Jean Le Bitoux

Marcher dans le gai Marais

La psychogéographie, science du comportement à partir du tissu urbain, est un apport du situationnisme à l'étude de nos villes. C'est un outil vieux de 24 ans mais capable encore aujourd'hui d'analyser le malaise de bon nombre de nos quartiers et de nos banlieues.

En hommage à l'un des concepteurs de la psychogéographie et un des fondateurs du situationnisme, Guy Debord, qui s'est suicidé l'automne dernier, nous allons nous essayer à une analyse sur un quartier donné de la capitale, une analyse de la circulation dans un périmètre clos de corps et de marchandises.

L'outil psychogéographique ne doit en outre jamais oublier l'humour le plus grinçant et la réalité la plus prosaïque. Ou quand la psychogéographie oriente ses lunettes du côté du quartier de Paris le plus fréquenté par les gais : le Marais.

Coincé entre Beaubourg et le quartier juif de la rue des Rosiers, entre l'Hôtel de Ville et le Sentier, entre les dealers des rues piétonnes et les filles de la rue Saint Denis, entre les bourgeois de la place des Vosges et les cinés pornos du Sébasto, le quartier gai de la capitale française, surgi il y a quinze ans comme un champignon atomique, est déjà en pleine asphyxie. Sa clientèle homosexuelle, principalement nocturne, se compose de pas mal de parisiens, de nombreux « provinciaux » et de « banlieusards » le week-end. Toute l'année, mais surtout lors des congés d'été, une bonne proportion de touristes européens et américains le fréquentent également. Du coup, certains débits de boisson gais battent des records de consommation dans la capitale, notamment en bière. De leur côté, toutes les carteries de Beaubourg n'oublient plus de placer des hommes dénudés sur les présentoirs de leur pas de porte.

Proposons une écriture d'errance, de « dérive » diraient les « Situs », une écriture au plan introuvable et aux affirmations récurrentes, quand les pas qui nous mènent sont à l'écoute d'une pensée en mouvement. Loin de ces lieux identitaires gais de Paris que sont, que furent les Tuileries, la rue Sainte-Anne ou la rue de Lappe. Et si ce quartier gai propose une visibilité spécifique, elle n'est, on le verra, que la simple concrétion d'intérêts en cours.

Les situationnistes, lettristes, anarchistes, instigateurs théoriques de Mai 68, eurent entre 1965 et 1975 tous les services secrets sur le dos. Leur théorie psychogéographique semblait dangereusement s'adapter au mieux à certaines situations urbaines. Ils passèrent accord d'agitation sociale voire de guérilla urbaine avec les « provos » des banlieues d'Amsterdam. La tentative s'avéra un échec cuisant. Entre Debord et Vaneighem, Baudrillard et Lebovici, ce dernier assassiné mystérieusement, les services secrets eurent fort à faire.

L'IS, l'Internationale Situationniste, est une prestigieuse revue d'analyse de notre société qui parut de 1965 à 1977. Elle a proposé entre autres la psychogéographie, soit « l'étude des effets précis du milieu géographique consciemment aménagé ou non, et agissant sur le comportement affectif des individus ». Mais outre-atlantique, emblématiques pour longtemps, les ghettos noirs américains brûlaient déjà. Jean Genet avait rejoint les Black Panters qui publièrent en 1976 un manifeste pour la révolte homosexuelle. Puis la visibilité homosexuelle fit sienne des techniques de lobby, peu situationnistes. Ratage de tactique, car deux ans plus tard, le maire de San Francisco et son conseiller à la question homosexuelle, Harvey Milk, furent assassinés.

Inutilisable de par ses visées à problématique hétérosexuelle et finalement machiste, le situationnisme quitta vers 1975 le mouvement homosexuel comme outil d'intelligibilité et de dynamique sociale. Il avait pourtant inspiré la pensée radicale du Fléau Social, l'un des deux journaux du FHAR1. Cette inadaptabilité d'une grille idéologique sur une réalité finalement plus mouvante, aux repères plus socioculturels que politiques stricto sensu, créa néanmoins un indéniable déficit intellectuel dans nos rangs raisonneurs. Michel Foucault et sa « boite à idées » n'avaient pas encore percé dans les analyses du mouvement gai de l'époque. Et les dérives finales de ce mouvement d'idées situationnistes, en manque de terrain, devaient, sur ce sujet, se fracasser ensuite avec Baudrillard avec d'hasardeuses théories sur l'obscénité. Quant à l'étude urbaine de San Francisco par Alain Emmanuel Dreuilhe, correspondant de Gai Pied outre-atlantique avant qu'il ne meure du sida, San Francisco ville invertie, publiée chez Flammarion, en 1980, c'est un rare ouvrage sociologique et historique, et largement post-situationniste, sur le comportement homosexuel urbain d'aujourd'hui.

Retournons au Marais. Ce quartier donne à voir de nombreux hôtels du xviiie siècle, des cloîtres comme des musées dans les murs d'époque. Alentour, les agences immobilières proposent des espaces relativement ingrats mais surmontés d'authentiques vieilles poutres. Ah, vivre à deux pas de sa double vie ! Mais cela n'est que le privilège de certains nouveaux riches gais, ou le rêve ruineux d'autres à la cervelle et au porte-monnaie étroits, car il leur faudra vite déménager.

Pour que la marchandise circule le plus vite possible et, en communiquant bien, se consomme sans modération, il faut lui donner tous les atours du désir. Comme le note Guy Debord deux ans avant Mai 68: « La société marchande spectaculaire ne vit qu'à travers son système général d'illusions ». Et de faire son désir battre la campagne, hypnotisé par des repères homosexuels complices, d'un bar gai à l'autre, en face. Tout en faisant en sorte que la rencontre soit impossible pour augmenter la consommation. Ou faire que, si une rencontre se conclut, elle se consomme vite sur place dans un coin sombre afin de prestement laisser la place aux suivants.

Hormis les heureux propriétaires ou locataires du Marais, sans parler des pistonnés hors la loi du domaine privé de la Ville de Paris ou de l'Assistance publique dont les appartements chics et pas chers dans le Marais sont pléthore, les autres, les migrants, n'ont plus qu'à circuler nuitamment dans les rues du Marais, condamnés au mouvement perpétuel, s'accoudant entre deux transumances nocturnes d'un zinc à l'autre et selon un circuit immuable qui devrait fasciner quelque sociologue en manque de sujet. La psychogéographie a également étudié la pauvreté de circulation des habitants dans leur propre ville, comme celui d'une étudiante le temps de ses études dans Amsterdam. Ses habitudes de circulation étaient majoritairement immuables. On peut, pour le gai Marais, entre 1985 et 1995, pour ceux qui fréquentent ce quartier entre 21 heures et 3 heures du matin, constater la même probabilité.

En décembre 1978, Jean-Pierre et Joël ouvrent le Village, rue du Plâtre. Suivirent des pétitions de voisins et autres retraités dont les poutres avaient disparu vingt ans plus tôt sous un authentique contreplaqué. Des retraités pourtant autrement menacés que par le bruit mais bien plutôt par la montée vertigineuse des loyers à partir de 1973. La modernité des années quatre-vingt repoussait deux populations antagonistes de quartiers types que définit ainsi le situationniste Dominique Delacroix: « D'emblée, on constate deux types de population : une population de bourgeoisie mélangée au flot ininterrompu des touristes, et une population plus ancienne, rejetée de plus en plus loin du centre, populaire ou immigrée »2. Lorsque le Centre Pompidou sort de terre, pluie d'amiante garantie un an durant sur les étalages de la rue Rambuteau, les loyers deviennent prohibitifs dans le Marais. Les témoins les plus âgés et les plus humbles de ce quartier, en charge de sa mémoire, rente ou retraite insuffisantes, sont boutés hors du quartier vers la banlieue ou les maisons du troisième âge. Reste face à Beaubourg la grande surface des Halles, et dans son dos le quartier gai.

Ainsi donc un lieu gai s'installe en 1979 en toute visibilité, c'est à dire avec des heures également de jour, rue du Plâtre. À 10 francs la bière, un prix du demi imbattable, surtout pour un établissement gai. Puis du Village au Duplex, et du Piano Zinc au Central, le quartier gai s'installe par vagues successives d'entrepreneurs gais tout au long des années quatre-vingt. Aujourd'hui, nous en sommes à des boutiques, des boites, une librairie, des carteries, des sex-shops, des restaurants, des bars, des magasins de fringues, voire des laveries, et récemment une pharmacie avec drapeau gai sur la rue inaugurée par toute la « communauté ».

Cette nouvelle population gaie, en s'emparant de ce quartier du Marais, sanctionnait aussi l'ancien et hypocrite quartier de l'Opéra, qui s'était mis hors course entre la mafia, la prostitution, les mondanités ou de déplorables émeutes. Jusqu'aux années soixante, les homosexuels avaient encerclé Paris par leurs tasses des boulevards des Ma-réchaux. Des lieux « interlopes » faisaient également vivre tard le soir de nombreuses « barrières » de Paris, lesquelles furent génératrices de nombreux crimes de la population parisienne au xixe siècle. Quant à la terrasse du Flore à l'heure de l'apéro, elle fonctionnait certes toujours, mais depuis la disparition du FHAR à deux rues, la drague nocturne aux Tuileries après un restaurant dans la rue Bonaparte avait nettement perdu de sa saveur.

Nettoyé, le Marais des années quatre-vingt était fin prêt pour l'accueil d'une nouvelle population doublée d'une clientèle nouvelle, plus dépensière et plus dynamique. Ainsi le drapeau gai n'a point surgi d'une fenêtre d'une rue du Marais un jour de la Lesbian & Gay Pride mais des vitrines de commerces, et ce pour toute l'année. Visibilité ou obscénité ? Identité ou exploitation commerciale d'une différence lucrative ? La récente tentative de leur interdiction par la mairie et la préfecture devait s'avérer infrutueuse, le commerce plus que l'identitaire faisant force de loi.

Paris devrait ainsi s'honorer de rejoindre les capitales modernes capitalistes avec enfin son quartier gai. Ghetto? La charge moralisante et faussement historique de ce terme fort aimé des journalistes et des moralisateurs empêche d'utiliser ce type de vocabulaire. Disons plutôt que la communauté homosexuelle qui réussisait à émerger et à se trouver des outils politiques (bataille contre le code pénal, percées médiatiques et soutiens intellectuels, activité de trentes groupes gais en France, candidats homosexuels aux élections, etc.) avait vraisemblablement envie de compléter ce surgissement social du début des années quatre-vingt par un espace « identitaire ». Une communauté surgissant avait besoin d'un nouvel ancrage géographique. Le quartier gai du Marais fut inauguré par des établissements proches ou connus du mouvement homosexuel d'alors. Aujourd'hui, installer un commerce gai dans le devenu fort cher pré-carré du Marais, c'est aggraver sans cesse l'argument identitaire jusqu'à prétendre le faire devenir banal, banal dans un univers d'objets convenus bien évidemment gais, jusqu'à la couleur des murs ou le choix des vidéos. Comment alors, comme le disent les situationnistes, élaborer « la critique vivante, alimentée par toutes les tensions de la vie quotidienne de cette manipulation des villes et de leurs habitants » ? Comment « permettre aux gens de cesser de s'identifier à l'environnement et aux conduites mo-dèles » ? Y compris dans la planète gai, un virus mortel y rôdant de surcroît?

Les premiers lieux du Marais, comme le Duplex, le Piano Zinc ou la librairies les Mots à la Bouche furent fondés par des pionniers convaincus qu'il fallait touner la page de la mondanité, de la mafia et de la honte. Responsables de la création d'un identitaire géographique, ces lieux restent contradictoirement ceux du Marais les plus ouverts et les moins connotés. Car ils savent de longue date qu'il ne s'agit pas de rendre enfin visibles des réalités trop longtemps esquivées, mais qu'il est préférable de ne point en faire un usage surdéterminé qui pourrait produire ou alimenter une allergie sociale ainsi qu'une perte de sens. D'autres, plus cyniques, ont décidé de passer carrément de la simple visibilité à la publicité tous terrains de cette modernité sociale.

« Urbaniser, c'est prendre la ville pour objet » dit l'Internationale Situationniste. Et la captation des comportements de consommation reste stratégie d'entreprise, bar par bar. Comme preuve, l'absence de véritable structure associative ou syndicale qui régirait la communication d'un espace d'entreprises travaillant en direction d'une communauté, avec une logique qui irait dans le sens de sa solidaire libération.

Dans le cas présent, c'est le Marais qui a pris les homosexuels en otage. En proposant un mode de vie moderne adapté à nos nouvelles convictions de fierté homosexuelle. Et en en vantant les mérites dans la presse homosexuelle, une presse aujourd'hui d'autant plus jugulée que, de dérive en compromission commerciale, la presque totalité en est devenue gratuite, payée par ses annonceurs. Le lecteur, faible vecteur financier, est devenu largement secondaire. Ce type de presse provoque magiquement la disparition du social et du droit d'opinion au profit de l'économique univoque. Esquivées les valeurs du témoignage, de l'analyse, de la critique, bref toute distance entre les gais et « leur » quartier. Une seule signalétique : être beau, jeune, musclé, blanc, accessoirement bronzé et / ou rasé, à l'oeil vif et aux fringues moulantes. Sans quoi, le prix, c'est un regard qui tue, l'un de ceux que l'on ne croise plus dans les bars hétérosexuels du centre de la capitale.

Le « bourg » était jadis défini comme l'implantation utilitaire aux carrefours migratoires, entre le village et le château, de commodités de substentiation et d'hébergement de nombreuses populations sur les routes. Ses habitants, les commerçants, soient les bourgeois, étaient à l'étroit entre l'Église, le pouvoir, les clercs et les paysans. Carrefour des gais parisiens, banlieusards, provinciaux et touristes obligés, on peut dire que ce quartier du Marais est le quartier gai bourgeois de la capitale, une bourgeoisie moderne affranchie de la morale et de la famille.

Y-a-t'il d'autres quartiers gais ? Non. Il y a certes des lieux gais ailleurs, des lieux de drague, de prostitution, et autres adresses excentrées de boîtes certes plaisantes. Face à l'asphyxie du Marais depuis quelques années, le quartier de la Bastille, avec le Centre gai et lesbien, le dynamisme qu'il a su générer et la proximité d'établissements identitaires voisins, est peut-être le futur quartier gai de la capitale.

Déambuler, et croiser d'autres gais. La rue devient espace de liberté, donc identitaire. Comme le dit Pierre Sansot : « La rue pour dépasser le cadre d'un micro-drame, d'une micro-sociologie. D'où vient cette libération du langage dans et par la rue? Les interdits disparaissent, tous ceux qui étaient liés au foyer, à la demeure, à l'école, au temple. Comme si les paroles prononcées à l'intérieur d'une demeure risquaient d'y demeurer et de la compromettre, comme si les disputes à huis-clos risquaient de prendre vite une allure dramatique et intolérable [...]. Dehors, ils ne seront pas des maris, des épouses ou des fils mais des hommes et des femmes qui parlent fort, comme l'on respire, comme l'on marche, comme l'on digère »3. Mais il ne suffit pas de s'identifier à un quartier généreusement estampillé de drapeauxs gais à chaque vitrine, un fragile symbole territorial menacé de détournement et de récupération, selon les thèses situationnistes, pour se sentir comme chez soi.

Pour bien consommer, il faut être plutôt seul. La géographie peut-elle être à elle seule uniquement identitaire? En ces temps sanglants de nationalisme, drapeau brandi, la question se pose de notre territorialité, de ces gais chassés des campagnes vers les villes. Et la plus grosse d'entre ces dernières d'y installer son bourg gai, et de nous proposer de s'identifier à lui simplement parce qu'il est mieux loti qu'ailleurs en épiceries centrales. C'est confondre la Samaritaine et le mur des Fédérés. Mieux vaut un troquet interlope de Belleville, qui n'a surtout pas l'intention d'être dans le guide Gai Pied. Mieux vaut la vieille boîte increvable de province où se côtoient toutes les différences, car c'est dans cette différence que se créent les vraies solidarités, les vraies identités. Dans le Marais des propriétaires et des heureux locataires, le problème est réglé : il y a déjà des immeubles entièrement occupés par des danseurs, d'autres par des peintres, d'autres enfin par des comédiens.

Certes, après de vaillantes luttes, une communauté avait besoin d'un ancrage géographique. Mais le repos du guerrier est devenu « Gay Land ». Ce quartier avait besoin d'une redynamisation économique. La nouvelle population finit même récemment par voter à gauche, contre toute attente, sanctifiant de la sorte une symbolique prise de territoire, l'exigence aussi de droits nouveaux. Mais entre le vote dans l'isoloir et le certicat de concubinage à aller demander à la mairie, combien feront le chemin ?

Il ne s'agit pas non plus, une fois dans le Marais ­ mais c'est également compliqué à faire comprendre aux clients ­ de s'identifier à un bar mais de tourner vaillamment dans le quartier. Car cela ne ferait que bêtement faire chuter le chiffre d'affaires. Si on est fidèle à un bar, on finit par s'y faire des copains, aux tournées qui s'ajoutent à celles obligées du patron à l'heure de la fermeture. Mais cela encombre l'espace pour pas suffisamment cher. Il faut du turn over. Il faut que ça circule d'un bar à l'autre.

Le problème, c'est que ce quartier n'est pas extensible. Des querelles aux barrières le font sporadiquement savoir, comme cette irruption houleuse de jeunes sionistes dans un bar relativement cuir non loin de la rue des Rosiers. En toute incompréhension d'ailleurs, car leur erreur agressive fut de confondre de gentilles cuirettes avec des nazis en exercice.

Le soleil couché, malgré quelques axes sillonés par de nombreux taxis, le Marais prend des allures de quartier piéton. Ça marche. Car la fin de la distance géographique a réussi son pari : sanctifier la mise en distance des êtres et des corps. Des désirs aussi, destinés à dorénavant se polariser uniquement sur quelques récents gogo-boys dansant sur le zinc. Et une homosexualité en mouvement d'inquiétude ou de désir circule jusqu'à l'épuisement. Comme dit Henri Miller : « Marcher pour fuir sa hantise, marcher pour ne pas pleurer, marcher dans l'attente vaine, désespérée, de rencontrer un visage amical. Marcher, marcher, marcher »...

Jean Le Bitoux
(1) FHAR (1971-1975) : Front homosexuel d'action révolutionnaire.
(2) L'Écho des Villes, Avril 1985.
(3) Poétique de la ville, Pierre Sansot, éd. Klincksieck, 1971, p. 177.

FQRDLa France Gaie et Lesbienne
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La revue h : (1)

16/07/1997, page réalisée par LC
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