La veuve cycliste

Sa première épiphanie eut lieu au cours de l'été 1994, en pleine Normandie. Ils étaient trois amis réunis sur la terrasse d'une agréable maison. Et voici qu'elle apparut, tout d'abord minuscule point dans le lointain de l'horizon, puis inexorablement de plus en plus précise. Sur sa bicyclette aristocratique et noire, elle était bizarrement vêtue d'un caleçon moulant (dit « cycliste ») et ceinte de voiles nocturnes et vaporeux. De son sac à main en bandoulière dépassait une arme étrange : une côtelette premier choix. Il s'agissait indubitablement d'une veuve. Une veuve cycliste.

C'est à ce moment qu'ils décidèrent d'arrêter les mélanges de boissons alcoolisées et d'aller se coucher.

Elle fit depuis d'autres apparitions. On la vit traîner aux alentours du centre gai et lesbien et s'égarer dans les colonnes de son organe, avant que celui-ci ne défaille. Elle apparut dans les soirées de gala au profit d'une maladie contagieuse et mortelle, pour rappeler par son veuvage halluciné les morts innombrables qui furent et qui seront. Ceux qui la virent, d'abord médusés, se souvinrent alors qu'en fait, elle avait toujours rôdé quelque part dans les marges de leurs vies.

Elle viendra désormais sévir à la Revue h. Voici pourquoi.

La veuve cycliste est toutes les veuves.

La veuve cycliste est d'une gaieté féroce, d'une tristesse grinçante et terrible. Elle porte le deuil de tous ses amis morts comme une légion d'horreur. Elle offre sa généreuse poitrine comme reposoir au deuil de tous ceux qui ne savent plus pleurer, tant ils furent souvent quittés trop tôt.

Elle est tous les chagrins, avec cette politesse insoutenable de l'humour désespéré. L'humour de ceux qui ne savent plus que rire ou faire rire, pour avoir trop pleuré.

Son rire inextinguible et douloureux, quand elle s'esclaffe en société, est une sirène hurlante, qui agace, qui dérange et qui gêne. Il ose être le cri des femmes et des hommes qui n'ont pu montrer leur pleurs, à qui le deuil fut nié, volé, comme nié fut leur amour et volé le corps de leur amour, brûlé au Père Lachaise et dispersé aux quatres vents, comme on rouait en place de Grève.

La veuve cycliste fut de tous les combats, les plus sérieux et les plus futiles.

Elle fut gazoline échevelée, pétaradante militante, fervente marcheuse de la fierté gaie. Elle a lu tous les livres, trouvé la chair gaie et puis triste, feuilleté tous les magazines, écumé tous les bars, night clubbé toutes les boîtes. Elle a connu toutes le modes, cheveux longs et cheveux ras, corps d'éphèbes et corps d'athlètes, noir intégral, orange fluo, anneaux répandus des oreilles aux parties les plus secrètes et les plus improbables du corps, travelos et drag queens.

Juchée sur ses talons aiguilles, elle s'est trémoussée à des rythmes de plus en plus rapides, a fredonné des refrains idiots, puis n'a plus rien fredonné du tout, faute de paroles reconnaissables, s'abandonnant au flot des décibels rugissants.

Tous ces garçons charmants lui parlaient, lui offraient des verres, des tangos ou des baisers. Certains lisaient Proust, d'autres le catalogue de la Redoute et d'autres encore relisaient inlassablement Freud ou Lacan. Certains écrivaient, elle lut leurs romans, leurs nouvelles, rejettant les oubliables, relisant les talentueux ou les géniaux.

Les années passaient. Au kiosque à journaux, fleurissaient et mouraient les couvertures des magazines, de plus en plus déshabillées et de plus en plus musclées. Gai Pied disparut, et personne ne le pleura, pas même la veuve, car son deuil était fait depuis longtemps.

Voilà des années qu'elle pédale, inlassable, témoin des amours, des désirs, des angoisses et des larmes.

La veuve cycliste est aujourd'hui parmi nous, parmi vous.

Vint la Revue h. Au détour d'une Gay Pride, la veuve la ramassa entre deux tracts et trois journaux gratuits. Devant tant de mots sans images, tant de lettres, tant de mots, sans photos, quelqu'un avait tout de suite renoncé et laissé tomber ­ à tous les sens du terme ­ cet étrange objet.

Elle le lut. Elle s'y plut. Elle s'y incrusta. Elle reviendra.

Car la veuve cycliste n'est pas contente. Elle doit si souvent se retenir pour ne pas sortir sa redoutable côtelette et n'en pas asséner de coups à droite et à gauche.

Pourquoi ? Vous le saurez page 44.

FQRDLa France Gaie et Lesbienne
France QRD

La revue h : (1)

16/07/1997, page réalisée par LC
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