gai Pied, ainsi solidement
mis en place, permit pendant des années, malgré des photos,
des récits, des petites annonces ou des opinions qui décoiffaient,
à ce journal sulfureux auquel s'identifiait toute une génération,
de ne pas être inquiété par la justice. J'ai souvenir
qu'un jour, au hasard d'un entretien pour le Gai Pied, le ministre de
l'Intérieur Gaston Deferre nous avait fait gentiment savoir en
off qu'il nous faudrait des fois relire certaines petites annonces
qui risquaient tomber sous le coup de la loi. Et quand, presque dix ans
plus tard, un de ses successeurs à l'Intérieur crut avoir
enfin la peau de Gai Pied, Charles Pasqua fit une lourde erreur,
le ministre de la culture de son propre gouvernement, François
Léotard, se désolidarisant de cette censure de presse moraliste
d'un autre âge. L'affaire fut enterrée, au dépit de
tous les homophobes de la classe politique. GLB
L'équipe
fondatrice de Gai Pied avait par ailleurs choisi de faire une coupure
entre journalisme et militantisme. Cela ne fut pas toujours bien compris.
J'avais pour ma part, au sortir des éprouvantes élections
législatives de 1978, démissionné du GLH et signé
un témoignage dans Libération au titre d'inspiration
situationniste : "De la misère relationnelle en milieu
mili-tante". Une fois ce projet de presse ficelé, nous
sommes allés dans l'automne 1978 le présenter à une
réunion nationale homosexuelle non loin de Lyon où se retrouvaient
les GLH des régions et les CHA, le Comités Homosexuels d'Arrondissement
de Paris, qui avaient succédé au dernier GLH de Paris, le
GLH PQ. Nous avons déclaré que, ce projet étant également
professionnel, nous souhaitions dégager du salariat pour consolider
cette aventure. L'idée que notre engagement social ose s'appuyer
sur du salariat offusqua de nombreux militants homosexuels. La sortie
des années soixante-dix était décidément difficile.
C'est pourquoi, dans l'été 1979, tandis que la première
université d'été de Marseille s'ouvrait et que Gai
Pied était déjà en kiosque, Jacky Fougeray, rédacteur
en chef de Gai Pied et moi-même décidâmes de
plutôt nous rendre à Francfort pour le rassemblement du mouvement
homosexuel allemand, dans un campus universitaire avec Gay Pride dans
la ville.GLB
Le CUARH fut
fondé à cette première UEH de Marseille. Entre les
anciens militants de Gai Pied et ceux du CUARH s'exprimera souvent un
rapport aigre-doux avec de nombreux droits de réponse. Le CUARH,
hormis faire abroger l'article 331, ce qu'il réussit par des manifestations
incessantes, décidera de lancer son propre mensuel, Homophonies,
sans doute insatisfait de la place que lui laissait le Gai Pied
dans ses colonnes. Refusant longtemps de publier des annonces de rencontre
ou des nus masculins qui agressaient les lesbiennes du journal du CUARH,
Homophonies, alors qu'il abordait vaillamment comme nous la délicate
question de la pédophilie, critiquera également l'insuffisante
mixité de Gai Pied, ses photos qui exhibaient des sexes
masculins et ses petites annonces par trop sexistes, sans vouloir comprendre
le défi ainsi porté face à la censure.GLB
Toutefois,
tout le temps où je dirigeai Gai Pied Hebdo, une chronique
lesbienne fut régulièrement publiée, libre d'expression,
et même si nous savions que la proportion de lesbiennes qui lisait
notre hebdomadaire était extrêmement minoritaire, de l'ordre
de 1 à 2%. Plus largement, j'ajouterai qu'en quatre ans de direction
de Gai Pied, je ne subis jamais un procès pour falsification
de propos ou pour obstruction à la liberté d'expression.
Je m'en honore alors que plusieurs centaines de personnes, connus ou inconnus,
publièrent leurs écrits dans Gai Pied entre 1979
et 1983.GLB
Le contenu
de Gai Pied se partageait entre l'information internationale, politique
et des régions, la critique culturelle, le soutien de nombreux
artistes, les petites annonces et le courrier des lecteurs que je suivis
personnellement quatre ans durant, échangeant notamment avec le
malaise grave de certains d'entre eux. Car pour moi, Gai Pied était
d'abord le journal de ses lecteurs. Tous les ans, des rencontres avaient
lieu dans les principales villes de France, et je sautais souvent dans
des trains pour rencontrer ceux qui ne vivaient pas les facilités
de la vie parisienne, pour entendre aussi les critiques de lecteurs qui
le trouvaient trop ou pas assez militant.GLB
Question
finances, le démarrage de Gai Pied avait bénéficié
pour son lancement de traites solidaires concernant l'imprimerie de la
Ligue Communiste Révolutionnaire. Il avait également bénéficié
de plus d'un an d'hébergement dans mon appartement du 188 Boulevard
Voltaire, temps au bout duquel nous pûmes louer une minuscule boutique
au 64 de la rue de la Folie Méricourt avant d'investir, dans les
années Mitterrand, le local plus confortable du 45 de la rue Sedaine,
toujours dans le onzième arrondissement de Paris. Quant au premier
salarié, ce fut le standardiste qui cumulait également les
fonctions d'accueil, d'information et d'orientation. Le succès
sera au rendez-vous, révélant également des vocations,
confirmant des intelligences et des carrières journalistiques.
Les ventes mensuelles s'élevèrent à plus de 30.000
exemplaires au printemps 1982.GLB
Un insidieux
débat, celui de l'argent, fera basculer l'histoire de ce journal.
D'abord très réticent, je finis par admettre qu'un passage
à l'hebdo de ce mensuel ne pouvait qu'accroître sa force
d'impact au niveau politique et médiatique. Mais le rythme publicitaire
s'emballa. On me signala amicalement qu'une publicité valait des
milliers de lecteurs potentiels. Il fallait choisir entre un lectorat
désormais captif mais pas exponentiel et les ressources faramineuses
d'un champ publicitaire qui s'ouvrait. Pourtant, et malgré mes
efforts notamment auprès des éditeurs, cette utopie marqua
rapidement le pas. La manne publicitaire se limita donc à suivre
l'expansion économique du milieu gay dont nous avions ouvert et
soutenu bon nombre de nouveaux espaces de liberté en tant que militants,
quelques années auparavant. A la direction, m'inquiétant
d'une médiocrité qui nous menaçait, un responsable
du journal me répliqua : "Après tout, les homosexuels
n'ont que la presse qu'ils méritent!". Les lecteurs étaient
injuriés, les journalistes étaient humiliés.GLB
Avec le
passage à l'hebdo, à l'automne 1982, la publicité
gay avait tout envahi : la couverture, des publi-reportages qui copiaient
notre maquette, les pages de consommation qui renvoyaient à la
publicité, des fausses petites annonces, etc. David Girard y faisait
paraître à prix d'or ou par complicité des encarts
("David, 20 ans, masseur") qui ressemblaient fort à de
la prostitution. Nous n'avons jamais retrouvé son diplôme
de kinésithérapeute au tribunal de commerce. Du coup, de
nombreux prostitués demandaient à leur tour à être
publiés. En tant que gérant et directeur de la publication,
je risquais des peines de prison ferme pour proxénétisme.
Je demandais donc la démission du responsable de la publicité,
que j'obtins. Mais je n'eus jamais accès aux stratégies
des négociations publicitaires. C'est alors que je me posai la
question de continuer à être responsable d'un bateau ivre.GLB
L'on indiqua
également à l'équipe journalistique qu'il fallait
cesser de critiquer des établissements qui annonçaient dans
le journal. Certains saunas et certaines boites de nuit, qui annonçaient
grassement dans notre hebdomadaire, pratiquaient pourtant le racisme ou
la discrimination de l'âge. Politiquement au sens large, ce n'était
pas plus simple. La célèbre couverture de Mitterrand avec
sa déclaration et l'interrogation sur sept ans de bonheur fut chèrement
acquise en direction. Plus tard, lors des massacres de Sabra et Chatila,
après une épique protestation, on nous permit de publier
in extremis un article qui était resté longtemps
bloqué à la direction alors que Le Monde publiait en une
un célèbre reportage de Jean Genet sur cette tuerie et présent
parmi ces cadavres.GLB
Nous devions
cesser d'être politiques. Notre passé militant n'était
plus évoqué, même entre nous. Comme un passé
honteux, alors que la modernité nous appelait. De plus le rythme
hebdomadaire obligeait l'équipe journalistique à écrire
pour quatre ou cinq numéros à l'avance. L'actualité
n'avait plus de hiérarchie, de sens, de relief alors que le militantisme
était en crise et que le sida n'allait pas tarder à faire
ses ravages.GLB
En juillet
1983, nous fûmes une trentaine à démissionner de Gai
Pied et nous sommes venus nous en expliquer ici, devant l'université
de Marseille. Nous avions imprimé en 24 heures un petit journal
d'explication intitulé "Gai Pied au cul". Un vote
en Assemblée Générale nous avait mis en minorité
au terme de batailles frontales d'une rare violence psychique et verbale,
assorties de menaces sociales. L'AG avait désavoué la majorité
des journalistes. Je fus le seul à la direction à soutenir
leur protestation et le seul salarié à démissionner
avec eux. Les autres votèrent, notamment les administratifs et
les investisseurs, arguant de la fragilité financière du
journal contre notre projet de restaurer une éthique journalistique
en péril dans cette historique aventure. Mais il était trop
tard : Foucault, Fernandez, Aron ou Duvert avaient déjà
cessé de collaborer.GLB
Nous démissionnons
aussi car nous pensons que nos lecteurs sont abusés chaque semaine.
Parmi ceux et celles qui décident de quitter ce journal, il y a
Françoise d'Eaubonne, Yves Navarre, Olivier Drouault, Dominique
Robert, Yves Edel, Jean Georges, Antoine Perruchot, Angélique Kouroulis,
Daniel Guérin. Il y a également la totalité des correspondants
régionaux dont Yves Chatelier, Georges Andrieux, Pierre de Ségovia,
ou internationaux comme Jordi Petit à Barcelone, Dennis Altmann
à Sydney, Philippe Adam à Berlin ou Alain-Emmanuel Dreuilhe
à New-York. L'affaire fit grand bruit : dans la presse française,
on n'avait jamais vu une telle équipe, soit plus de trente personnes,
claquer ainsi la porte, et un fondateur démissionner de son propre
journal. Contrairement au procès contre Hersant qui venait d'avoir
lieu concernant Le Figaro, notre équipe journalistique ne
put faire valoir la clause de conscience. Le tribunal estima sans doute
qu'il s'agissait là d'une querelle interne.GLB
Gai Pied
va selon moi devenir alors médiocrement parisien, tout juste bon
à faire rêver la province comme ceux qui n'osent pas ou ne
peuvent pas avoir cette vie de rêve gay, visibles le jour et branchés
la nuit. L'ennui s'installe. Les pages de mode succèdent aux confidences
érotiques. Des reportages colonialistes nous parlent de garçons
pas chers sous le soleil. Un quatre pages photo orne désormais
les pages centrales. Des gays épanouis et si possible célèbres
se font photographier dans leurs intérieurs parisiens. L'écrivain
Jack Thieuloy nous explique que si on drague un mexicain, mieux vaut planquer
son porte-feuille. Le suivisme politique fait le reste. Désormais,
des milliers de lecteurs n'achètent plus Gai Pied que le rythme
hebdomadaire a de plus dérouté. Car il n'y avait pas, loin
s'en faut, d'information hebdomadaire de l'homosexualité. A moins
que cette décision soit celle de faire cracher quatre fois par
mois les annonceurs comme les lecteurs. Un rythme insoutenable. Finalement,
on n'achète Gai Pied que de temps en temps, environ une
semaine sur trois. Cela dépend aussi de la couverture, et si elle
n'est pas sexy ou titre sur le sida, les vente chutent. Gai Pied
est dans le piège qu'il s'est construit. Le guêpier que j'avais
inventé avec Michel Foucault se refermait sur lui-même.GLB
De son côté,
l'équipe sortante tentera de lancer en 1984, dès l'année
suivante, un mensuel sur l'identité masculine dans l'axe des réflexions
d'Elisabeth Badinter qui écrira un ouvrage fondamental quelques
années plus tard intitulé "XY". Avec mon ami Pierre
de Ségovia, j'avais par ailleurs suivi aux Hautes Etudes des réflexions
sur ce sujet et écrit un essai que nous avions soumis à
Michel Foucault pour une préface, mais c'était quelques
mois avant sa disparition. Il s'agissait pour nous, comme pour la phrase
qui servait d'exergue à Gai Pied, d"échapper
au guêpier des ghettos". Travailler par exemple, et non
plus seulement au sein d'un média gay, à la question de
notre genre davantage qu'à celle de notre spécificité
érotique. Malgré ses apparences, ce projet était
profondément féministe. Le titre de ce mensuel en kiosque
s'intitulait Profils. Il parut avec des articles de Jean Baudrillard,
Nicolas Bréhal, Dominique Fernandez, Yves Navarre, Juan Pineiro
ou Claude Olievenstein. On y retrouve également les premières
contributions de jeunes journalistes comme Christine Bravo ou Christophe
Martet. Philippe Brooks avait de son côté retrouvé
le dernier interview de Roland Barthes, que nous avons publié.GLB
L'échec
de Profils fut patent, qui ne tînt que deux numéros
et qui me convoqua devant les tribunaux avec 100.000 euros de dettes potentiellement
imputables sur mes biens personnels. En fait, il n'y avait pas de lectorat
: les gais s'attachaient de plus en plus à leur fraîche liberté
identitaire, et les hétérosexuels n'avaient toujours pas
digéré les irruptions sociales du féminisme et de
l'homosexualité masculine.GLB
En outre,
aucun soutien médiatique ne parla de cette tentative de presse.
Les journaux gays ne dirent pas un mot au sujet de cette aventure de presse,
sauf évidemment quand le titre fut décédé,
pour étrangement regretter qu'une parole ainsi disparaisse. J'avais
pour ma part annoncé en 1982 le lancement de Samouraï
dans Gai Pied malgré de virulentes réticences de
l'équipe de direction : un simple respect d'information, quand
bien même cela ferait de la publicité pour un concurrent.
La presse homosexuelle utilisa le même procédé d'étouffement
quand je lançai ensuite Mec Magazine en 1988 ou la revue
culturelle h en 1996, un trimestriel qui existera deux ans et qui
est davantage cité dans les ouvrages de réflexion aujourd'hui
qu'hier dans les magazines gais d'alors. Aujourd'hui la presse masculine
en kiosque, en regard de Profils il y a presque vingt ans, se porte
bien. Nous avions eu raison trop tôt, et cela se paye toujours très
cher.GLB
Dans l'éditorial
de Gai pied au cul, ce journal pirate rédigé par
les démissionnaires de Gai Pied et notamment diffusé
au sein de l'UEH de 1983, j'avais pronostiqué que le Gai Pied
avait désormais son sida. Il survivra toutefois durant presque
dix ans, mais sous perfusion financière du minitel, principalement
le 3615 GPH, un rendez-vous lucratif complété par Gai
Pied voyages, par Gai Pied boutique, ou par des ventes d'albums
photographiques à l'échelle européenne. Gai Pied
n'était plus qu'une grande surface de consommation, aux rayons
fournis, aux antipodes des textes fondateurs du mouvement homosexuel.
Pour autant, la concurrence était là, qui menaçait.
L'allié d'hier, David Girard, s'était à son tour
lancé dans la presse homosexuelle gratuite puis en kiosque, avec
pas moins d'une demie douzaine de titres. La direction de Gai Pied
se lança alors dans la diffusion dans tous les lieux gais d'un
gratuit, Paris Capitale. Ce sera un gouffre financier, comme pour
de nombreuses autres aventures de la SARL éditrice de Gai Pied,
les Editions du Triangle Rose. Son lectorat, pour un titre toujours leader
sur le marché entre 1985 et 1990, se fera contradictoirement de
plus en plus restreint. Il est vrai qu'issus d'une première scission
de Gai Pied en 1981, Jacky Fougeray, René de Ceccaty, Gilles
Barbedette et leur équipe, en lançant Samouraï
puis Illico, avaient déjà écorné le
monopole de Gai Pied en kiosque.GLB
A partir de
1984, l'équipe restante de Gai Pied rappelle volontiers
dans ses colonnes son glorieux passé, mais la censure s'était
installée. On évite de citer le nom de quelques fondateurs
ou démissionnaires. Pour les dix ans de Gai Pied paraît
en 1989 un numéro spécial qui évoque sur des dizaines
de pages l'histoire incroyable de ce journal. Le lisant, je réalisai
que j'avais disparu, que je n'avais jamais existé. Une protestation
de Daniel Defert, parue quelques numéros plus tard, s'étonnera
dans le courrier des lecteurs que la direction de Gai Pied ose gommer
ceux qui ne leur plaisent pas ou plus en pratiquant le gommage de l'histoire
comme les staliniens retouchaient leur photos pour faire disparaître
les opposants victimes de leurs purges.GLB
Mais le
pire n'était pas encore arrivé. Ma disparition de la mémoire
journalistique avait amplifié la rumeur de mon décès
par le sida dont certains me savaient atteint. Ruiné et isolé,
je ne fréquentais alors plus les lieux gais où se construisent
les rumeurs, où se font et se défont les réputations
et les jugements à l'emporte pièce. Poussant parfois la
porte d'un bar, j'apprenais que l'on était bien content de me voir,
m'ayant cru emporté depuis longtemps par l'épidémie.
On n'avait pas attendu que je sois mort pour m'enterrer. Parfois, quand
d'autres se présentaient à l'entrée de Gai Pied rue
Sedaine, des étudiants, des journalistes ou certains chercheurs
étrangers qui souhaitaient me rencontrer apprenaient également
que je n'étais plus de ce monde.GLB
La protestation
de Daniel Defert, fondateur de l'association Aides, ne changea rien à
cette détestable attitude, aux antipodes de tout respect des êtres
et de l'histoire. Trois ans plus tard, un best off des plus importants
articles de Gai Pied fut édité. Si mes entretiens avec Jean-Paul
Sartre ou Michel Foucault figuraient en bonne place, il avait été
décidé que je ne devais pas être au courant de cette
parution. J'ai souvenir d'avoir perturbé le cocktail de lancement
de cet ouvrage au Cirque d'hiver. On finit par m'offrir deux numéros
du best Gai Pied avant que je ne sois expulsé par le service
d'ordre, mon ami Emeric tentant de s'interposer à toute brutalité
supplémentaire.GLB
Je me suis
depuis beaucoup interrogé sur la haine, la négation de l'autre
et le mépris de l'histoire. Cela a sans doute enrichi mes écritures,
dans ces années-là, sur la question de la déportation.
Des années plus tard, au début des années 90, quand
je rejoignis à nouveau le mouvement homosexuel pour la Gay Pride
ou pour le lancement du Centre Gay et Lesbien de Paris, Gai Pied Hebdo
était toujours en kiosque, qui ironisa cruellement chaque semaine
sur ces réalisations associatives et collectives, attisant les
rivalités entre les associations. Parfois le journaliste de Gai
Pied restait à la porte de nos discussions tant nous savions
le sort réservé à nos initiatives de la part d'un
journal qui était pourtant directement issu de la dynamique du
mouvement homosexuel.GLB
L'avant dernier
numéro de Gai Pied se vendit moins bien que le premier numéro,
treize ans plus tôt. Il était temps de fermer boutique, ce
qui fut fait en octobre 1992, au 541ème numéro. La pompe
financière du minitel n'avait pas cessé d'éponger
les dettes et n'en pouvait plus. Ce n'était plus un journal, c'était
un média assisté par des ressources indirectes. Le rapport
au lecteur était falsifié d'autant. Une dernière
formule avait bien été lancée, Eric Lamien ayant
eu mandat d'inventer un nouvel axe journalistique, beaucoup plus militant,
avec un pliage qui rappelait les premiers numéros. Il s'y épuisa
car les militants ne revinrent pas et les derniers lecteurs n'y comprirent
plus rien. L'équipe se laissa licencier en obtenant de prendre
la parole dans les derniers numéros, chacun racontant son histoire
avec Gai Pied. Ce ton émotionnel empêcha sans doute une occupation
des locaux ou des procès sanglants comme lors de notre scission.
Après quelques dernières tentatives de presse hasardeuses
comme Projet X ou Café et après la vente de
son réseau minitel, l'empire Gai Pied finit par être
liquidé. Reste le débat sur les archives de ce journal,
historiquement précieuses même si elles ne fonctionnent plus
depuis dix ans. Elles sont actuellement en négociation pour le
projet du CADHP, le Centre d'Archives et de Documentation Homosexuelles
de Paris, qui devrait ouvrir d'ici deux ans dans notre capitale.GLB
De plus,
quittant en 1983 la dynamique politique et associative pour une stricte
exploitation du créneau gay, Gai Pied ne sut pas très
bien quoi faire de sa gestion indirecte de certains rendez-vous de cette
génération et à la dérive depuis la fin du
CUARH. Un temps, Gai Pied les assuma, ce qui le relia absurdement à
son histoire ancienne le bal du 14 juillet sur les quais de la Seine,
le guide Gai Pied, le service Gai Pied emploi, le salon des associations
gaies et lesbiennes ou un soutien logistique annuel à l'élaboration
de la marche homosexuelle.GLB
Plusieurs
questions perdurent concernant les "Années Gai Pied"
comme on dit parfois. La première d'entre elles concerne le sida.
Aurions-nous démissionné si nous avions réalisé
l'ampleur de cette épidémie? En 1983, le virus venait tout
juste d'être identifié par l'équipe du professeur
Montagnié et les voies de la contamination venaient à peine
d'être définies, et le test n'existait pas. L'AZT puis les
trithérapies étaient encore très loin. Nos amis n'étaient
pas encore décédés de façon violente et rapide
comme ce sera le cas jusqu'à la fin des années 80. De plus,
le débat qui nous avait opposé était un débat
politique.GLB
Ce n'était
pas un débat de santé publique ou communautaire, comme on
a pu le lire par erreur. Nous avions publié dès les premiers
numéros de Gai Pied de nombreux dossiers médicaux, mais
ils étaient plutôt prophylactiques, autour des MST. D'autres
articles étaient axés sur l'histoire de la répression
médicale ou sur le coup de main habituel que les médecins
et les sexologues fournissaient depuis des décennies aux familles
et à l'ordre moral. Concernant ces années, on évoque
souvent les écritures hasardeuses du président de l'AMG,
l'Association des Médecins Gais, dans Gai Pied. On parle
moins de l'interview que j'avais alors réalisé, celui d'un
malade du sida, le premier dans la presse française, dès
juillet 1982. Les médecins qui écrivaient dans le journal
avaient tenté de me persuader de ne pas faire cette rencontre,
qui eut lieu chez lui, rue de Clignancourt. Il décédera
rapidement. Bien plus tard, après quelques propos irresponsables
de Guy Hocquenghem dans Gai Pied, une chronique du quotidien du sida,
animée par Franck Arnal et Pierre Kneip sera un véritable
soutien pour les personnes atteintes. Nous, équipe sortante, n'avons
mesuré que plus tard l'ampleur de la catastrophe. Mais nous n'étions
plus à Gai Pied. Et nous avons unanimement regretté
que ce journal emblématique de par son lien atypique avec ses lecteurs
ne choisisse pas d'être un vecteur convainquant pour être
au centre d'une vigoureuse incitation à la prévention contre
le sida.GLB
Quelques mois
après cette démission collective, les contacts entre ceux
qui restaient à Gai Pied et l'association Aides, qui venait de
se fonder en 1984, seront catastrophiques. Pour ma part, je m'étais
investi comme volontaire à Aides dès 1985, chargé
avec Frédéric Edelmann et Jean-Florian Mettetal de l'information
dans les bars gays du Marais. En 1985 également, deux ans après
notre démission de Gai Pied, nous vînmes à l'Université
d'été de Marseille, avec Daniel Defert, où Gai Pied
était absent, expliquer ce que nous commencions à savoir
et à comprendre du sida, non sans rencontrer de véritables
résistances auprès de certains militants.GLB
Plus tard,
avec les associations gaies et lesbiennes de Paris, nous pûmes reprendre
pied dans une Gay Pride dévoyée par d'uniques slogans publicitaires.
Gai Pied n'appelait même plus à participer à la marche.
Je fus élu démocratiquement en 1988, avec Catherine Marjollet
et Dominique Touillet, au bureau d'une Gay Pride parisienne qui deviendra
ensuite nationale et régionale, et qui connait aujourd'hui le succès
que l'on sait. L'année suivante, en 1989, pour la première
fois, Aides défilera dans la marche ainsi qu'Act-Up, qui venait
de se fonder. Le dialogue entre le mouvement homosexuel et celui de lutte
contre le sida put ainsi reprendre. Il durera sept ans, avant de se briser
à nouveau sur l'opération coup de boule d'Act Up Paris au
sidaction de 1996, qui ruina pour longtemps les associations de lutte
contre le sida.GLB
Que conclure
après ce bref exposé sur l'histoire de Gai Pied, le premier
que je fais ainsi devant vous, dix ans après sa disparition et
presque vingt après ma démission? Dire qu'il est toujours
difficile d'en parler. Peut-être aussi parce que Gai Pied est devenu
un mythe. Parce que son lecteur a eu un rapport émotionnel, souvent
identitaire avec ce journal. Pour moi, l'aventure de Gai Pied,
en tout cas celle que j'ai vécu, entre 1979 et 1983 est une des
fiertés de ma vie, dans le sens où ce journal a également
donné du courage, des références historiques et culturelles
ainsi que les moyens de se rencontrer à ses lecteurs, c'est-à-dire
à toute une génération qui osa demander Gai Pied
un jour à un kiosquier. Cette aventure était collective
et faite d'indéniable courage, d'un côté comme de
l'autre.GLB
La scission
de 1983 me marque toujours pour ses doses de trahison, de volonté
d'oubli, de rejet et d'irrespect fondamental. Le Gai Pied tomba
dans le guêpier du consumérisme, de la désinformation
et du parisiannisme. L'unique hebdomadaire homosexuel au monde des années
80 et 90, est donc mort pour avoir abandonné son projet social.GLB
Gai Pied appartient
à l'histoire d'une génération. Depuis, elle a sans
doute vieilli. Mais je préfère me souvenir de cette génération
de militants, d'étudiants ou de jeunes enseignants qui se sont
investis dans Gai Pied. Car ce journal a de plus été
dans le même temps une formidable école de journalisme. Ces
journalistes, qui sont restés solidaires, sont aujourd'hui dans
tous les médias radio, presse ou télévision importants
de ce pays. Mais mon émotion est toujours là car autant
les premières années de Gai Pied ont comblé toute
une génération avec ce courage de se lancer dans l'écriture
et d'autres d'oser l'acheter en kiosque, autant nous restons tristes de
cette fin de Gai Pied.GLB
Ce journal
ne méritait pas cette fin. J'ai aimé vous le dire.
Merci.
Jean Le Bitoux
Fondateur de Gai Pied
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