Michel Foucault : les jeux de la vérite et du pouvoir,
sous la direction de Alain Brossat,
Presses universitaires de Nancy, 1994.
[Actes du colloque "Foucault d'Est en Ouest",
Sofia, 25 juin 1993]

La ceinture à peine tressée

Yves ROUSSEL

Un débat inquiète les mouvements homosexuels français. Est-il souhaitable d'adopter les conceptions et de partager les revendications du mouvement gay américain, qui a fait au cours de l'année 1993 la preuve de ses capacités de mobilisation, et de l'efficacité de ses formulations ? Ou bien y aurait-il là un danger, peut-être mal identifié, une menace véritable dont la perception se mêlerait d'un attachement plus conventionnel au particularisme culturel français ?

Ce débat, apparemment circonscrit dans des enceintes que tous ne fréquentent pas, intéresse cependant les lecteurs de Michel Foucault ; je m'efforcerai ici d'en donner les raisons.

La première de ces raisons est élémentaire. Il se trouve que les oeuvres de Foucault sont citées et utilisées dans ce débat, et le sont de manières contradictoires. Plus précisément, certains auteurs relevant des " études gay " (Lesbian, Gay, Bisexual and Transgender studies) empruntent leurs concepts à la boite à outils foucaldienne, ou font appel à Foucault pour fonder leur légitimité théorique. Je rapporterai ici les thèses d'un de ces auteurs, parmi les plus originaux, Mark Blasius, qui fut élève et ami de Foucault. En contrepoint, l'inquiétude à l'égard des conceptions empruntées au mouvement gay américain se nourrit d'une lecture impatiente des derniers ouvrages de Foucault ; lecture essentiellement préoccupée d'interroger les pratiques de constitution du sujet, et d'y reconnaître des enjeux de pouvoir, des lieux de gouvernementalité. Mais cette lecture n'a, semble-t-il, pas encore donné naissance à une élaboration théorique qui puisse faire fonction de parole légitimante pour les mouvements homosexuels français.

La seconde raison me ramène à l'intention commune de notre rencontre : contribuer à cette analytique du pouvoir initiée par Foucault. Abordons cette affaire en se soumettant au préalable d'une définition pragmatique et provisoire du pouvoir. Le pouvoir, c'est ce qui se combat ; la relation de pouvoir, c'est ce qui se manifeste dans l'affrontement. (On pourrait tout aussi bien dire : le pouvoir c'est ce qui s'exerce. Mais ce simple déplacement vers la parole du maître, maître de soi ou maître des autres, aurait anéanti les conditions de possibilités de ce texte-ci.) Le débat propre aux mouvements homosexuels permet alors d'éprouver cette définition. Pourquoi les conceptions du mouvement gay américain sont-elles perçues comme une menace, alors qu'elles se donnent comme une exigence de justice et de lutte contre l'oppression ? Sans doute ignorent-elles la dissemblance qui sépare les combats qui se mènent d'un côté ou de l'autre de l'Atlantique. De ce fait, déplaçant la bataille sur un terrain trop bien connu, et désignant un adversaire immédiatement identifiable, elles dissimulent ce que l'on a pu deviner du lieu où se nouait l'insupportable. Conceptions menaçantes, parce qu'elles évacuent ainsi, en toute innocence proclamée, ce que la problématisation de l'homosexualité en France a fait pressentir comme la dimension politique la plus immédiatement contemporaine.

Inscrivons tout d'abord les thèses des auteurs états-uniens dans l'actualité du mouvement homosexuel américain. On sait que la campagne électorale de Bill Clinton a eu parmi ses objectifs la conquête du vote homosexuel, prenant en considération l'existence d'une communauté homosexuelle organisée, et dont les revendications s'articulent en un programme politique très structuré. Le 25 avril 1993, une manifestation a rassemblé un million de personnes autour de ce programme, à l'occasion d'une grande marche à Washington, dans l'esprit des grandes manifestations pour les droits civiques dans les années 60. Il faut être attentif à la rhétorique déployée autour de cet événement. La plate-forme revendicative portait essentiellement sur la suppression des lois criminalisant la sodomie et les pratiques homosexuelles, qui existent dans de nombreux Etats ; sur la nécessité d'une législation pour combattre les discriminations dont sont victimes les homosexuels ; sur l'augmentation de l'effort financier dans la lutte contre le sida, qu'il s'agisse de la recherche, de la prévention ou des soins apportés aux malades. Les termes utilisés placent ces revendications sur l'horizon d'une communauté en lutte pour la défense de ses droits civiques : cette communauté s'intitule et se constitue des personnes lesbiennes, gaies, bisexuelles et transsexuelles (Lesbian, Gay, Bisexual and Transgender people(1)). Ses exigences sont les exigences classiques d'une communauté opprimée : demander l'examen d'un projet de droits civiques pour les personnes lesbiennes, gaies, bisexuelles et transsexuelles ; demander l'intégration des " études gay " (LGBT studies) dans les contenus de l'enseignement multiculturel(2). Parmi les quelques lignes qui servent de préambule à la plate-forme de ce mouvement, on lit ceci : "Le mouvement lesbien, gay, bisexuel et transsexuel reconnaît que notre combat pour la justice sociale nous unit fondamentalement aux luttes contre le racisme et le sexisme, les inégalités de classes, l'injustice économique et l'intolérance religieuse. Nous devons comprendre que si l'un d'entre nous est opprimé, nous sommes tous opprimés." Il ne fait pas de doute que cette rhétorique s'articule autour d'une représentation du pouvoir comme l'effet d'un Etat, ou d'une société, qui opprime ce qui existerait librement, en l'absence de cet Etat, ou si cet Etat respectait un ordre juridique à inventer. Et d'autre part, que la stratégie adoptée par ce mouvement est celle d'une reconnaissance à obtenir d'une communauté minoritaire par la nation américaine. On pourrait croire que cette démarche a pour corollaire l'absence de toute problématisation de l'identité homosexuelle, et que la mobilisation gay prend pour postulat que l'identité gay est un fait premier, biologique, et qui précède toute répression. Certes, il en est bien ainsi pour une partie des dirigeants du mouvement gay américain, et certains ont pu trouver dans l'hypothèse d'une origine génétique à l'homosexualité un avantage stratégique décisif(3). Mais d'autres ont su développer, en harmonie avec leurs engagements pour les revendications lesbiennes et gay, une véritable problématisation du rapport entre le pouvoir et les pratiques homosexuelles.

C'est le cas de Mark Blasius(4). Cas exceptionnel car il réussit un tour de force : d'une part il reprend les thèses de Michel Foucault, et tout particulièrement celles développées par La volonté de savoir, ce qui l'amène à renoncer sans retard à l'hypothèse d'un pouvoir réprimant la sexualité, à adopter et à enrichir l'hypothèse d'un pouvoir producteur de la sexualité, à dérouler le récit d'un art de gouverner occupé à inventer l'homosexualité puis l'homosexuel. D'autre part, et dans un deuxième temps, il s'enthousiasme pour la revendication communautaire et identitaire gay et lesbienne, qu'il justifie, me semble-t-il, dans la perspective d'une expérimentation des technologies de gouvernement, dans l'après-coup d'une identité historiquement constituée.

Considérons le détail de son argumentation. Il rappelle tout d'abord le récit historique que Foucault a donné de la constitution du dispositif de sexualité. Les conditions de possibilité de cette constitution doivent être repérées dans l'apparition et la problématisation, à partir du XVIe siècle, d'un nouvel art de gouverner, relatif à l'administration des grandes monarchies européennes. Parce qu'il n'était plus question de renforcer le pouvoir du prince, mais bien plutôt de renforcer l'Etat lui-même, gouverner devint l'art d'exercer le pouvoir sur les gens dans leur relation avec ce qui concernait la force de l'Etat. Il en résulta que l'art de gouverner prit pour cible et pour objet la " population ", conçue moins comme une collection de sujets de droit, que comme un ensemble d'êtres vivants conditionnant la puissance de l'Etat. Corrélativement, les individus furent désormais moins des sujets juridiques que des êtres vivants. Le vieux système de souveraineté juridique, qui dans son rapport à la vie relevait d'une logique de prélèvement, fit place à un art de l'administration des corps et de la gestion calculée de la vie.

Par la suite, il devint indispensable pour le gouvernement de connaître comment ses citoyens dirigeaient leurs relations sexuelles, dans la mesure où cela pouvait affecter la santé, la reproduction et la prospérité à venir de la population ; l'exercice du pouvoir s'exerça sur les corps individuels, en particulier en amenant chaque individu à contrôler sa conduite sexuelle, réactivant de plus anciennes techniques de maîtrise de soi, issues par exemple des pratiques pénitentielles du christianisme médiéval. Le dispositif de sexualité s'est articulé dans ce vaste espace d'exercice de gouvernement, à l'intersection du souci de réguler les populations et des procédures de subjectivation individuelle, impliquant la reconnaissance de chaque individu comme un sujet sexuel dans le contexte d'un souci administratif pour le bien-être de la société.

Foucault distinguait quatre grandes stratégies en oeuvre à l'intérieur de ce dispositif de sexualité, et que le XIXe siècle aurait déployées : la " pédagogisation " du sexe de l'enfant, l'hystérisation du corps de la femme, la psychiatrisation du plaisir pervers, et la socialisation des conduites procréatrices. Mark Blasius prend appui sur cette typologie pour illustrer comment la sexualité a pu se transformer en une démarche politique - la dimension politique étant préalablement définie comme la conversion d'un aspect de la réalité en objet d'un mouvement social, en objet d'un système normatif de lois et d'institutions, et de sa problématisation comme politique. Ainsi associe-t-il l'aire déterminée par la figure de l'hystérique avec le combat mené par le mouvement féministe, l'aire déterminée par la spécification des pervers avec le combat du mouvement gay et lesbien. Combats qui problématisèrent en termes politiques les catégories des savoirs organisant le dispositif de sexualité.

Mark Blasius continue en quelque sorte le récit de Foucault : après la construction du dispositif de sexualité, consécutif à l'émergence du bio-pouvoir, ce dispositif a été l'enjeu et l'objet d'une politisation. Et nous vivons désormais dans l'économie héritée de cette transformation. Ainsi, en ce qui concerne " la spécification des pervers ", Blasius conclut : "du point de vue du gouvernement, et grâce au mouvement lesbien et gay, il n'y a plus d'homosexualité-en-tant-que-maladie, mais il y a des homosexuels, qui, du point de vue de la bio-politique, doivent être intégrés au titre de participants productifs de la société, déterminant une sous-population en vertu de leurs pratiques sexuelles et régulés en tant que tels (pédagogiquement, médicalement, économiquement), et qui, du point de vue de l'anatomo-politique, identifient leur " orientation " sexuelle comme gay ou lesbienne, élaborant des relations " saines " (healthy) avec leurs partenaires, pratiquant le sexe à moindre risque (safer sex) - y compris si ces pratiques incluent les sexualités dites périphériques, non-génitales et non vouées à la reproduction, telles que la masturbation, les relations sado-masochistes, fétichistes, etc., dans la mesure où elles sont pratiquées sans risque pour la santé."

On conçoit que cette conclusion - provisoire - supporte heureusement le voisinage avec la rhétorique revendicative du mouvement gay et lesbien. Certes, Mark Blasius réaffirme la nature historique et construite de l'homosexualité. Mais il ouvre la perspective d'une intégration légitime de la communauté gay et lesbienne dans la société américaine, puisque les finalités de gouvernement de celle-ci, aménagées par l'action du mouvement lesbien et gay, demeurent la " meilleure " gestion des populations. Le concept de gouvernementalité inventé par Foucault s'est ainsi combiné avec la structure immanente de la citoyenneté américaine : l'appartenance à une communauté ; puisque le bio-pouvoir exige la régulation des pratiques sexuelles et de l'usage des corps, puisque l'expression politique aux Etats-Unis décline poétiquement toutes les modalités possibles de l'invention d'une communauté, le point d'équilibre et la rationalisation des résistances au pouvoir se découvrent dans la constitution d'une sous-population. Sous-population délimitée non seulement par les pratiques sexuelles de celles et ceux qui la composent, mais aussi, mais davantage, par la conscience qu'elle élabore autour de ces pratiques, par sa capacité à interpréter ces pratiques sur l'horizon des préoccupations gouvernementales de l'ensemble de la nation.

Cependant, Mark Blasius n'a pas fait taire l'inquiétude en son coeur. Il pose la question suivante, sans y répondre : "Est-il juste de considérer que ce type de spécification normalisante des homosexuels et leur régulation comme une population impliquent que le gouvernement par la sexualité inauguré au XIXe siècle et la politique de la sexualité qui en a résulté sous la forme du mouvement gay, puis gay et lesbien, se sont accomplis et que la " libération lesbienne et gay " est réalisée ?" Quoiqu'il en soit, c'est exclusivement dans le cadre d'une appartenance communautaire qu'il déploie ensuite ses réflexions sur les procédures de subjectivation, et la politique de la sexualité. La technologie du bio-pouvoir a produit la sexualité comme un principe premier de l'identité ; mais "pour les lesbiennes et les gay, c'est le principe, car c'est sur cette base qu'ils sont assujettis à domination, et c'est au travers de leur identité sexuelle qu'ils se rendent intelligibles à eux-mêmes et aux autres." C'est par conséquent au travers de leurs pratiques sexuelles qu'ils peuvent faire l'expérience de l'invention de soi, de la stylisation de l'existence. En particulier, la sexualité ouvre un champ d'expériences précieux où des partenaires peuvent comprendre la nature des relations de pouvoir, en les faisant " fonctionner " sur le seuil de la réalité et du fantasme. Voilà finalement le boudoir où s'ouvre l'éventail des problématisations de la politique gay et lesbienne.

Les mouvements homosexuels français n'ont jamais participé du modèle communautaire, du moins jusqu'à la fin des années 80. Certes, il est régulièrement question d'une " communauté homosexuelle ", mais cette notion ne désigne pas l'outil d'une stratégie politique homosexuelle. A cela une raison évidente : en France, à la différence des Etats-Unis, la citoyenneté politique s'exprime rarement en termes d'appartenance à une communauté. Adopter une idéologie communautaire, défendre les intérêts de la communauté gaie, pourrait servir subrepticement des stratégies fort éloignées de l'intention première : revendiquer la reconnaissance politique d'une identité gaie, c'est nécessairement revendiquer un nouveau découpage organisant les individus dans leur rapport à l'Etat et à la Nation. De même, la volonté de visibilité homosexuelle se heurte à un autre héritage : celui de l'autonomie de la vie privée par rapport à la sphère politique. Il faudrait faire l'histoire de cette conquête, dont sans doute l'origine est à trouver dans les conflits orageux qui opposèrent le pouvoir monarchique et l'exigence d'une pratique religieuse privée, conflits qu'illustra par exemple le jansénisme. Vieille affaire, dont on ne se débarrasse pas si vite. En quelque sorte, le " sujet homosexuel français " est placé à l'entrecroisement de stratégies contradictoires. Comme assujetti au bio-pouvoir, il est bien entendu soumis à l'injonction de la vérité de sa sexualité, et amené à se construire comme sujet de sexualité. Mais, à la différence du gay états-unien, il dispose sans doute de plusieurs stratégies de diversion : d'une part,le principe de résistance de la vie privée face à l'intrusion du politique ; d'autre part, le principe de sujet producteur d'universalité, effet de sa citoyenneté non sexuée. Diversité de stratégies qui est autant d'occasions de tensions et d'apparente irrésolution.

Ainsi, l'histoire récente des mouvements homosexuels manifeste systématiquement ce caractère d'inscription dans des réseaux politiques complexes. Le mouvement homosexuel des années 1970 participait de la phraséologie révolutionnaire héritée de mai 1968 ; mais ce mouvement naquit aussi, comme le mouvement féministe, d'un rejet violent - et passionnel...- de l'idéologie machiste des petits chefs gauchistes. L'engagement des homosexuels dans la lutte contre le sida à partir de 1984 s'est organisé au nom de la solidarité avec les malades et de la lutte contre l'exclusion ; la manière dont l'association Aides, association de lutte contre le sida qui s'est voulue dès l'origine non spécifiquement homosexuelle, a permis l'émergence d'une parole et d'un savoir propre au patient dans sa relation avec le médecin et le savoir médical, manifeste une inventivité politique dans un cadre autre que celui des pratiques sexuelles. Enfin, il est révélateur que le projet de création d'un Contrat d'Union Civile, généralement considéré comme la revendication par excellence du mouvement homosexuel français des années 1990, ait été conçu par ses auteurs comme un contrat ne supposant aucun lien affectif ou sexuel a priori, et d'une portée plus générale que le seul cas du concubinage homosexuel.

Au cours des années 80 sont apparus plusieurs mouvements de jeunes homosexuels, et ce mouvement de création s'est amplifié depuis 1990. Tous ont en commun d'exprimer parmi leurs raisons d'être un impératif de convivialité ; et de remplir ce que j'appellerai une fonction d'accompagnement. Voici par exemple en quels termes se présente l'un de ces mouvements, le Mouvement d'affirmation des jeunes gais et lesbiennes (MAG) : "le MAG a comme principale fonction l'intégration des jeunes homos (qu'ils soient perdus ou non dans leur vie) dans un groupe solidaire et amical. Il s'agit de leur offrir le cadre dans lequel ils pourront retrouver une ambiance familière mais parmi une population essentiellement identique à eux. Dès lors, ils pourront s'épanouir et évoluer vers une personnalité mieux fondée et plus stable. [..] Enfin, le MAG va leur permettre de comprendre que le fait d'être homo ne détermine pas la personnalité d'un être mais qu'il y a autant d'homos différents que d'homos."(5) Ces quelques lignes suffisent à montrer l'étrange brutalité de la tension qui règne là, entre intégration identitaire et exigence de la différence. Par contraste avec l'idéologie gay et lesbienne américaine, on s'aperçoit tout d'abord que la participation à une organisation homosexuelle est interprétée comme le moment d'une évolution et de la construction d'une personnalité. Bref, comme un processus de subjectivation. Or il est clair qu'un tel processus participe tout à fait du bio-pouvoir tel que le conçoit Mark Blasius : somme toute, il s'agit bien de produire des homosexuels ! Et pourtant, dans le même temps, comme s'il fallait dénouer la ceinture à peine tressée, l'intelligibilité de soi à soi et de soi aux autres, n'est pas donnée à lire dans la sexualité. Plus encore, ces mouvements suggèrent parfois que l'appartenance à la communauté gaie est un passage, une espèce de rite initiatique limité dans le temps. Voici comment Pierre-Jean Desnoux conclut sa description du parcours d'un " gageux ", membre de l'association des étudiant(e)s gai(e)s "Voilà pour se trouver, pour avoir le temps de se fondre dans un moule, et d'en sortir, voilà pour se préparer à n'être plus, bientôt, un " étudiant gay (6)", mais un homosexuel tranquillement assumé.(7)" Certes, cette image d'un moule peut paraître malheureuse, et ce destin sembler monotone. Mais il faut entendre l'originalité de l'énoncé, qui dévoile que ce compagnonnage dans une association d'étudiants gais ouvre la parenthèse d'une hésitation. Ce parcours, justifié par le plaisir d'être ensemble, et autorisant le double jeu du provisoire, respecte l'équilibre des stratégies possibles sur le rapport de soi à soi et sur le rapport de soi aux autres. Evidemment, que resterait-il de cette duplicité si les mouvements homosexuels français empruntaient la voie glorieuse et fière du mouvement gay américain ? Offert à l'insurrection festive de la subjectivité, chacun se réjouira d'être ce qu'il est, et se félicitera de l'être bientôt davantage.

Mais quelle est précisément la dimension politique repérable dans ces pratiques de convivialité qu'ont développées, parmi d'autres, les mouvements de jeunes homosexuels ? Posons la question autrement : quelle forme prend, aujourd'hui, la volonté de n'être pas gouverné ?(8) - De ne pas être gouverné ainsi, au prix d'une assignation à la permanence d'une identité ? Sans doute la forme d'une résistance collective et ambivalente à la production d'un sujet triomphant.


1. Concilier l'exactitude des termes et de la traduction en français, avec la claire compréhension des enjeux politiques dont est porteur le vocabulaire américain sur une question particulièrement sensible à la political correctness, est un exercice périlleux qui dépasse l'ambition de ce texte. J'indique par conséquent le terme original pour m'autoriser des traductions rapides.

2. Points 1 et 4 de la Platform of the 1993 March on Washington for Lesbian, Gay, Bisexual and Bi Equal Rights and Liberation. Le point 3 porte plus spécifiquement sur les discriminations résultant d'une définition trop étroite de la notion de famille, qui exclurait toute la diversité des structures familiales réelles.

3. Sur les stratégies hasardeuses du mouvement homosexuel américain, voir Eric Fassin, "Des chiffres et des gays", rubrique Rebonds de Libération, 22 juillet 1993.

4. Mark Blasius est professeur assistant de sciences politiques à l'université de la Ville de New York. Ses thèses, rapportées ici, sont la matière d'un livre intitulé A Politics of Sexuality, à paraître chez Temple University Press. Elles ont été présentées à l'occasion du colloque "Aesthetics and bio power" organisé à Nijmegen, Pays-Bas, les 8 et 9 mai 1993, à l'initiative de l'association pour le Centre Michel Foucault et de l'université catholique de Nijmegen.

5. Présentation du MAG dans le journal de la Fédération des associations de jeunes gais et lesbiennes francophones (GEMINI), n°1, juillet-septembre 1993.

6. A noter au passage l'orthographe du mot gay. Depuis peu de temps, la presse homosexuelle française systématise l'emploi du mot américain gay, au détriment du mot français gai. Paresse et sous-entendu idéologique concourent ainsi à un appauvrissement de sens. Je préconise pour ma part de réserver l'emploi de la graphie gay aux termes relatifs au mouvement nord-américain - non sans douleur lorsqu'il s'agit d'un adjectif accordé...

7. P.-J. Desnoux, "une trop belle histoire...", Supplément à Gageüre , journal du Gage, Association des étudiant(e)s gai(e)s, n°46, novembre 1993.

8. Formulation empruntée à Michel Foucault, "Qu'est-ce que la critique ?" (conférence prononcée le 27 mai 1978), Bulletin de la Société française de philosophie, 84e année, n°2, avril-juin 1990.

Last modified: Thu Jan 2 18:30:58 MET 1997
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