[France QRD]
Homosexualités et droit.
De la tolérance sociale à la reconnaissance juridique,
sous la direction de Daniel Borillo
pp. 7-38
Presse Universitaires de France, 1998

Les récits d'une minorité

par Yves Roussel

"[...] car il passa à ce moment dans la figure de la duchesse cette expression à laquelle la peur qu'on a d'être remarqué par la personne dont on parle donne quelque chose d'hésitant et de faux et où se mêle la gaieté furieuse et malveillante qu'inspire un groupement humain auquel nous nous sentons radicalement étrangers."

Marcel Proust, Du côté de Guermantes, I.

1. Droit, Politique et Société (sont sur un bateau)

L'évolution de la place de l'homosexualité dans les sociétés contemporaines suscite depuis quelques années une réflexion juridique originale, qui constitue un relais prometteur des engagements militants du mouvement homosexuel. Les personnes mobilisées autour de la question homosexuelle n'ont jamais ignoré le droit. Cependant, il ne s'agit plus maintenant d'intervenir ponctuellement sur le droit existant. La démarche nouvelle est d'utiliser la dimension productive du droit, en développant une argumentation juridique capable de soutenir de nouvelles exigences, de suggérer de nouvelles stratégies, de formuler des objectifs concrets à l'espérance politique.

Le cadre général de cette argumentation juridique est le suivant. Les homosexuels connaissent des situations de discriminations sociales et juridiques : les conduites sociales homophobes, l'absence de reconnaissance juridique du couple homosexuel, font perdurer une inégalité des droits entre citoyens homosexuels et citoyens hétérosexuels. Dans le cadre d'Etats démocratiques, l'appel aux principes d'égalité entre les citoyens peut constituer un moteur puissant de transformations, tant juridiques que sociales, favorables aux homosexuels.

Le présent ouvrage est largement consacré à cette argumentation, pour la détailler et la discuter, en particulier du point de vue de ses aspects techniques. Je voudrais accompagner cette discussion d'une analyse menée en contrepoint, qui interroge l'inscription de cette argumentation dans son contexte politique et social. Contexte politique : l'appel au principe d'égalité entre les citoyens situe sans ambiguïté ce combat dans le vaste mouvement de la politique des minorités, c'est-à-dire de la mobilisation de groupes dissidents en dehors des organisations politiques traditionnelles, groupes discriminés en raison de catégories prédéterminées telles que la race, le sexe et l'orientation sexuelle. Contexte social : la revendication de l'égalité des droits pour les citoyens homosexuels est portée par la multiplication et le caractère désormais "visible" des modes de vie homosexuels.

Je n'ai pas cependant l'ambition de rendre compte de l'horizon politique et de son influence : ce serait oeuvre d'historien de juger des filiations entre les politiques minoritaires, de retracer par exemple les étapes de leur émergence en France. Or, l'histoire demande des sources, et du recul - exigences difficiles à satisfaire pour un sujet d'une telle actualité. Je n'ai pas davantage l'ambition de décrire en sociologue le paysage contemporain de l'homosexualité. Il me semble en tout cas que ce paysage est marqué par l'augmentation sensible, en un temps assez court, du nombre de personnes adoptant un mode de vie centré sur l'homosexualité, et par la modification rapide de la perception sociale des comportements homosexuels - mutations profondes qui compliquent singulièrement la démarche du sociologue. Je m'intéresserai simplement à la solidarité que l'on peut repérer entre la démarche juridique et ces aspects politiques et sociaux. L'autonomie de la réflexion juridique s'accommode de l'usage d'un vocabulaire manifestement emprunté aux politiques minoritaires - et l'organisation, pendant la semaine de la Lesbian & Gay Pride, du colloque à l'origine de cet ouvrage n'est certainement pas le choix du hasard. De plus, les arguments des juristes entendus s'appuient sur des représentations implicites ou explicites des modes de vie homosexuels et du statut social des personnes homosexuelles.

N'étant pas juriste, il est vraisemblable que je suis porté à mésestimer le caractère pragmatique de la demande de reconnaissance juridique de l'homosexualité. L'appel au principe général de la défense des droits des minorités, constitue peut-être, pour ses auteurs, en premier lieu un outil, évalué à l'aune de son efficacité, pour affronter des injustices concrètes. Il m'a semblé pourtant que les juristes partisans de ce combat, et la plupart des porte-parole du mouvement homosexuel, partagent le sentiment très intime d'une coïncidence parfaite entre trois faits de natures différentes. Ces faits sont, premièrement, la pertinence de cette argumentation en terme de droit, deuxièmement, la pertinence de cette stratégie dans le champ politique, troisièmement, la perception, nécessairement subjective, de son adéquation avec les réalités concrètes de l'homosexualité contemporaine. Ce sentiment d'une coïncidence idéale favorise la confusion des discours ; résistons donc un instant à la conviction enthousiaste d'une convergence et d'un progrès ; distinguons désormais trois modes d'analyse bien distincts, relevant l'un du discours juridique, l'autre du discours politique, l'autre encore de la représentation sociale.

Prenons l'exemple du terme de "reconnaissance". Sur le terrain juridique, il paraît assez simple de donner un contenu précis à la notion de "reconnaissance des couples de même sexe". Les couples de sexe différent ont une existence légale, lorsqu'ils sont inscrits dans l'institution du mariage, et une existence jurisprudentielle, dans les cas de concubinage. Reconnaître les couples de même sexe serait leur donner une existence légale ou jurisprudentielle. Mais il semble bien que l'expression "reconnaissance de l'homosexualité" ait un sens plus large pour ses auteurs. La notion de reconnaissance fait-elle l'objet d'une réflexion d'ensemble dans les catégories du droit ? Ou bien s'agit-il d'une contamination par le discours politique ? Car, on va le voir, si la notion de reconnaissance des couples homosexuels peut avoir un contenu dans le discours juridique, la notion de reconnaissance des homosexuels est avant tout un enjeu du discours politique.

Le terme "homosexuel" soulève des interrogations analogues. Existe-t-il une définition juridique de l'homosexuel ? Y a-t-il une caractérisation légale du citoyen homosexuel ? S'accompagne-t-elle d'une caractérisation légale du citoyen bisexuel ? Lorsque nos débats portent sur l'égalité des droits des homosexuels, désignons-nous par ce terme des individus que nous identifions à travers une représentation sociale plus ou moins précise, plus ou moins commune, ou désignons-nous des catégories dont la définition a fait l'objet d'une réflexion précise de la part de juristes ?

Abordons ces termes dans le sens que leur confère le discours politique contemporain.

2. Droit tombe à l'eau

"Plusieurs courants politiques actuels tournent autour du besoin - parfois de l'exigence - de reconnaissance. Le besoin, peut-on dire, est l'une des forces à l'oeuvre derrière les mouvements politiques nationalistes. Quant à l'exigence, elle vient au premier rang de bien des façons, dans la politique actuelle des groupes minoritaires ou subalternes, dans certaines formes de féminisme et dans ce que l'on appelle aujourd'hui la politique du "multiculturalisme"."1 Cette réflexion introduit un essai de Charles Taylor consacré aux politiques minoritaires, dont il s'est efforcé de donner une caractérisation claire. Cet effort de clarification nous permet de classer la demande d'égalité des droits parmi les "combats pour la reconnaissance des droits d'une minorité". L'énoncé complet, et détaillé de la sorte, permet rapidement de repérer les interrogations soulevées par la définition d'une telle politique. La reconnaissance procède-t-elle d'un mouvement de dévoilement de quelque chose qui serait déjà présent à la conscience sociale, mais volontairement refusé par l'ordre juridique ? Ou bien la définition des droits d'une minorité est-elle l'expression d'un processus dynamique, au cours duquel le contenu de ces droits serait élaboré ? La notion de minorité soulève une interrogation analogue : est-ce un groupe déjà constitué, ou l'expression d'un processus dynamique au cours duquel se constitue un groupe à des fins de combat politique ?

Ainsi peut-on soulever les questions du processus d'élaboration de la minorité et du processus de définition de ses droits. Mais il faut pousser plus loin l'examen, en relevant les résonances de la notion de reconnaissance. Charles Taylor juge d'ailleurs nécessaire de souligner que ce discours de reconnaissance nous apparaît aujourd'hui familier, et de rappeler qu'il n'en a pas toujours été ainsi. Quel est le contenu de ce discours ? "[Dans le cas des groupes minoritaires,] l'exigence de reconnaissance prend une certaine acuité du fait des liens supposés entre reconnaissance et identité, où ce dernier terme désigne quelque chose qui ressemble à la perception que les gens ont d'eux-mêmes et des caractéristiques fondamentales qui les définissent comme êtres humains."2 Et Taylor enchaîne sur ce constat : "La reconnaissance n'est pas simplement une politesse que l'on fait aux gens : c'est un besoin humain vital."3 Voilà brièvement exposé ce que serait l'horizon d'un combat pour la reconnaissance des droits d'une minorité. La mobilisation d'une minorité aurait pour enjeu, selon Ch. Taylor, la perception que les membres de cette minorité ont d'eux-mêmes ; cette perception constitue l'identité des membres de cette minorité, et résulte de la manière dont ils sont "reconnus". L'objectif d'une "pleine reconnaissance" est donc, essentiellement, celui d'une modification de la perception des membres d'une minorité par eux-mêmes et par autrui.

Précisons qu'il s'agit ici d'un type particulier de raisonnement, propre au discours politique. Sa traduction juridique peut prendre, par exemple, la forme de l'énoncé explicite d'un droit, dont l'usage apparaît indispensable à la perception positive des minoritaires. Nous envisagerons plus loin la traduction de ces notions de perception et de reconnaissance à l'échelle des relations sociales quotidiennes. Développons d'abord la conception de l'identité que ce raisonnement politique induit.

Implicitement, nous considérons ceci : les homosexuels constituent un groupe. Ils sont perçus comme tel, et sont donc amenés à se percevoir comme une minorité. L'identification positive se transforme alors ainsi : un homosexuel est membre d'une minorité qui combat pour la reconnaissance de ses droits (droits du groupe et droits de l'individu se confondant ici). Au regard des débats interminables que fait naître la question de l'identité homosexuelle, retenons une définition minimaliste, si tant est qu'un consensus soit possible sur ce sujet controversé : l'identité politique d'un homosexuel est la manière dont il définit son appartenance à la minorité homosexuelle.

3. L'origine des espèces

Après ces définitions, après cette recommandation de discerner ce qui relève du juridique et du politique, me voici en état de proposer une première thèse. La demande de reconnaissance et d'égalité des droits, au milieu de cette décennie quatre-vingt dix, s'inscrit dans un contexte politique largement dominé par la représentation naturaliste que les artisans de ce combat se font du mode d'appartenance à la minorité homosexuelle. Etre homosexuel, c'est, selon la plupart des discours entendus, être dans une situation comparable à celle du membre d'une minorité ethnique victime de discrimination : l'hostilité à l'égard d'un homosexuel est structurée comme un racisme. Par racisme, il faut entendre un mode de pensée que décrit ainsi Pierre-André Taguieff : "La pensée raciste repose sur le postulat "essentialiste" de la fixité de l'"essence" ou de la "nature" particulière que tout individu humain possède en raison de sa "naissance", ou d'une appartenance d'origine posée comme première et déterminante."4 Définition partielle, que je retiens pour son caractère opératoire ; elle s'applique en effet à ce que Taguieff nomme le néo-racisme contemporain, lorsque la nature d'une population est définie non plus sur la base de la doctrine classique des races, mais sur "celle des principes d'incommensurabilité et de conflictualité essentielle des "cultures" ou des "civilisations"."

Peut-on identifier pareillement une doctrine, ou un système de représentations, sur lequel s'appuierait un postulat "essentialiste" permettant de désigner l'homosexuel ? C'est l'ambition qui anime Michel Foucault dans des pages célèbres de La Volonté de Savoir, où il s'efforce de repérer le moment historique, qu'il situe aux alentours de 1870, de la constitution de la catégorie psychologique, psychiatrique, médicale de l'homosexualité. "La sodomie - celle des anciens droits civil ou canonique - était un type d'actes interdits ; leur auteur n'en était que le sujet juridique. L'homosexuel du XIXe siècle est devenu un personnage : un passé, une histoire et une enfance, un caractère, une forme de vie ; une morphologie aussi, avec une anatomie indiscrète et peut-être une physiologie mystérieuse. Rien de ce qu'il est au total n'échappe à sa sexualité. [...] Elle lui est consubstantielle, moins comme un péché d'habitude que comme une nature singulière. [...] Le sodomite était un relaps, l'homosexuel est maintenant une espèce."5 Espèce est d'abord un mot savant. La notion d'homosexuel, lorsqu'elle apparaît, relève d'une rationalité classificatoire analogue à celle qui règne en botanique. Coïncidence frappante, Foucault relève que l'émergence de cette notion et l'élaboration des racismes d'Etat sont à peu près contemporaines. Le développement d'un savoir sur la sexualité n'est pas indépendant de la mise en place de toute une série d'interventions et de contrôles régulateurs sur la vie, que Foucault nomme "une bio-politique de la population". Et c'est à partir de cette notion de bio-politique que Foucault s'est efforcé d'interpréter, entre autres phénomènes, celui du génocide comme projet de gouvernement.

Mon intention présente est précisément de réfléchir au raccourci qui paraît s'établir entre racisme et perception de l'homosexualité. De la leçon de Foucault, il convient de retenir deux avertissements. Le premier concerne la portée de la catégorie d'homosexuel. Elle s'inscrit dans un savoir élaboré sur le sexe. La notion d'homosexuel comme espèce est une notion savante. Cela ne signifie pas qu'elle peut prétendre à la légitimité que nous accordons aux concepts scientifiques. Mais cela signifie qu'elle relève d'un même désir de rationaliser, de représenter, pour indissociablement gérer et contrôler. Le second tient à la démarche générale de Michel Foucault, que l'on peut après lui qualifier de généalogique. Retracer les étapes de l'élaboration de la notion d'homosexuel, c'est aussi se donner les moyens de se déprendre de cette catégorie. "Se déprendre" : arriver à se déplacer hors d'un cadre de rationalité, d'un mode de raisonnement, qui toujours, inexorablement, nous ramène sur le terrain d'une défaite assurée.

Si "être homosexuel" signifie aujourd'hui appartenir à une minorité, à quelle écoute peuvent prétendre ces avertissements ? Le second, tout d'abord. A l'égal de toute problématique minoritaire, la minorité homosexuelle est confrontée à une représentation négative d'elle-même, et se trouve dans la nécessité subtile d'éviter de se percevoir elle-même à travers cette représentation, "d'intérioriser" cette représentation. La question des croyances et représentations véhiculées par les porte-parole de la minorité homosexuelle reste entière : ont-ils le courage de considérer qu'une perception naturaliste ou essentialiste est fondamentalement négative, ont-ils la force de s'en déprendre ? Venons-en au premier de ces avertissements. Admettons qu'il y a, bien réelle et efficace, une idéologie homophobe, qui identifie tout homosexuel à un échantillon d'une espèce, et qui déploie à son encontre un arsenal homicide comparable à l'hostilité raciste. L'homosexualité pensée comme espèce, est une, et n'est qu'une, catégorie psychologique, psychiatrique et médicale, née dans un cadre culturel limité. La perception essentialiste de l'homosexualité est-elle pour autant unanimement partagée ? Doit-on s'imaginer qu'il existe un mode de conceptualisation universellement répandu, socialement omniprésent, systématiquement mobilisé face à la multiplicité de ces actes ou de ces paroles, de ces mouvements de l'âme et du corps, lorsqu'ils surviennent, avec leur dignité d'événements uniques, entre deux personnes du même sexe ?

A cette dernière question, beaucoup répondent affirmativement. Je prendrai l'exemple très significatif du rapport de la commission juridique de l'association Aides, dont les conclusions constituent l'un des thèmes majeurs du présent ouvrage. Dès l'introduction, une phrase surprend par son ton péremptoire. "L'hostilité aux homosexuels (déguisée d'appels à la tradition juridique, à la nature historiquement sacramentelle ou à la finalité reproductive du mariage, à l'ordre public, etc.) demeure le seul obstacle à la reconnaissance et à l'égalité des droits."6 Le contexte de cette phrase ne permet pas d'interpréter précisément l'expression "hostilité aux homosexuels" ; faut-il lui trouver un sens dans le cadre d'une conception naturaliste de l'homosexualité ? Le caractère exclusif de l'explication ne fait en revanche aucun doute. Cette "hostilité aux homosexuels" est présentée comme le principe unique à l'origine de toute opposition au combat minoritaire. Toute autre formulation rationnelle d'une opposition, voire d'une simple indifférence, sera donc rejetée comme prétexte ; aucun crédit de franchise ne peut être accordé à ses éventuels auteurs : ils déguiseraient leur véritable mobile.

Il est d'autres cas où la représentation de la perception sociale de l'homosexualité est non seulement systématique, mais aussi plus radicale. La thèse devient celle-ci : les "adversaires de la minorité homosexuelle" ont une attitude raciste ; leur logique d'exclusion, poussée à son terme, ne pourrait se réaliser que dans le génocide ; tout obstacle à la reconnaissance de l'homosexualité est, en définitive, une manifestation encore timide du sentiment "qu'un bon homosexuel est un homosexuel mort". Une telle représentation amène à vouloir révéler, dans toute logique d'exclusion, la présence d'un mode de penser raciste. C'était l'objectif visé, dans un cas comparable, celui de la séropositivité, par le slogan dont fit usage Act Up Paris le 1er décembre 1995. "Séropositifs, la France vous préfère morts". Dans ce dernier cas, le slogan traduisait la conviction qu'une politique de santé publique pouvait tout à fait rationaliser la disparition d'une partie circonscrite de la population. Act Up Paris dénonçait ainsi la mise en oeuvre d'une "bio-politique", analyse qui légitimait l'accusation de racisme d'Etat. Conviction que l'on doit relativiser : Act Up a depuis longtemps révélé sa maîtrise du discours public, du spectaculaire et de l'apparence, et donc, parfois, du faux-semblant ; les militants de cette association peuvent énoncer un slogan extrême, sans forcément adhérer à l'ensemble des significations qu'il suscite. Cela dit, certains membres d'Act Up croient vraisemblablement à ce qu'ils affirment. Là, plus que dans toute autre association, règne la conviction que les homosexuels forment une ethnie menacée dans son existence.

4. La plasticité des moeurs

L'attention ici portée aux représentations essentialistes de l'homosexuel peut sembler exagérée, ou inopportune. Elles jouent pourtant un rôle fondamental dans le choix des stratégies auxquelles fait appel le combat pour la reconnaissance. Elles jouent un rôle dans la limitation de ce choix ; car ce choix est limité par l'usage d'une définition du sujet politique entièrement déterminée par le discours raciste, et par la place que ce discours lui réserve. C'est du point de vue de l'efficacité politique que se posent les deux questions suivantes : - Est-il pertinent d'interpréter l'hostilité à l'égard des homosexuels en terme de racisme, à l'exclusion de toute autre grille d'analyse ? - Est-il pertinent de structurer suivant ce modèle racial, le rapport que les homosexuels entretiennent avec leur demande de reconnaissance ?

Paradoxalement, nous trouvons dans le rapport déjà cité de l'association Aides l'exemple d'une interprétation juridique très différente d'un cas de discrimination à l'égard de l'homosexualité. Il s'agit d'une décision de justice, concernant une situation déterminée par un lien homosexuel. Cette décision tranche un contentieux, sans mobiliser l'analyse minoritaire, c'est-à-dire sans arguer des droits d'une minorité, pour les refuser ou les reconnaître à l'un de ses membres. Quelle analyse lui est substituée ? Reproduisons une part des attendus de cette décision ; ils sont extraits d'un jugement du 12 septembre 1995 du tribunal d'instance d'Aubervilliers, concernant la contestation du transfert d'un contrat locatif au concubin de même sexe.7

"Attendu que le Tribunal sans faire de morale rappellera néanmoins que des situations qu'il y a encore trente ans étaient considérées comme illégales, immorales voire même scandaleuses comme l'union libre, la naissance d'enfant en dehors du mariage ou la naissance d'un enfant par une femme mariée alors que le père n'est pas l'époux sont à ce jour des états de fait légalement reconnus et juridiquement organisés.

Attendu que la jurisprudence et le législateur n'ont par là fait que suivre l'évolution des moeurs et de la société.[...]

Attendu que le concubinage n'est pas l'objet d'une définition légale mais uniquement jurisprudentielle.

Attendu que cette définition peut suivre l'évolution des moeurs et de la société, le concubinage étant une situation de fait à la différence du mariage qui lui est une institution légale."

Le coeur de l'argumentation est le suivant : la définition du concubinage est jurisprudentielle ; elle obéit à l'observation de l'état des moeurs et de la société. L'évolution des moeurs conduit aujourd'hui à une nouvelle définition. Et cette définition peut être élargie au cas de la vie en couple de deux personnes de même sexe. Examinons la logique de cette argumentation. Certes, cette nouvelle définition va dans le sens de la reconnaissance du couple homosexuel. Mais un partisan du combat pour l'égalité des droits, pour peu qu'il fasse preuve de cohérence, ne saurait faire l'économie d'un commentaire extrêmement critique à l'égard des attendus. Car ils ne font pas appel à la notion d'égalité des droits. Ces attendus ne soumettent pas la décision du juge à l'observation d'un principe universel d'égalité entre les individus, et pas davantage à l'observation d'un principe universel d'égalité entre des catégories d'individus. Ces attendus soumettent la décision du juge à la considération de l'appréciation sociale portée sur différentes catégories de situations. En toute rigueur, du point de vue de la défense de la minorité homosexuelle, ce jugement est homophobe. Il justifierait tout aussi bien, de par sa logique, l'inégalité des droits dans tout contexte social où le concubinage homosexuel serait considéré comme illégal, immoral ou scandaleux.

Cependant, je ne me satisferai pas de ce premier commentaire. Les attendus cités ci-dessus offrent en effet des indications qui méritent l'attention. L'argumentation fait intervenir une dimension d'historicité : l'état des moeurs et de la société évolue. Voilà une affirmation qui ne brille pas par son originalité. Elle n'est néanmoins pas inepte. J'ai jusqu'à présent usé de formules assez vagues, pour indiquer que la perception sociale de l'homosexualité s'était modifiée. Voilà une décision de justice qui avance avec assurance le fait suivant : la perception sociale de l'homosexualité, en France, en 1995, est plus positive que par le passé. C'est donc dans un contexte social et culturel modifié, plus favorable, qu'apparaît la revendication minoritaire. C'est évidemment une condition d'apparition : cette revendication trouvait moins de défenseurs lorsque le prix de l'engagement se payait par le scandale, par le discrédit moral et par la condamnation pénale. Et pourtant, la prise en compte d'une telle évolution trouve difficilement sa place dans le discours actuel de la minorité. Lorsque le temps est venu de dénoncer l'hostilité qui s'exerce à l'encontre des homosexuels, comment reconnaître simultanément que cette hostilité diminue ?

Préservons cependant la timidité initiale de nos propos. Car il n'est pas simple de mesurer une "appréciation sociale". L'homosexualité est-elle mieux perçue aujourd'hui qu'hier ? Et qu'est-ce que cela signifie concrètement, dans les relations entre les personnes, avec les parents, les commerçants, les concierges, les collègues - catégories qui, dans l'ordre du fantasme, n'appartiennent pas à la minorité - ? Les attendus cités nous suggèrent ici de nouvelles pistes. Ils opèrent en effet un rapprochement entre la situation d'un concubinage homosexuel, et d'autres situations sources d'illégalisme, de scandale ou d'immoralité. En un mot, ils comparent l'homosexualité à d'autres situations "infamantes". Ces situations sont l'union libre, la naissance d'enfant en dehors du mariage ou la naissance d'un enfant par une femme mariée alors que le père n'est pas l'époux. La comparaison nous éloigne tout à fait de la logique minoritaire : ce n'est pas à des groupes discriminés en raison de catégories prédéterminées, que sont comparés les homosexuels. Les situations utilisées comme référents comportent bien des aspects de discrimination, d'hostilité sociale, de stigmatisation. Mais ces discriminations, cette stigmatisation, ne mettent pas en oeuvre de "postulat essentialiste". Certes, il n'est pas impossible que les détracteurs de ces modes de vie, et plus généralement de comportements "immoraux" ou "asociaux", aient élaboré des identités infamantes, comme celle du "libertin", du "bâtard", ou de la "femme de mauvaise vie". Ces identités infamantes ont eu, sans nul doute, suffisamment de vigueur pour bouleverser la vie de nombreuses personnes. Elles n'ont pas produit, en retour, la structuration d'une "communauté des libertins", d'une "minorité des bâtards" ou des célibataires mobilisés pour la conquête de l'égalité des droits vis-à-vis des "gens respectables", et la reconnaissance positive de leur identité spécifique. Adoptons à nouveau la tournure interrogative. L'état des moeurs a évolué, et de manière heureuse ; quels types de mobilisations politiques ont joué un rôle dans cette évolution ?

On peut finalement reprocher au combat pour la reconnaissance des droits de la minorité son manque d'empressement à connaître la nature exacte du préjudice social auquel est exposée une personne homosexuelle. Finalement, le jugement du tribunal d'Aubervilliers, dans son "aveuglement" politique, est plus disert sur ce qu'était la perception sociale de l'homosexualité, dans sa proximité avec, par exemple, l'union libre ou des naissances illégitimes. Ce passé de la perception sociale de l'homosexualité est peut-être aussi son présent, dans une mesure qu'il nous reste à apprécier. Pourquoi y a-t-il contradiction entre la connaissance de l'état des rapports sociaux et la certitude de la clairvoyance politique ? Peut-être parce qu'au coeur de l'expérience sociale de l'homosexualité, du moins telle qu'elle fut vécue il y a quelques années ou décennies, on rencontre la question de la honte et de la peur. Et qu'il est bon de l'ignorer, lorsque l'actualité du mouvement minoritaire est l'affirmation de la fierté.

Nous voilà donc au point d'aborder un nouveau territoire, celui de l'analyse des représentations sociales, et d'emprunter de nouveaux détours interprétatifs. Je ferai appel ici à l'oeuvre du sociologue Erving Goffman, plus précisément à son livre intitulé Stigmate ; y sont élaborés des concepts essentiels pour notre propos.8 L'ouvrage évoque parmi d'autres exemples la question de l'homosexualité, du préjudice social qui peut en résulter, dans la perspective de sa proximité avec d'autres situations socialement problématiques. Il est utile d'avoir à l'esprit que Stigmate a été écrit au début des années soixante. La peinture faite de l'homosexualité peut paraître datée - motif supplémentaire pour s'interroger sur d'éventuelles évolutions.

5. Faites une bonne action : lisez un vieux !

Rappelons rapidement les principaux axes de ces analyses. Erving Goffman propose une description de la situation de l'individu que quelque chose disqualifie, et empêche d'être pleinement accepté par la société. Son ambition est de rendre compte de telles situations à l'aide d'un schéma conceptuel unique, quelle que soit la diversité des cas envisagés. Par conséquent, la force de l'analyse tient à ce qu'elle affronte très précisément le mécanisme de stigmatisation, en écartant la tentation d'explications singulières, qui s'appuieraient sur la nature spécifique de tel ou tel stigmate.

Qu'est-ce qu'un stigmate ? Considéré rapidement, un stigmate est l'attribut d'une personne qui, s'il est connu, a pour effet d'assigner cette personne à un statut social inhabituel et détestable. En fait, si l'on considère des exemples de stigmates, on s'aperçoit que la notion de stigmate est indissociable de celle d'"identité sociale", et que l'effet du stigmate réside dans la manière dont il affecte cette identité sociale. Ayons à l'esprit quelques uns de ces exemples : les difformités ou les handicaps physiques ; les traits de caractère ou les comportements réputés anormaux - Goffman cite parmi eux le fait d'être mentalement dérangé, emprisonné, drogué, alcoolique, homosexuel, chômeur, suicidaire ou d'extrême-gauche ; enfin, les stigmates que Goffman qualifie de tribaux, dont la spécificité tient au mode de transmission familial, comme c'est le cas de la race, de la nationalité et de la religion.

Que faut-il entendre, selon Goffman, par l'"identité" sociale d'un individu ? "La société établit des procédés servant à répartir en catégories les personnes et les contingents d'attributs qu'elle estime ordinaires et naturels chez les membres de chacune de ces catégories."9 Au cours d'une rencontre entre deux personnes, le cadre social de cette rencontre nous permet de supposer la catégorie à laquelle appartient notre interlocuteur ; nous lui imputons une "identité sociale virtuelle". C'est-à-dire que nous lui reconnaissons, a priori, un certain nombre d'attributs ; "il s'y inclut des attributs personnels tel que l'"honnêteté", tout autant que des attributs structuraux comme la "profession"."10 L'interlocuteur "normal" est celui qui ne diverge pas négativement des attentes particulières, liées à l'identité sociale qui lui est reconnue. L'individu stigmatisé présente une caractéristique, le stigmate, qui introduit un désaccord décevant avec son identité sociale virtuelle. Cette caractéristique s'impose à l'attention, et détruit les droits que l'individu détenait du fait de ses autres attributs. "Il se passe que ceux qui sont en rapport avec lui manquent à lui accorder le respect et la considération que les aspects non contaminés de son identité sociale les avaient conduits à prévoir pour lui, et l'avaient conduit à prévoir pour lui-même."11 Cet individu, en quelque sorte, n'est plus considéré comme tout à fait humain.

Il faut, sur ce point, souligner qu'être considéré comme humain, ou se percevoir comme normal, c'est essentiellement, pour un individu, jouir des droits et des attentes liées à l'identité sociale qu'il estime être la sienne, qui lui convient indubitablement en regard de son âge, de son sexe, de sa profession, etc. Le sentiment de normalité peut donc reposer sur des contenus très divers, suivant le cadre social où il se manifeste. De plus, dans un contexte où la stigmatisation s'impose comme allant de soi - j'exclus pour l'instant le cas d'une période d'émancipation -, l'individu stigmatisé tend à avoir les mêmes idées que l'individu normal sur l'identité. Ceci explique les différentes manières dont l'individu stigmatisé réagit à sa situation, manières que Goffman passe en revue. Je retiendrai, parmi ces nombreuses figures, une définition du sentiment de honte : "les critères que la société lui a fait intérioriser sont autant d'instruments qui le rendent intimement sensible à ce que les autres voient comme sa déficience, et qui, inévitablement, l'amènent, ne serait-ce que par instants, à admettre qu'en effet il n'est pas à la hauteur de ce qu'il devrait être. La honte surgit dès lors au centre des possibilités chez cet individu qui perçoit l'un de ses propres attributs comme une chose avilissante à posséder, une chose qu'il se verrait bien ne pas posséder."12

J'appellerai "coût" du discrédit l'ensemble des effets négatifs dont souffre l'individu stigmatisé, en assimilant, par le choix de ce terme, ces effets négatifs à une perte de l'individu par rapport à son identité sociale virtuelle. La démarche de Goffman est de comprendre et d'analyser ce coût du discrédit à travers une situation privilégiée : celle du contact mixte, c'est-à-dire d'une rencontre entre des individus normaux et des individus stigmatisés, par exemple lors d'une conversation - l'une des scènes où se dévoilent complètement les relations sociales en général, et les processus de stigmatisation dans le cas qui nous intéresse. Cet intérêt porté à la mise en scène de la stigmatisation lors d'une relation mixte n'est pas très surprenant : c'est une préoccupation classique en sociologie de déplacer l'attention de l'analyse de l'identité vers celle de la relation. Mais elle trouve une nouvelle jeunesse en s'inscrivant dans notre essai. J'ai délaissé le champ où l'on débat de l'identité homosexuelle ; la démarche de Goffman est de décrire le stigmate par un schéma conceptuel unique, et ne nécessite donc pas une attention excessive aux caractéristiques spécifiques du stigmate envisagé. J'ai souhaité rendre compte de l'exigence de reconnaissance, en m'interrogeant sur le caractère tronqué de l'expression ; en déplaçant l'attention vers le contact mixte, la question n'est plus celle du contenu de l'identité, ni celle de la définition d'une minorité, mais celle de la relation entre ceux qui identifient et ceux qui s'identifient ou sont identifiés, entre ceux qui reconnaissent et ceux qui appartiennent à la minorité en demande de reconnaissance.

Quels sont les aspects pénibles d'une rencontre "mixte", dont a à souffrir l'interlocuteur stigmatisé, et dans certains cas, l'interlocuteur "normal" ? (Nous utiliserons par la suite le terme de "normal" pour désigner l'individu non stigmatisé.) D'abord, un sentiment d'insécurité permanente. A tout moment, un individu peut craindre qu'à cause du stigmate dont il est porteur, son interlocuteur lui manque d'égards, et ses rapports avec les autres sont traversés en permanence par cette inquiétude. Il est de plus amené à identifier la source de cette insécurité à son attribut stigmatisant, donc à quelque chose qui lui est propre et contre lequel il ne peut rien, ce qui renforce l'appréciation négative qu'il porte sur lui-même. L'inquiétude est absolue lorsqu'il s'agit d'une première rencontre, d'une nouvelle connaissance, ou du moment où le stigmate est rendu public. "C'est alors que l'individu affligé d'un stigmate peut s'apercevoir qu'il ne sait pas exactement comment nous, les normaux, allons l'identifier et l'accueillir. [...] Cette incertitude ne provient pas simplement de ce que l'individu stigmatisé ignore dans quelle catégorie on le placera, mais aussi, à supposer que le placement lui soit favorable, de ce qu'il sait qu'au fond d'eux-mêmes les autres peuvent continuer à le définir en fonction de son stigmate ;"13

La remarque qui précède a une importance capitale pour comprendre la portée d'une identification stigmatisante. La marque qui distingue l'interlocuteur normal de l'interlocuteur stigmatisé n'est pas seulement la capacité du premier à rejeter le second, ou à lui manquer d'égards, mais la position qui permet au premier d'interpréter toute l'attitude du second en fonction du stigmate. Ce dernier joue le rôle d'un facteur surdéterminant de l'identification réciproque : dans ce cas, il est juste de rapprocher ce point d'in terprétation d'une interaction sociale de ce que nous avons précédemment repéré comme le postulat "essentialiste" de la pensée raciste. Dans le cadre d'une relation mixte, l'interlocuteur stigmatisé "a souvent le sentiment que les schémas qui servent habituellement à interpréter les événements quotidiens ne tiennent plus."14 Aussi, le coût de la stigmatisation ne se limite pas au risque que court l'individu stigmatisé d'être rejeté, agressé, humilié. L'insécurité est permanente, car elle concerne aussi les moments où l'interlocuteur normal exprime sa compassion, montrant en fait que le stigmate continue d'occuper la première place, dans la grille d'interprétation des événements quotidiens. Les exemples les plus révélateurs sont offerts par les cas de stigmates immédiatement visibles, comme certains handicaps physiques, qui exposent leurs possesseurs à l'intérêt, à la curiosité bavarde, aux offres de bons services de la part d'inconnus. "Ce qu'impliquent de telles avances est que l'individu stigmatisé est une personne que n'importe qui peut aborder à volonté, à condition de compatir au sort de ceux de son espèce."15 Une situation sociale mixte, lorsque la connaissance du stigmate est partagée et acceptée, s'accompagne toujours ainsi d'un défaut ou d'un excès d'interprétation, qui provoquent ces interactions flottantes et angoissées, que partagent dans le malaise les interlocuteurs normaux et stigmatisés.

Appliqué au cas où le stigmate est déterminé par l'homosexualité, cet examen consacré à la relation mixte nous livre une conclusion partielle : la question de la stigmatisation de l'homosexualité n'est pas réductible à "l'hostilité à l'égard des homosexuels" qui se manifesterait à l'occasion d'événements ponctuels. L'identification stigmatisante est une structure qui fonde et définit la relation mixte non-homosexuel / homosexuel, et qui est présente y compris dans l'expression de sentiments de bienveillance, ou de solidarité politique.

Empruntons au passage à Erving Goffman une distinction utile à notre propos, celle qu'il établit entre l'individu discrédité et l'individu discréditable. L'individu discrédité est celui qui suppose que sa différence est déjà connue ou visible sur place. L'individu discréditable est celui qui pense que sa différence n'est ni connue ni immédiatement perceptible par les personnes qui se trouvent en sa présence. Il ressort clairement, des anecdotes qui émaillent Stigmate, que, dans la société que décrit Goffman, la situation d'un homosexuel dans le cadre de la vie quotidienne est généralement celle d'un individu discréditable. Pour un individu discréditable la relation mixte pose un problème spécifique : comment manipuler l'information concernant son stigmate ? Faut-il "l'exposer ou ne pas l'exposer ; la dire ou ne pas la dire ; feindre ou ne pas feindre ; mentir ou ne pas mentir ; et, dans chaque cas, à qui, comment, où et quand."16 Etre affronté à ce problème enseigne une certaine maîtrise du maniement de l'information, ce que Goffman appelle le "faux-semblant".

Voici deux remarques, à l'issue de cette courte promenade aux côtés d'Erving Goffman. Deux remarques qui font écho à la profonde originalité de cet auteur : en effet, son intention n'est jamais d'isoler une modalité particulière de l'interaction sociale, par exemple la stigmatisation, pour en démontrer le caractère spécifique ; au contraire, cette modalité particulière lui donne à comprendre l'interaction sociale dans sa plus grande généralité. La première remarque porte donc sur l'ambivalence de la distinction entre individu normal et individu stigmatisé.

"On peut affirmer sans absurdité qu'il n'existe en Amérique qu'un seul homme achevé et qui n'ait pas à rougir : le jeune père de famille marié, blanc, citadin, nordique, hétérosexuel, protestant, diplômé d'université, employé à temps plein, en bonne santé, d'un bon poids, d'une taille suffisante et pratiquant un sport."17 Ce portrait exhaustif, on le voit bien, ne peut pas correspondre à celui d'une population majoritaire, que l'on opposerait à l'ensemble des minorités. Il s'agit d'un modèle, certes incarné par certains individus, mais jamais leur vie durant. Tout individu a été ou sera enfant, malade, ivre, seul, ou idiot. Le rôle normatif de cet idéal ne s'en exerce pas moins. Et le maniement du stigmate, la maîtrise du faux-semblant, constituent un savoir nécessaire à tous ceux qui participent à une société où prévalent des normes d'identité, qu'ils soient normaux ou stigmatisés. "Par suite, celui qui sait jouer l'un de ces rôles possède tout l'équipement requis pour jouer l'autre et en a bien souvent, d'ailleurs, l'expérience."18

La seconde remarque concerne l'ensemble de l'oeuvre de Goffman, et particulièrement son intérêt pour la manière dont un individu se présente, c'est-à-dire construit et fait connaître son identité sociale et personnelle. Il serait présomptueux de résumer ici ses analyses, mais je retiendrai pourtant quelques notions, relatives aux énoncés dont dispose un individu pour "faire reconnaître son identité" (selon une formulation assez problématique, qui est cependant, on l'a vu, au centre de la question minoritaire)19. Goffman n'a cessé de démontrer que la reconnaissance de l'identité sociale ne résulte pas de la communication d'une information univoque. Au contraire de l'identification stigmatisante, où la connaissance du stigmate joue un rôle surdéterminant, l'identification au cours d'une rencontre ordinaire résulte de l'interprétation d'un ensemble d'informations, interprétation toujours ouverte, qui prend en compte l'éventualité du malentendu, de la simulation ou de l'insignifiance. Le mot même d'information est discutable. Les interactions sociales ont plutôt pour support des récits, voire des signes matériels, la plupart du temps silencieux - vêtements, expressions du visage, démarche physique. Je ne retiens ici que le cas des récits, et pose à nouveau la question de la norme et du stigmate. Comment une société peut-elle exercer des contraintes normatives, si l'interaction sociale procède par usage de récits ?

D'abord, qu'est-ce qu'il faut comprendre par ce terme de "récit" ? Un récit peut être une anecdote, une séquence d'expériences personnelles que l'on rapporte devant un auditoire ; "quelques éléments extraits d'événements passés sont présentés [...] comme une consécution cohérente, significative, arrachés à l'indétermination du sens des événements."20 L'examen de ces récits permet de "montrer comment les individus ou les groupes donnent sens aux événements par d'innombrables "récits édifiants" et histoire personnelles, toujours fictifs au regard de la complexité du réel, mais permettant la définition ou la redéfinition des situations."21 "Nous semons ces histoires à tout vent ; en retour, elles protègent la stabilité de l'univers et la nôtre."22 Le cadre normatif qui pèse sur les situations sociales doit donc être imaginé comme un cadre qui affecte les récits : en quelque sorte, ce cadre est constitué des règles auxquelles obéissent ces récits. "Dans la mesure où le cadre des récits est à la fois ressource et limite des récits par lesquels on peut dire quelque chose de sa propre expérience du monde, délimitation de "ce qui est digne d'être raconté", l'analyse du cadre des récits [recoupe l'analyse des contacts interpersonnels ]: dans les deux cas, ce qui est en cause est la façon dont une expérience ou une personne singulière s'intègre dans un ordre de relations sociales communes, parfois par l'intermédiaire de récits qui sont autant de théâtres."23 Il y a des récits plus ou moins acceptables, plus ou moins bienvenus. Il y a des récits exemplaires, privilégiés pour leur habileté à donner du sens au cours des événements. L'utilisation, au cours d'un échange social, de ces récits édifiants peut constituer une expression de la conformité du comportement à certains modèles valorisés. Ces récits sont donc des matériaux utilisables pour la présentation d'un soi idéalisé, dans une démarche d'identification. Mais, et c'est une leçon fondamentale de l'oeuvre de Goffman, ces représentations constituent des matériaux plutôt que des impératifs ; elles peuvent être récupérées ou détournées, dans le jeu, la simulation, la dramatisation, ou la dissimulation. Finalement, les relations sociales ordinaires ne reposent pas uniquement sur la possibilité offerte à chaque individu d'exprimer au travers de récits exemplaires sa vérité de sujet ; elles reposent aussi, et pour une large part, sur leur capacité à garder intactes les possibilités de simulation, au double sens de la clandestinité et du jeu.

6. Franchement gay

Les pages qui précèdent nous munissent des concepts nécessaires à la description de certains aspects des réalités concrètement vécues par les personnes homosexuelles, et en particulier à l'appréciation du préjudice social qui affecte aujourd'hui l'homosexualité. Répétons-le, mon ambition se limite à interroger l'entrecroisement entre les catégories utilisées par le discours juridique, certaines réalités sociales, et les stratégies politiques qui y trouvent appui. La seconde thèse que j'avancerai est la suivante. Les modalités actuelles des mouvements politiques et des événements sociaux relatifs à l'homosexualité sont entièrement déterminées par le déclin de son caractère stigmatisant, et par son appartenance ancienne à la catégorie de stigmate non visible, c'est-à-dire producteur d'individus discréditables. Pour défendre cette thèse, il convient tout d'abord de fournir des éléments d'appréciation de "ce qui est en train de se passer". Parmi les phénomènes contemporains, l'un des plus significatifs est l'incitationau coming out.

Qu'est-ce que le coming out ? Ce terme désigne un modèle d'itinéraire qui peut être parcouru par un individu découvrant son homosexualité. C'est un modèle, d'abord au sens de la représentation ; il repose sur un certain nombre de postulats psychologiques, en particulier relatifs à la notion d'orientation sexuelle, et à l'époque de la vie où elle doit se manifester. C'est ensuite un modèle, au sens d'une recommandation, formulée à l'égard du public homosexuel, en particulier adolescent. Le coming out est généralement considéré comme un processus, que l'on peut découper en plusieurs étapes. Vient d'abord la découverte de son orientation sexuelle ; puis l'acceptation de celle-ci ; ensuite la déclaration à l'entourage ; enfin la socialisation en milieu homosexuel. Bien sûr, l'ordre des étapes peut être différent, les modalités plus nuancées. Cela dit, cette version simplifiée, en dépit de son caractère réducteur, n'en demeure pas moins le modèle largement évoqué et prescrit de l'itinéraire homosexuel, en France dans cette fin de décennie quatre-vingt dix. Les exemples se multiplient, où l'itinéraire personnel passe effectivement par une déclaration à l'entourage, qui précède l'entrée en relationavec des personnes homosexuelles24 ; ceci constitue une évolution notable par rapport à des itinéraires plus anciens, où la déclaration à l'entourage, lorsqu'elle avait lieu, succédait à des pratiques de rencontres ou de socialisation homosexuelles déjà très construites.

Pour qui est prescrit ce modèle ? Sans doute, pour les homosexuels qui n'ont pas encore franchi le pas ; majoritairement, pour les jeunes homosexuels qui font leurs premières rencontres au sein du milieu homosexuel ; de plus en plus, pour les adolescents en amont de toute expérience sexuelle. Pour ces derniers, la question centrale du coming out est celle de la déclaration faite aux parents. Par qui est prescrit ce modèle ? Par la presse homosexuelle, évidemment, qui donne des conseils, parfois humoristiques, sur "la façon de le dire". Par des associations, par des brochures d'information et de conseil, qui lient l'incitation au coming out avec les objectifs de prévention contre le sida. Enfin, et c'est finalement le plus novateur et le plus significatif, par la presse non homosexuelle. A titre d'exemple récent, un magazine destiné à un public adolescent, voire préadolescent, et composé essentiellement de déclarations stéréotypées de chanteurs de boys band et d'acteurs de feuilletons télévisés, relatives à leur éthique sentimentale, décrit le coming out de Danny Pintauro, acteur âgé de 21 ans. Le récit se conclut ainsi : " - Je veux encourager tous ceux qui vivent la même expérience à laisser parler leur coeur - a-t-il ajouté, l'âme en paix."25

Le phénomène du coming out est digne d'examen à double titre. Tout d'abord, on peut considérer l'incitation au coming out comme un phénomène en soi, a priori partie intégrante d'une certaine stratégie d'émancipation. Ensuite, on peut considérer les discours relatifs au coming out comme autant d'échos d'une pratique individuelle en voie de banalisation. Les deux phénomènes, multiplication de l'incitation et multiplication de l'acte lui-même, sont d'une nature différente, et ne peuvent être mesurés avec le même degré de certitude. Evoquons d'abord la question de l'incitation, du coming out considéré comme un itinéraire prescrit aux personnes homosexuelles. Cette incitation soulève en général certaines critiques. La critique la plus connue est celle formulée par Michel Foucault, qui ne portait pas précisément sur la pratique contemporaine du coming out, mais qui replaçait les mouvements de libération sexuelle dans le cadre d'une multiplication des discours sur le sexe, d'une incitation institutionnelle à en parler, et à en parler de plus en plus. L'analyse de Foucault suppose un point de vue d'historien, capable d'embrasser une vaste période chronologique ; le discours sur le sexe participe en effet d'une logique de l'aveu, qui est apparue et s'est développée dans l'histoire millénaire de la spiritualité chrétienne et de ses techniques de direction de conscience. Limitons modestement nos analyses à de plus courtes périodes. Les versions les plus récentes de l'incitation au coming out font naître une seconde critique, sans doute plus circonstancielle. Pourquoi le public adolescent est-il aujourd'hui particulièrement visé par une bonne part des représentations prescriptives du coming out ? Est-il nécessaire de convaincre les adolescents qu'ils s'en trouveront mieux, et en vertu de quelle expérience ? Ces conseils appuyés laissent penser qu'ils ne sont apparemment pas capables de s'en rendre compte eux-mêmes ; et que la sexualité demeure un thème privilégié d'échanges entre adultes et adolescents.

A dire vrai, les critiques adressées à l'encontre de l'incitation au coming out, quel que soit leur degré de sophistication, reposent sur un sentiment initial commun. Même lorsqu'elle se présente comme une démarche militante, même lorsqu'elle vise à abolir le caractère stigmatisant de la relation, l'incitation au dévoilement de l'appartenance à la communauté stigmatisée est ressentie comme une expérience de réaffirmation de la répartition stigmatisante des rôles dans l'interaction sociale. Dire "je suis homosexuel" revient à prendre à son compte le processus de définition de son identité sociale et personnelle qui donne la première place à l'attribut stigmatisant ; cette prise en compte s'accompagne bien souvent d'un travail intérieur visant à accorder ses sentiments subjectifs avec ces définitions. Or ce travail intérieur, et les effets bénéfiques reconnus à la pratique du coming out, sont autant de caractéristiques exemplaires de la mise en oeuvre ordinaire d'un stigmate, quel qu'il soit. Ainsi, l'incitation au coming out est la prescription d'un itinéraire, dont l'observation ou le refus déterminent les qualités spirituelles de l'individu. En passer par le coming out, c'est donner la preuve d'une maturité psychologique dont le bénéfice sera la paix intérieure et une relation plus sereine avec son entourage. En fait, on peut soupçonner qu'il s'agisse d'un épisode parmi d'autres de la coopération entre stigmatisés et normaux. Dans le cas de l'homosexualité, à l'époque où le faux-semblant était la règle, les normaux pouvaient faire preuve du tact nécessaire à une relation ambiguë, en évitant d'amener l'interlocuteur à se discréditer, au cours d'un échange d'informations mal maîtrisé. L'époque de la visibilité est celle où les normaux s'attendentà ce que l'homosexuel assume sa différence, ce qui implique en particulier qu'il fasse preuve de loyauté à l'égard de son groupe. Car quel que soit le stigmate, les individus stigmatisés sont considérés par les normaux, autant que par eux-mêmes, comme liés à travers l'espace et le temps en une communauté unique qu'il revient à ses membres de défendre. Et la maturité, le courage, l'"authenticité" de l'individu stigmatisé sont évalués en considération des relations qu'il entretient avec ceux de sa sorte.26 Dissimuler ou désavouer sa communauté devient alors une nouvelle menace pour la sérénité des normaux, qui ont besoin de croire que cette différence existe, qu'elle est acceptée par ceux qui la portent, et qu'elle ne se paye d'aucune injustice.

Le coming out est finalement une de ces lignes de conduite que toute personne affligée d'un stigmate se voit conseillée par ce que Goffman appelle les "professionnels" : des représentants du groupe stigmatisé, qui savent écrire et discourir, et qui lui prescrivent ce qu'elle doit faire et ressentir à propos de ce qu'elle est et n'est pas. La lecture du chapitre de Stigmate que Goffman consacre aux recommandations des "professionnels" et des normaux, laisse songeur, pour ne pas dire déprimé. La comparaison entre un livre vieux de plus de trente ans, consacré au stigmate dans sa mise en oeuvre ordinaire, et les discours actuels des "professionnels" de la communauté gay et lesbienne, dans le cadre d'une démarche d'émancipation, ne pousse guère à l'optimisme. Enfonçons le clou : "De l'intérieur comme de l'extérieur de son groupe, l'individu stigmatisé se voit donc présenter une identité pour soi, en termes essentiellement politiques dans le premier cas, psychiatriques dans le second. Il s'entend dire que, s'il adopte la ligne juste (laquelle dépend de qui parle), il se réconciliera avec lui-même et deviendra un homme complet : un adulte digne et conscient de sa valeur. Et certes il aura alors accepté un moi ; mais un moi qui n'est, et ne peut-être qu'un immigrant, l'une des voix du groupe qui parle pour et à travers lui."27

L'espoir revient dès que l'on est attentif aux petites histoires, au bavardage des relations quotidiennes, qui laissent entendre que, peut-être, l'homosexualité n'est plus la signature d'un destin. Aussi vais-je maintenant analyser le coming out, non plus en tant que prescription, mais en tant que pratique individuelle, envisagée comme une interaction entre deux personnes. Que se passe-t-il lorsqu'une personne déclare à une autre son homosexualité ? Elle fait un choix : celui de préférer la situation de personne discréditée à celle d'une personne discréditable. Etre discréditable, c'est devoir manier une information délicate, qui pourrait dévoiler le stigmate. Etre discrédité, c'est devoir contrôler une situation sociale gênante, où sont remises en cause les façons conventionnelles de se comporter. Lorsqu'une personne fait le choix de dévoiler son homosexualité, il est probable qu'elle s'attende à ce que du point de vue de son interlocuteur, le discrédit soit faible, et qu'une fois réglé ce "petit problème" de la déclaration, leur relation sera une relation sociale ordinaire, où les façons conventionnelles de se comporter reprendront le dessus. C'est une des raisons pour lesquelles j'interprète la banalisation du coming out comme un signe du déclin de la stigmatisation. Il ne faut cependant pas croire quele caractère problématique de cette relation mixte disparaît avec la déclaration de l'homosexualité de l'un des interlocuteurs. Car quel était l'enjeu de cette déclaration ? Sortir du faux-semblant et ne plus être obligé de surveiller l'information. L'objectif est en fait relatif à ce que l'on considère généralement comme allant de soi, dans le cadre d'une interaction ordinaire de la vie quotidienne : il est permis et encouragé de faire preuve d'une certaine franchise sur les sujets touchant à sa vie affective, à ses désirs, à l'organisation de sa vie privée. Il n'est plus ici question de faire reconnaître une identité, mais simplement, mais très concrètement, de raconter des histoires, de partager des récits. Je suis, par exemple, une hôtesse d'accueil chez Schlumberger et je raconte à mes collègues que le sourire ce matin de la boulangère m'a fait chavirer. A quel risque suis-je exposée ? Au risque de découvrir, à l'occasion de cette interaction ponctuelle, dans quelle limite le clivage normal / stigmatisé ne va pas réapparaître.

La période au cours de laquelle la force stigmatisante de l'homosexualité décline est nécessairement une période où les relations mixtes sont très embarrassantes. Réduire ces relations à un mouvement de reconnaissance de l'identité de l'autre dissimule cet embarras. A quoi tient-il ? L'interlocuteur normal, s'il renonce à l'attirail conceptuel propre à la stigmatisation, prend le risque d'être lui-même contaminé par la relation. Disparues, les représentations génétiques, psychologiques ou autres, de la différence ! Qu'est-ce qui le protège d'être à son tour marqué d'infamie ? Il faut qu'il soit lui-même intimement convaincu de l'abolition de la stigmatisation, pour prendre le risque d'une telle confusion. Et l'individu autrefois stigmatisé peut préférer faire l'économie de la vérification.

C'est en général dans ces situations d'embarras que les interlocuteurs ont la tentation de recourir à l'idéalisation pour se présenter, c'est-à-dire d'affirmer leur conformité à des modèles de comportements valorisés. Cela n'est possible qu'en puisant dans le réservoir commun des "récits édifiants" ; et ce réservoir est peu généreux en mise en scène de l'homosexualité. Comment produit-on un "récit édifiant" ? Cela semble être la question qui hante plus d'un porte-parole. C'est très directement la préoccupation de certaines associations et d'une partie de la presse homosexuelle qui soulignent le manque de "modèles positifs" de l'homosexualité ; les adolescents sont évidemment désignés comme les premières victimes de ce manque. De manière plus subtile, la question des histoires exemplaires peut apparaître à l'occasion de revendications aux finalités différentes. C'est le cas par exemple de la prévention contre le sida. Au début des années quatre-vingt dix, les associations homosexuelles et de lutte contre le sida, et tout particulièrement Act Up Paris, ont exigé des pouvoirs publics plus d'effort dans le domaine de la prévention ciblée. Un ensemble de considérations ont été alors avancées sur le lien entre l'efficacité de la prévention et la visibilité homosexuelle. L'un des enjeux de cette mobilisation était d'obtenir que les pouvoirs publics réalisent des campagnes d'information mettant en scène des personnages identifiables comme homosexuels. Cet objectif peut être analysé à l'aide des notions que nous avons précédemment élaborées. En effet, ces campagnes d'information avaient pour corollaires la réalisation d'un "récit", au sens où nous l'avons défini, concernant l'homosexualité, et la prise en charge de sa production et de sa diffusion par un organisme lié à l'Etat. Bien sûr, la demande visait la réalisation de campagnes de prévention plus efficaces. Mais la plupart des interlocuteurs, associations et pouvoirs publics, avaient à l'esprit le mécanisme de légitimation qui transforme une image ou une histoire en "récit" exemplaire, lorsque que sa production, sa diffusion ou son contenu engagent une institution.

Le mouvement de reconnaissance juridique des couples de même sexe s'est accompagné d'attentes analogues. Lorsque le projet de Contrat d'union civile a commencé à faire l'objet de discussions de la part d'associations homosexuelles, quelques années après sa rédaction, des critiques vigoureuses lui ont été opposées. Les critiques portaient sur l'absence, dans le texte de la proposition de loi, d'allusion à l'éventualité d'un lien sexuel, homosexuel ou hétérosexuel, entre les personnes28. De plus, les responsables du collectif pour le Contrat d'union civile étaient accusés de "déshomosexualiser" leur combat, en élaborant progressivement la notion de projet commun de vie. Ce choix a été ressenti comme une dérobade politique. Car l'attachement à la revendication d'une existence légale du couple homosexuel ne s'épuise pas dans la résolution des problèmes concrets que peut rencontrer un tel couple. Que ce couple existât, qu'un cadre juridique lui fût donné, ne suffisait pas. Une voix insistante et plaintive plaidait pour qu'il y eût du détail, pour que l'occasion fût saisie de décrire et de préciser, dans la langue sacrée de la loi, une catégorie de lien sexuel et affectif entre deux personnes du même sexe.

Quittant la posture du "professionnel", et renonçant à son effort pour prescrire la ligne juste, l'essayiste pourrait ainsi s'occuper à chercher, parmi les articles de presse, les travaux de sciences humaines, les programmes militants, les émissions télévisées, les récits homosexuels en voie d'idéalisation. Peut-être s'étonnera-t-il de trouver, parmi les idéalisations privilégiées, le récit de la vie quotidienne organisée autour de la conjugalité, le récit de l'appartenance à une minorité en lutte pour ses droits, le récit des modes de vie construits autour de la vie clandestine, et devenus un ensemble visible d'habitudes de consommation. Revendiquer la reconnaissance consiste bien souvent à valider ces bribes de récits comme décrivant des comportements exemplaires. Il ne faut donc pas surestimer la demande de reconnaissance, dans une époque où les comportements sociaux sont le champ d'une plus grande invention. Cette demande n'est rien d'autre que l'attente de récits édifiants qui puissent baliser des relations nouvelles, en voie de redéfinition.

1. Ch. Taylor, Multiculturalisme. Différences et démocratie, Aubier, 1994.
2. Ibid.
3. Ibid., p. 42. 4. P.-A. Taguieff, Pesistance et métamorphoses du nationalisme, Le banquet, no 10, 1er semestre 1997, p. 42.
5. M. Foucault, La Volonté de savoir, 1976, p. 59.
6. Vers la reconnaissance de couples de même sexe. Analyse et propositions de AIDES, rapport rédigé par D. Borillo et M. Schulz, AIDES fédération nationale, avril 1997, p. 5.
7. Ibid., annexe.
8. E. Goffman, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, 1963, Trad. franç., A Kihm, Les Éditions de Minuit, 1975. Les ouvrages de Goffman traduits en français sont publiés dans la coll. « Le Sens Commun » dirigée par P. Bourdieu.
9. Ibid., p. 11.
10. Ibid., p. 12.
11. Ibid., p. 19.
12. Ibid., p. 18.
13. Ibid., p. 25.
14. Ibid., p. 26.
15. Ibid., p. 29.
16. Ibid., p. 57.
17. Ibid., p. 151.
18. Ibid., p. 152.
19. Nous nous inspirons ici de la lecture de E. Goffman que propose L. Tournon : « Erving Goffman : la vie quotidienne du point de vue des fictions », Actes du Colloque, Fiction et connaissance, Université de Pau, CLESH, 24-26 novembre 1994 (à paraître). On confrontera cette lecture au chapitre que J.-M. de Queiroz et M. Ziolkovski consacrent à E. Goffman, dans leur ouvrage L'interactionnaisme symbolique, Presses Universitaires de Rennes, 1994.
20. L. Tournon, op. cit.
21. Ibid.
22. E, Goffman, Les cadres de l'expérience, Les Éditions de Minuit, 1991, p. 23, cité par L. Tournon, op. cit.
23. L. Tournon, op. cit.
24. C'est le cas de jeunes, accueillis au sein d'associations de jeunes homosexuels, qui se sont préalablement déclarés comme homosexuels au sein de leur famille, et qui, au cours de l'accueil, indiquent que « c'est la prenmière fois qu'ils rencontrent des homosexuels en vrai ». Des itinéraires encore plus originaux se font jour au sein de l'association « Contact », animée par des parents d'enfants homosexuels. Il arrive que dans ce cadre, un jeune qui s'est déclaré homosexuel, rencontre pour la première fois des personnes homosexuelles, en quelque sorte accompagné par ses parents.
25. Gay et fier de l'être, Fmag, août 1997, p. 57. Les lettres des lecteurs et lectrices, les listes des gagnants aux concours, signalent un âge du lectorat compris entre 11 et 17 ans.
26. E. Goffamn, Stigmate, op. cit., p.135
27. Ibid., p. 146.
28. Proposition de loi tendant à créer un contrat d'union civile, Assemblée nationale, no 3066, enregistrée le 25 novembre 1992. L'exposé des motifs est cependant plus explicite, et cite, parmi les situations visées par la proposition de loi, « l'évolution concernant les modes de vie homosexuels qui, spécialement dans les villes, tendent à prendre des formes stables de vie commune ».

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FQRD Copyright Y. Roussel, GLB © 1999
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