Martel en tête, pas en mémoire

Le livre de Frédéric Martel le Rose et le Noir, paru aux éditions du Seuil en avril dernier, récit de la condition homosexuelle en France depuis 1968, fit l'objet d'un lancement médiatique important. En appât, la critique du « communautarisme » gai et de la responsabilité des militants gais dans les années noires des débuts de l'épidémie de sida. En conclusion, l'auteur martèle la « menace » d'un repli identitaire qu'il a cru déceler dans cette communauté en pleine expansion.

Au fil des pages, et malgré un préambule où il déclare prendre tout le recul nécessaire, l'enjeu se précise vite : il s'agit de démythifier les événements fondateurs de cette longue histoire pour mieux disqualifier les récentes victoires de la communauté gaie française dont l'exaspérant exhibitionnisme masquerait les habits neufs d'un « lobby gai » et d'un communautarisme opportuniste et sectaire. Comment en effet expliquer autrement les incompréhensibles succès des Lesbian & Gay Pride à Paris comme en province, les ouvertures de centres gais et lesbiens, ou les dépôts de gerbe homosexuels de plus en plus nombreux sur notre territoire lors de la journée nationale du souvenir de la déportation ? Et l'auteur de dénigrer ces « excroissances » d'une réalité désormais nationale qui en prendrait un peu trop à son aise. Bien sûr que la Lesbian & Gay Pride n'est qu'un carnaval d'obscénités, le « ghetto » gai un infâme cloaque où l'on se contamine à tous les coups, et la déportation des homosexuels d'Alsace et de Moselle une de ces légendes exagérées que l'on raconte aux jeunes gais en apprentissage d'identité pour les faire frissonner d'horreur, triomphe en écho un célèbre hebdomadaire d'extrême droite.

Où diantre l'écriture a-t-elle dérapé ? Quand la démonstration est-elle devenue trucage ? Page après page, bien évidemment, mais surtout au milieu du livre, dans un coupé-collé affligeant, un grossier chassé-croisé, en essayant notamment de nous faire avaler la confusion entre la Lesbian & Gay Pride, sa pratique fédérative et solidaire, et Act Up, son manichéisme affiché, sa langue de bois et ses étranges compagnons de route (FG, Queen, SNEG, Benetton et consorts).

Tentant d'embrasser 25 ans d'histoire homosexuelle et appuyé sur une documentation qui semble solide, Frédéric Martel, en 400 pages galopantes, n'a pu, pour surnager, que se raccrocher à de grosses ficelles, à des interprétations abusives et à des raccourcis risibles. Et comme il faut faire haletant, cur vaillant, la petite histoire, tous ragots confondus, a dû être convoquée comme substitut d'une analyse historique qui s'essouffle très vite, et ce dès le FHAR, après quelques phrases méprisantes sur Mai 68. On apprend ainsi qu'Hocquenghem a couché avec Copi comme avec René Schérer, puis plus loin qu'il a tardé pour faire ses tests... Guy avait été auparavant, sous sa plume, promu le « leader » du FHAR... Quand on connait vraiment l'idéologie qui fut celle de ce mouvement spontanéiste et anti-hiérarchique, on en douterait, à moins d'avoir la naïveté complice de confondre médias et mouvement social. Bref, le chef charismatique et scintillant de ces années du FHAR ne serait devenu qu'un piètre malade honteux de son sida... Voila donc Guy starifié pour être mieux jeté à son tour dans la fosse aux lions. La grandeur et la décadence du mouvement gai s'arrêteraient à cette figure butoir. Obligé, Martel : en confondant sciemment mouvement homosexuel et mouvement de lutte contre le sida, il espère redonner corps et condiment à un récit qui perd ses marques, d'anecdote en anecdote.

Côté sida, c'est encore plus grave. Par exemple, dans une note assassine ­ comme beaucoup d'entre elles ­, Martel nous suggère qu'on pourrait également faire le procès des militants gais qui n'auraient pas dit à temps à leurs adhérents de cesser de donner leur sang... Il nous aurait finalement bien proposé l'histoire du sang contaminé version gai. Les méthodes de lancement de son livre ressemblent en tout cas furieusement à une tentative de scandale de ce style.

La première vague d'articles louangeurs passée, avec leurs morceaux choisis par le service de presse du Seuil, et le temps d'avaler cet indigeste pavé, les articles suivants se firent plus réservés. La réponse fut d'abord associative. Au cours d'une conférence très mouvementée au café le Père tranquille, où beaucoup vinrent témoigner de cette falsification de l'histoire, d'autres, plus anonymes, vinrent dire leur inquiétude et la dangerosité de cette escroquerie intellectuelle.

La réponse fut également télévisuelle. Hélène Hazéra, égérie du FHAR, exprimera son dégoût chez Laure Adler à l'encontre des écritures de ce « jeune homme ». Dans ce pugilat mémorable du Cercle de Minuit, elle dira à Martel son aversion pour ses méthodes graveleuses d'ingérence dans la vie privée de Guy Hocquenghem, ou cette falsification de la mémoire de Michel Cressole, deux de ses plus proches amis, et morts depuis du sida. Il est vrai que Françoise d'Eaubonne, cofondatrice du FHAR, fut co-auteur avec Boris Vian du roman J'irai cracher sur vos tombes...

Sur le même plateau, Didier Eribon, biographe de Michel Foucault, également furieux, souligna la faiblesse du livre et ses approximations. L'his-torienne Marie-Jo Bonnet choisit quant à elle d'être fort sévère sur les pages qui décrivent le mouvement des femmes et le mouvement lesbien. Arnaud Marty-Lavauzelle, président de la fédération Aides, resta glacé face à ce jeune homme travesti en justicier. Pour cette émission qui s'annonçait très houleuse, Dominique Fernandez s'étant décommandé, Martel était flanqué d'un Alain Finkelkraut aux propos tourmentés sur l'identitaire et le « ghetto ». Rappelons que ce dernier avait déjà choisi, quinze ans plus tôt, de jeter un discrédit sur la déportation homosexuelle, ce qui lui valut en son temps une violente polémique avec Jean-Pierre Joecker, directeur de la revue culturelle gaie et lesbienne Masques.

Une deuxième explication médiatique eut lieu lors de la Marche du Siècle, qui fut un grand moment pédagogique, social, relationnel et politique de la question homosexuelle. Martel, à la souplesse d'opinion relativement admirable, se retrouva d'accord avec un reportage historique qui contredisait pourtant bon nombre de ses thèses et de ses assertions. Il s'en retrouva moins inquiété sur le plateau et put ainsi surfer jusqu'au clap final. Mais il n'était dejà plus au centre du débat. La question homosexuelle telle qu'elle se pose aujourd'hui avait en effet été jugée prioritaire sur les fantaisistes théories de ce jeune « sociologue ». Ce funambule du discours, retournant sans cesse sa veste, avait déjà adopté la même stratégie au Père tranquille, déclarant admirer Hocquenghem et fustigeant Baudry, ou chez Laure Adler, en déclarant courageusement d'emblée que son livre aprés tout n'était qu'une écriture collective... On aimerait bien connaître les co-auteurs !

Retour à l'écriture. Quid de cet unique témoignage du déporté homosexuel français Pierre Seel paru en 1994 chez Calmann-Lévy ? Une voix douteuse puisqu'il dût ensuite, étant alsacien, faire partie des « malgré nous »... Son livre n'est même pas dans sa bibliographie alors qu'il est déjà édité aux États-Unis et bientôt en Allemagne, et que Pierre Seel vient enfin d'obtenir, cinquante ans après son drame, sa carte de déporté politique. Quid également de cette attaque à la grenade offensive par le FHAR du congrès de sexologie de San Rémo en 1972 financé par l'extrême droite italienne avec Françoise d'Eaubonne au premier rang et en « une » de la Stampa ? Une anecdote rigolote. Deux exemples parmi d'autres, et ainsi de suite pour chaque période.

Les années soixante-dix furent sans nul doute les plus éprouvantes à chroniquer pour lui. Il ne cesse de se pincer le nez pour devoir convenir que le mouvement homosexuel est issu de tant de stupre et surtout de ce cloaque « anarcho-mao-gauchiste » typiquement d'époque, et non du Flore ou d'un quelconque cocktail de la Rive gauche. Mais n'est-ce point grâce à cette longue stratégie d'immersion dans les analyses d'alors, à cet ancrage très politique que finalement a pu émerger, rassemblant des solidarités et apparaissant aujourd'hui en pleine lumière, cette force sociale d'une genre inédit et moderne.

Les impasses, les négligences visant l'histoire de ce mouvement gai, ne manquent point. Rien concernant les véritables problématiques, celle d'un mouvement fragile et toujours à la recherche de ces difficiles passerelles, aggravées par le sida, de transmission du savoir et des expériences entre les générations. Rien non plus sur les transformations structurelles de la Gay Pride de 1988 à aujourd'hui. Rien également, ou si peu, sur une crise de Gai Pied en 1983 expédiée en trois lignes et considérée comme une opérette, alors que ce conflit portait en germe toutes les contradictions ultérieures entre le politique et le quotidien, comme entre la dynamique militante et un milieu commercial en plein développement.

Il ne restait plus qu'à proférer l'accusation d'une stratégie rampante qui refuserait de se dire, celle d'une « homosexualisation » de la mouvance gaie. Cette thèse hallucinatoire ne tient finalement au fil des pages que par l'éradication de toute référence aux débats politiques et sociaux de la société française depuis 25 ans, dont on retrouve pourtant tous les échos dans le mouvement homosexuel. Que signifierait par ailleurs son obsession à ignorer la solidarité héterosexuelle à moins, quand elle finit par devenir très visible, de la taxer d'opportunisme ? Et quelle est également la signification gravissime de son insistante amnésie qui lui permet de déconnecter les homosexuels militants d'autres revendications du tissu social ? Comme si Hocquenghem ne s'était pas battu contre le nucléaire, comme si Daniel Guérin n'avait pas enquêté sur l'enlèvement de Medhi Ben Barka, comme si Navarre, qui avait failli être lobotomisé par sa famille, ne s'était farouchement battu contre la bourgeoisie. Comme si la majorité des militants gais n'étaient pas depuis 25 ans également des acteurs sociaux sur le droit à l'avortement, sur les drames du Tiers monde, ou des militants politiques inscrits à la Ligue des Droits de l'homme, à Amnesty International ou dans des comités de quartiers, bref des citoyens actifs à qui justement il ne manque que ce droit à la différence? Cette revendication d'égalité des droits, en retour, remplit d'hétéros, aux côtés de leurs amis homosexuels, les rues des grandes villes de France en juin. L'homosexualiste, au bout du compte, c'est lui.

Différence ? Quelle horreur ! Visibilité ? Obscénité ! En trois ans d'immersion d'écriture, sûr de ses thèses, la chouette Martel n'a rien vu venir. Et d'hier (dont il ne comprend pas les étapes) à aujourd'hui (qui le laisse coi sur les chiffres de la dernière Lesbian & Gay Pride), une histoire a eu lieu qui lui a échappé. Cette histoire n'est pas dans son livre, ou alors caricaturée, esquivée, tronquée et finalement incompréhensible. Fière d'être une honteuse et pris de court par les récents succès du mouvement gai ­ pourtant mort selon lui depuis l'apparition d'Act Up ­, Martel conclut en catastrophe cet ouvrage truffé d'approximations, d'interprétations et de phrases toutes faites à l'intention de journalistes pressés avides de sang et de scandale, avec la perversité extrême et scandaleuse d'un auteur qui réussit à dire crânement devant les micros, sans se départir de son sourire, le contraire de ce qu'il a écrit dans son laborieux ouvrage. Mais si, prononcées pour faire vendre, les paroles passent, les écrits, eux, restent. Fonctionne ainsi sous nos yeux une véritable duplicité. Il est vrai que c'est un ingrédient essentiel au fonctionnement du champ médiatique.

Un livre manquait certes sur cette question, et ce depuis dix ans. Mais le but et le contenu ont été falsifiés. Il y eut collision de sens assortie d'une collusion d'intérêts. Le manque d'analyse de certains journalistes pressés et la voracité de ce jeune mondain ont fait le reste, avec l'histoire dans le rôle du paillasson.

 

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16/07/1997, page réalisée par LC
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