DOSSIER SUICIDE

 

Re découvrir Foucault

Etrange coïncidence, à laquelle nous nous découvrons fidèles : le premier numéro du mensuel Gai Pied, en 1979, s'honorait d'un article sur le suicide, porté par une signature prestigieuse, celle du philosophe Michel Foucault. Sa présence dans les colonnes de Gai Pied était pleine de sens. Qui sait, peut-être le souhait de Jean Le Bitoux, fondateur du journal, était-il de publier un texte spectaculaire, le texte d'une personnalité qui eût reconnu publiquement son homosexualité, dans une démarche qu'on appelle aujourd'hui de come out ? Qui sait ? Au demeurant, l'histoire du mouvement homosexuel français, et de Gai Pied, appartient au plus sacré de notre mémoire : nous n'aurons pas l'outrecuidance d'avancer des hypothèses pleines de hasard sur les stratégies des uns et des autres pendant ces années glorieuses.
Nous ne soulignerons pas certaines réticences de Michel Foucault à sacrifier l'intelligence à l'opportunité politique. En revanche, on peut découvrir à nouveau ce texte fascinant, dont nous publions ici quelques extraits. Il faut bien rappeler aux plus jeunes d'entre nous que quelque part, sur les rayons des bibliothèques, ou plus prosaïquement chez le libraire le plus proche, se trouvent de grandes et belles choses. Des plaisirs très simples.
Un plaisir si simple
Le Gai Pied, n°1, avril 1979,pp 1 et 10.

Les homosexuels, dit un traité de psychiatrie, se suicident souvent. « Souvent » m'enchante. Imaginons donc de longs garçons, fluets, aux joues trop pâles; incapables de franchir le seuil de l'autre sexe  ils ne cessent, leur vie durant, d'entrer dans la mort pour en sortir aussitôt en faisant claquer la porte à grand fracas. Ce qui ne manque pas d'importuner les voisins. A défaut de noces avec le bon sexe, ils se marient avec la mort. L'autre côté à défaut de l'autre sexe. Mais ils sont tout aussi incapables de mourir tout à fait que de vivre vraiment. A ce jeu risible, les homosexuels et le suicide se déconsidèrent l'un l'autre.

Parlons un peu en faveur du suicide. Non pas pour son droit, sur lequel trop de gens ont dit tant de belles choses. Mais contre la mesquine réalité qu'on lui fait. Contre les humiliations, les hypocrisies, les démarches louches auxquelles on le contraint : rassembler à la sauvette des boîtes de cachets, trouver un bon solide rasoir d'autrefois, lécher la vitrine d'un armurier, entrer en essayant de se composer une mine. Alors que je pense qu'on aurait droit, non pas à une considération empressée qui serait plutôt gênante, mais à une attention grave et assez compétente. On devrait pouvoir discuter de la qualité de chaque arme, de ses effets, on aimerait que le vendeur soit expérimenté, souriant, encourageant, mais réservé, point trop bavard  qu'il comprenne bien qu'il a affaire à une personne de bonne volonté, mais maladroite, car elle n'a jamais eu l'idée de se servir d'une machine à tirer contre un autre. On aimerait que son zèle ne l'empêche pas de vous conseiller d'autres moyens qui conviendraient peut-être mieux à votre manière d'être, à votre complexion. Ce genre de commerce et d'entretien vaudrait mille fois mieux que la discussion, autour du cadavre, avec les employés des pompes funèbres.

[Michel Foucault plaide ensuite pour la possibilité de préparer sa mort, pour en former une oeuvre, avec les quelques complicités dont on a envie.]

Conseils aux philanthropes. Si vous voulez vraiment que le nombre des suicides diminue, faites en sorte qu'il n'y ait plus que des gens qui se tuent par une volonté réfléchie, tranquille, libérée d'incertitude. Il ne faut pas abandonner le suicide à des gens malheureux qui risquent de le gâcher et d'en faire une misère. De toute façon, il y a beaucoup moins de gens heureux que malheureux.
Il m'a toujours paru étrange qu'on dise : la mort, il n'y a pas à s'en inquiéter puisque entre la vie et le néant, elle n'est en elle-même, en somme, rien. Mais est-ce là le peu qui mérite d'être joué ? En faire quelque chose, et quelque chose de bien.
Nous avons sans doute manqué bien des plaisirs, nous en avons eu des médiocres, nous en avons laissé échapper par distraction ou paresse, manque d'imagination, par défaut d'acharnement aussi  nous en avons eu tellement qui étaient tout à fait monotones. On a la chance d'avoir à notre disposition ce moment absolument singulier : de tous il est celui qui mérite le plus qu'on s'en soucie : non point pour s'inquiéter ou pour se rassurer  mais pour en faire un plaisir démesuré, dont la préparation patiente, sans répit, sans fatalité non plus, éclairera toute la vie. Le suicide fête, le suicide orgie ne sont que des formules, et il y a d'autres formes plus savantes et plus réfléchies.

[Foucault évoque enfin les funeral homes américains, et oppose leur banalité à l'art des lieux que les Japonais ont imaginés, et aménagés pour le sexe.]

S'il vous est donné d'aller au Chantilly de Tokyo, vous comprendrez ce que j'ai voulu dire. On y pressent la possibilité des lieux sans géographie ni calendrier où on entrerait pour y chercher, au milieu des décors les plus absurdes avec des partenaires sans nom, des occasions de mourir libres de toute identité : on y aurait un temps indéterminé, des secondes, des semaines, des mois peut-être, jusqu'à ce que se présente avec une évidence impérieuse l'occasion dont on reconnaîtrait aussitôt qu'on ne peut la manquer : elle aurait la forme sans forme du plaisir, absolument simple.

[Le texte intégral est repris dans le tome III des Dits et écrits de Michel Foucault, p. 777 - 779. Editions Gallimard, volume au prix de 215 F.]

Gageure n°65 - mai/septembre 96