DOSSIER SUICIDE


Si fragile... si féminin

Les rumeurs, comment ça s'entretient ?

On raconte un truc, on le répète, ça ne fait que confirmer ce que tout le monde pense au plus profond de soi, donc personne ne se préoccupe de savoir d'où ça vient. On finit par dire : de toutes façons, il y a certainement des études, des experts qui ont montré que ce qu'on raconte, c'est vrai.
Ainsi en va-t-il du suicide des jeunes homosexuels. Ils se suicident beaucoup. Beaucoup plus que les autres. D'ailleurs la plupart des suicides de jeunes ont pour cause l'homosexualité. C'est prouvé. Il y a certainement des études là-dessus.
Bon, ce genre d'affirmation n'est pas bien grave. Après tout, il y a bien des mygales dans les yuccas d'appartement, et en être convaincu n'a jamais tué personne. Mais de temps en temps, j'ai envie de demander des comptes à des gens intelligents au sujet de ce qu'ils racontent. A des gens intelligents comme par exemple François Vauglin, de la fédération Gemini, qui expliquait dans le journal de la Lesbian and Gay Pride, en mars 1996, que la proportion des jeunes homos dans les chiffres du suicide était effarante : "ils seraient de cinq à dix fois plus nombreux en proportion à se suicider que les jeunes hétéros."
A quoi ça rime, ce chiffre effectivement effarant ? Effarant de naïveté ou de mauvaise foi. Il y avait déjà le Gymnase Club pour se gonfler les muscles, il y a maintenant des responsables associatifs pour muscler les statistiques. Mais qu'est-ce qui se cache derrière cette volonté de prouver, au prix de n'importe quel argument, que décidément les jeunes homosexuels sont vulnérables ? Quelle douce innocence a gommé l'origine de cette certitude ? Michel Foucault avait, lui, bien à l'esprit l'origine de la rumeur : ce n'est rien d'autre que la conviction des psychiatres d'il y a quelques décennies sur la fragilité psychologique des homosexuels.
Pourquoi entonner aujourd'hui ce refrain qu'on croyait oublié ? Evidemment, des explications me viennent à l'esprit. Ce n'est pas la première fois qu'à l'occasion d'un combat contre l'injustice, les victimes de cette injustice, par inertie, par faiblesse, parce qu'on n'a pas toujours le choix, reprennent à leur compte les représentations de celles et ceux qui les lèsent. Il arrive aussi que les personnes visées par une assignation à une identité infamante entretiennent des relations ambiguës avec ceux qui les méprisent ; justement parce que ces derniers (appelons-les les bourreaux) sont tout prêts à condescendre à reconnaître l'existence des premiers (appelons-les les victimes) si ceux-ci se prêtent au jeu d'une identification perverse.
 
--> Proposons encore une explication, plus cynique : cette fameuse rumeur serait un argument habile, avancé par calcul dans le but de rechercher des convergences d'intérêt entre certaines associations homosexuelles et des politiques gouvernementales, en particulier dans le domaine de la santé ; argument absolu, puisqu'il conduirait à définir le seul fait d'être un jeune homosexuel comme une catégorie à risque (ils sont si fragiles, comment dire... si féminins.)
Ou bien reconnaissons de la générosité à l'intention des prestidigitateurs de statistiques. La difficulté à vivre que peuvent ressentir certains jeunes du fait de l'homosexualité est réelle, mais pas toujours facile à exprimer, à rendre visible.
Exprimer cette difficulté à vivre s'est transformé, par une maladresse que nous nous empresserons de pardonner, en volonté politique de faire reconnaître aux jeunes gais (et dans un sens de leur promettre) un destin de victime. Suicidez-vous, si vous voulez être crédibles.