FQRD

la revue h.

numéro 1, éditorial

Médias

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«Le pouvoir de jouissance d’une perversion (en l’occurrence celle des deux H : homosexualité et haschisch) est toujours sous-estimé. La Loi, la Doxa, la Science ne veulent pas comprendre que la perversion, tout simplement, rend heureux ; ou, pour préciser davantage, elle produit un plus : je suis plus sensible, plus perceptif, plus loquace, mieux distrait, etc. – et dans ce plus vient se loger la différence… Dès lors, c’est une déesse, une figure invocable, une voie d’intercession.»
Roland Barthes
in Roland Barthes par lui-même, Éditions du Seuil (1976)

«Comment ne voient-ils pas que la grandeur de ce vice provient, non de l’apparence plus ou moins décorative de ceux qui le pratiquent, mais de la réprobation dont ils sont l’objet.[…] C’est dans cette exagération du mépris, de la réprobation, de l’exclusive et de l’opprobre dont ils sont l’objet qu’ils trouvent à la fois ce qui les unit le plus étroitement et ce qui les exalte avec le plus de violence, et ce qui fait d’eux une tribu sombre, damnée, mais héroïque. Plus le vice est infamant, plus il lie durement ceux qui s’ y adonnent.»
Marcel Proust

«L’homosexualité est une occasion historique de rouvrir des virtualités relationnelles et affectives, non pas tellement par les qualités intrinsèques de l’homosexuel, mais parce que la position de celui-ci « en biais », en quelques sorte, les lignes diagonales qu’il peut tracer dans le tissu social, permettent de faire apparaître ces virtualités.»
Michel Foucault
in Dits et Écrits, "De l’amitié comme mode de vie"
entretien avec R. de Ceccaty, J. Danet et J. Le Bitoux
Gai Pied n° 25, avril 1981

Éditorial

Trois constats motivent notre désir d'ouvrir aujourd'hui un nouvel espace de réflexion, structuré autour de trois lignes de force : identité, culture, citoyenneté.

1. Un vide éditorial

Il nous manque quelque chose. À nous les gais, les homosexuels, les lesbiennes. (Quel terme employer d'ailleurs ? Par commodité, on parlera des " homosexuels et des lesbiennes " dans la suite de cet éditorial, ou des " homosexuels " comme terme générique.)

Nous avons des bars, des boîtes, des centres gais et lesbiens, des associations, une " Lesbian & Gay Pride " , Act Up, des lits d'hôpital, un crématorium au père Lachaise, des prix Goncourt, des films gais, des films lesbiens, des revendications, Internet. L'inventaire pourrait se poursuivre encore longtemps, il n'est d'ailleurs pas sans intérêt.

Mais de quelle presse disposons nous ?

Il semblerait à première vue que la liste est longue, et qu'elle couvre de nombreux champs, tous les dosages et tous les publics : information, santé, brûlots revendicatifs, revues photos du plus " soft " au plus " hard ", périodiques branchés ou pièges à pub, presse associative. Parmi ce foisonnement, il n'est pas, il n'est plus, de lieu véritable de débat ou de réflexion sur l'homosexualité.

Il en fut : Arcadie eut quelques moments intenses ; Gai Pied à ses débuts sut allier information, actualité d'une minorité et un véritable travail de recherche sur l'homosexualité. L'aventure de Masques fut celle d'une vraie revue culturelle homosexuelle.

Et vint l'ère du sida. La deuxième moitié des années quatre-vingt et le début des années quatre-vingt-dix ont vu un bouleversement profond dans la manière dont les homosexuels et les lesbiennes pensent et vivent leur homosexualité. Cette mutation s'est faite aussi vite que la revendication homosexuelle avait émergé dans les années soixante-dix, si rapidement qu'elle n'a pas ou peu été pensée ou analysée. Confrontés à la mort et au deuil, entre tentation du ghetto hédoniste et réinvention de nouvelles formes d'expressions associatives, culturelles, ou sociales, l'heure n'était plus à la théorisation ou à la recherche de racines culturelles ou historiques. Il fallait vivre, ou mourir, ou se battre, ou un peu des trois.

Le seul discours vraiment nouveau qui se construisait alors autour de l'homosexualité lui était périphérique : homosexualité et sida. Essentiellement littéraire et sociologique, ce discours s'est attaché à décrire la réaction d'individus ou de communautés face à l'épidémie et à ses conséquences terribles.

Ce travail était et est encore nécessaire, parce que le sida fait indiscutablement aujourd'hui partie, directement ou indirectement, de la vie des homosexuels. Mais il semble qu'il n'est plus aujourd'hui suffisant, et c'est pour cette raison qu'il est possible de le qualifier de périphérique. Il part d'une maladie, et s'attache à décrire ce qu'il advient d'une communauté, d'une individualité quand elles s'y confrontent. Autant la littérature paraît avoir abouti à des résultats convaincants et parfois poignants, qui se suffisent à eux-mêmes, autant le débat d'idées, la recherche sociale et historique ne sauraient se satisfaire de cette analyse centrée sur une maladie qui affecte, certes, les homosexuels plus que d'autres, mais qui doit questionner la société entière et doit être intégrée dans une réflexion plus globale.

Il existe bien une recherche anglo-saxonne qui s'interroge précisément sur la notion d'homosexualité, sous plusieurs éclairages, principalement sociologiques ou philosophiques. Quelques échos atténués de ces travaux traversent l'Atlantique. Ils sont le plus souvent déformés, que ce soit dans l'excès ou dans l'atténuation, évacués par une caricature trop rapide du " P.C. " (politiquement correct).

Peu de revues spécialisées et pratiquement pas de publications gaies se font l'écho du seul débat vraiment approfondi qui existe, pour l'essentiel outre-atlantique. Il paraît donc également nécessaire qu'une publication ouvre ses colonnes à l'exposition de ces thèses anglo-saxonnes (Boswell, Taylor, par exemple). Ce n'est qu'à cette condition qu'il sera possible de valider ou réfuter leur pertinence pour l'analyse de la place que tiennent les homosexuels et les lesbiennes (ce n'est pas la même...) dans la société française contemporaine.

2. L'introuvable place de l'homosexuel dans la société contemporaine

Si certains ont pu considérer que cette situation de quasi vide intellectuel était favorable aux homosexuels, cela ne saurait plus durer.

L'accession de François Mitterrand au pouvoir permit aux homosexuels de voir enfin l'aboutissement d'un long combat engagé timidement au début des années cinquante, avec une accélération décisive dans les années soixante-dix : la fin de la stigmatisation légale et pénale. Rentrés dans le rang du commun des citoyens mortels, il s'aperçurent, hélas très vite, qu'ils l'étaient plus que les autres.

Mobilisés plus rapidement dans le combat contre le sida, les plus actifs d'entre eux participèrent massivement et de manière décisive à la constitution des grandes associations de lutte dans la deuxième moitié des années quatre-vingt.

Ces associations choisirent d'éviter d'apposer sida et homosexualité. Il semblait à juste titre que la mobilisation autour de la maladie et des exclusions qu'elle suscitait ou révèlait était un combat en soi, qu'il ne fallait pas compliquer d'une revendication nouvelle pour l'élargissement des droits et la reconnaissance sociale des homosexuels.

À contrario, l'émergence d'Act Up à la fin des années quatre-vingt, voire l'infléchissement de la ligne suivie par les grandes associations institutionnelles, reflétaient les limites de cette stratégie. Il ne suffisait pas de s'axer sur une prévention généraliste et indifférenciée pour faire reculer la progression de la maladie. Il ne suffisait pas de tenter de pallier les carences des institutions sociales, administratives et politiques et d'inscrire dans la loi l'interdiction des discriminations fondées sur la maladie pour que tous les obstacles qui rendent difficile ou impossible la vie des séropositifs et des malades disparaissent. La colère d'Act Up s'élevait contre l'ensemble de ces apories, se proposant de porter le plus radicalement et surtout le plus médiatiquement possible le débat à son niveau de provocation et de protestation maximal.

Parallèlement - et c'est un lieu commun de campagne électorale - la société française se fracturait. Exclus et nantis, immigrés et français " de souche ", gens des villes et des banlieues, chômeurs et employés, jeunes et retraités...

Dans ce tissu social en cours de délitement, est il possible de penser ce concept difficile de " communauté homosexuelle "?

L'irruption sur l'échiquier politique du Front national et des extrémistes conservateurs, auxquels un électeur sur cinq confiait sa voix au premier tour des élections présidentielles de 1995, marque bien la réaction de certains Français face à la dissolution du pacte républicain, qu'il faut sans cesse rénover, réinventer depuis 1789, et qui semble tourner aujourd'hui à vide dans le discours politique, loin des réalités quotidiennes.

Si la société française actuelle, à partir de ses cohérences, qu'il faut révéler, et de ses contradictions, qu'il faut surmonter, ne sait pas inventer de nouvelles formes de modernité sociale, elle se retrouvera tiraillée en permanence entre la dérive vers l'éclatement incohérent et anarchique en groupes sociaux aux intérêts contradictoires, et entre la tentation illusoire de la reprise en main par un pouvoir fort, nanti d'un projet bâti au premier chef sur une philosophie de l'exclusion de tout ce qui est " autre " et différent.

Les homosexuels seraient donc placés entre deux feux. Ou bien ils considèrent qu'ils constituent un groupe social à part entière, une minorité qui a vocation à bénéficier de l'égalité des droits, si besoin est par l'obtention de droits spécifiques, et ils s'inscrivent dans cette tendance au fractionnement d'une société qui s'est bâtie sur le mythe constructif de l'égalité et de l'universalité des Droits de l'homme. Ou bien ils s'appuient sur ces deux dernières notions pour exprimer leur vocation à une reconnaissance pleine et entière permettant une complète intégration dans la communauté nationale. Mais il s'avère que ce modèle " intégrateur " se heurte aujourd'hui à des limites de plus en plus importantes.

Entre la revendication musclée d'Act Up et la discrétion républicaine d' Aides, entre le contrat d'union sociale présenté comme une mesure destinée à tous les citoyens et le désir exprimé par certains gais ou lesbiennes d'une union légale ou religieuse, voire d'un droit à l'adoption ou à la procréation assistée, entre droit à la différence et droit à l'indifférence, existe-t-il une voie adaptée à l'état actuel de la société française ?

La Revue h n'a pas de réponse a priori à fournir à cette question, mais elle contribuera à cerner les enjeux et les éléments qui permettent d'en débattre clairement.

3. L'homosexualité donne à voir et à réfléchir

Vivre son homosexualité, c'est vivre, plus ou moins bien, une certaine identité et une certaine manière de s'insérer dans la société. Reprenant certaines idées de Michel Foucault, on pourrait dire qu'il peut exister un regard homosexuel, qui pousse à une confrontation permanente avec la norme sous toutes ses formes. Ces affirmations demandent certes à être discutées et étayées, mais on peut convenir en première approche, et c'est le pari de la Revue h, que l'homosexualité est un prisme particulièrement intéressant pour l'analyse sociale, culturelle et historique. Un prisme, suivant l'angle selon lequel il est placé, et suivant sa construction, réfracte, diffracte, canalise, ou décompose la lumière... et ainsi le regard de l'homosexuel, aiguisé par sa différence.

L'homosexualité est à certains égards un perpétuel jeu avec les masques, et ce n'était pas pour rien qu'une défunte revue avait choisi ce titre. Ce masque qu'il faut découvrir, qu'il est parfois possible d'arracher, que certains n'enlèvent jamais, que d'autres sont obligés de porter sous peine de subir l'exclusion ou l'opprobre. Cette incontournable différence de l'homosexuel l'oblige au minimum à chercher derrière les apparences, à se défier de l'évidence, à interroger ce qui ne semblerait pas poser de question. Regard du déviant, attentif à la perversité des choses et des êtres, dans le sens le plus immédiat de ce mot : ce qui n'est pas droit. Dans certaines sociétés, l'homosexuel est chaman ou sorcier : ce n'est pas un hasard.

Partant de ces trois constats - nécessité d'un espace de débat, nécessité d'un débat, acuité et intérêt d'un regard homosexuel, - la Revue h s'attachera à explorer trois champs de recherche : homosexualité et identité, homosexualité et culture, homosexualité et citoyenneté.

1. Homosexualité et identité

Comment une préférence sexuelle peut-elle générer une identité particulière, qui se traduirait presque dans l'insertion sociale et même politique des homosexuels et des lesbiennes ? Si cette question ressemble à un postulat, c'est qu'on ne parle guère d'identité hétérosexuelle, mais qu'à tout le moins on s'interroge fréquemment sur l'existence d'une identité homosexuelle. Pour la nier, la revendiquer, l'assumer, l'analyser, la mettre en doute. Ce qui pose problème existe, tant bien que mal.

Plusieurs théories ont été proposées qui méritent l'examen de la Revue h. Dès ce premier numéro, elle s'attache à cet enjeu.

L'identité, c'est ce qui demeure identique à soi même, qui exprime une similitude indéniable. Ou encore, selon Paul Ricœur, c'est le fait pour l'homme de se référer à soi-même comme un autre, capable de tenir ses promesses, à autrui et à soi. Si l'on laisse de côté la question des causes de l'homosexualité, qui continue d'obséder psychanalystes, biologistes et généticiens, on peut cependant s'interroger sur l'impact de cette particularité sexuelle sur des individus, puis sur des groupes d'individus, quand ils se l'approprient dans un contexte social donné.

L'homosexualité, parce qu'elle est souvent vécue comme un obstacle à franchir, qui nécessite de transgresser des normes, participe puissamment à la construction de soi. Elle oblige l'individu qui ne peut ou ne veut pas la refouler à se situer d'une manière différente par rapport à la société qui l'environne. Elle bouleverse et remet en cause les pôles de la masculinité et de la féminité, puissants archétypes qui structurent sociétés et civilisations, pôles durement cloisonnés par notre culture judéo-chrétienne et dont la rigidité est aujourd'hui remise en cause. Elle l'interroge radicalement, le somme de s'inventer une manière d'exister, que ce soit dans le mensonge, dans l'aveu, dans la revendication tranquille ou violente.

Ce processus de la " re-connaissance " personnelle a connu des modalités variables au cours des siècles et des civilisations. Malgré le foisonnement bavard des thèses psychologique ou psychanalytiques, il est encore peu étudié. La Revue h voudrait contribuer à sa mise en évidence, étudier les avatars de cette mécanique obligée de confrontation à la norme et à l'exclusion, de l'Ancien Régime à nos temps dits post-modernes et questionner ce phénomène de dissolution des limites du féminin et du masculin dans la modernité de l'époque.

Reconnaissance individuelle, certes, mais aussi nécessité, pour vivre pleinement, d'aller vers l'autre, l'autre soi-même. Double identité donc : l'homosexuel, comme son nom l'indique de façon primaire, est supposé être avidement à la recherche de son semblable. Pour constater que ce semblable existe de manière innombrable, qu'il n'est pas seul. Cette découverte d'une collectivité homosexuelle est la seconde étape de construction de l'identité homosexuelle, après la découverte de l'irréductibilité fondamentale par rapport à la norme. Des pratiques sexuelles et relationnelles se mettent en place, des réseaux plus ou moins diffus de sociabilité s'organisent. Jusqu'à une époque récente dans nos sociétés occidentales contemporaines, la prégnance des normes sociales, religieuses, morales était telle que cette collectivité des homosexuels était vouée à la clandestinité, à la honte, au déni.

Il n'en est plus de même aujourd'hui. Le Berlin des années vingt, San Francisco depuis l'après-guerre, par exemple, témoignent de la possible capacité d'organisation de ces collectivités pour mettre en place des circuits de convivialité et d'entraide. Faut il aller jusqu'à parler de communauté ? Si les homosexuels américains n'hésitent plus depuis une vingtaine d'année à s'affirmer comme tels, et à agir en conséquence (lobbying...), il n'en est pas de même en France.

Un récent article des Temps modernes développait une analyse socio-historique de la constitution des homosexuels en minorité sociale active, à partir du vaste mouvement de remise en question générale des bases de la société né en mai 1968. Il formule la thèse suivant laquelle " le mouvement homosexuel français […] a été essentiellement une mobilisation contre l'assignation des homosexuels à une identité, dans le cadre d'un vaste système de normalisation " et qu'il n'a jamais théorisé le fait communautaire, jusqu'à l'apparition du sida. Mai 68 aurait certes permis l'irruption de la visibilité homosexuelle, par opposition au courant d'Arcadie, qui réfléchissait sur l'identité mais sans revendiquer une visibilité. Les mouvements homosexuels des années soixante-dix se seraient divisés en deux pôles : revendication d'un droit à être homosexuel dans une société qui ne le reconnaissait pas, revendication d'un droit à l'homosexualité contre une société dont les valeurs et la légitimité sont remises en cause. Droit à l'indifférence, droit à la différence. Cet article avançait surtout une hypothèse originale : le " désert " militant des années quatre-vingt, après la victoire juridique de 1982 qui permit la modification du code pénal français figé depuis Pétain, dissimulerait en fait la mise en place des éléments d'une véritable communauté, aujourd'hui capable d'affirmer une vraie stratégie identitaire. Malheureusement, cette intéressante hypothèse est assez peu étayée. Mais elle mérite d'être discutée, nuancée, validée à un degré variable. Les homosexuels et les lesbiennes sont-ils en train de s'inventer un projet social, au cœur de la modernité urbaine contemporaine ? La minorité est-elle en train d'accoucher d'une communauté, ou ne s'agirait-il pas plutôt d'un ensemble de communautés en train de se fédérer autour d'une identité minoritaire ? Peut on rapidement affirmer, comme l'a fait récemment Alain Finkelkraut dans un entretien publié par le Journal du Sida qu' " il est réducteur de figer en identité les pratiques sexuelles quelles qu'elles soient. La discrétion, la pudeur, l'ambiguïté, l'indétermination ne sont pas, comme on le croit souvent, des vestiges d'un ordre répressif ou des marques d'inhibition, mais des formes indispensables de tout art de vivre ". Cela est discutable, fort discutable, cela sera discuté. On peut également s'interroger sur l'arrivée à maturité d'une génération pour laquelle l'homosexualité ne semble jamais avoir posé quelque problème que ce soit, au niveau familial, social, professionnel. Si cette situation existe vraiment, s'agit-il d'une " bulle ", ou bien des prémisses d'un phénomène appelé à se généraliser ?

2. Homosexualité et culture

Là où il y a homosexualité, il y a culture. Ce n'est pas un truisme. L'homosexualité n'est, après tout, qu'une pratique sexuelle, au même titre que l'hétérosexualité. Elle ne devient sujet de discussion que quand elle devient une pratique culturelle. Les bons sauvages à l'état de nature de Jean-Jacques Rousseau ou les brutes à l'état sauvage de Hobbes ne s'interrogeaient pas sur les fondements moraux de leur plaisir : ils le prenaient, d'où qu'il vint. Plus sérieusement, une réflexion approfondie sur l'homosexualité ne saurait faire l'économie d'une étude des rapports que celle-ci entretient avec la culture, que l'on s'attache au sens figuré immédiat de ce terme, comme opposé à " la nature ", ou qu'on le considère comme un ensemble de pratiques sociales visant à faire émerger une définition de l'homme.

Les relations entretenues par une société donnée, à un instant donné, de son histoire avec ceux qui se permettent de transgresser les normes les plus sacrées, celles du sexe mais aussi de la reproduction, sont un redoutable miroir. Que la pratique de relations sexuelles avec ses semblables soit ritualisée, institutionnalisée, fustigée ou tolérée, elle révèle profondément comment se construisent les normes, comment elles sont contournées, comment elles évoluent. Elle cristallise souvent les angoisses ou les incertitudes de la société, dévoile des pulsions ou des instincts qu'elle cherche à combattre, un désir de s'élever ou la tentation se laisser aller à la fustigation. Pourquoi par exemple a-t-il fallu, il y a un siècle, c'est à dire très peu de temps, que la société occidentale médicalise l'homosexualité tout en lui donnant un nom ? Pourquoi cette attention quasi exclusive portée pendant des décennies sur l'homosexualité masculine, alors que l'occurrence des pratiques entre femmes est statistiquement la même qu'entre hommes ? " Tout irait à souhait s'il n'y avait le pénis ", disait la première phrase d'un essai célèbre1. Modestement, la Revue h s'efforcera de rendre compte des travaux sur cette relation entre la norme sexuelle et la norme culturelle. Autrement dit, quelle est la part d'homosexualité de la culture, des cultures, et comment s'exprime-t-elle ?

Qu'en est il des productions culturelles ? On n'a rien dit une fois qu'on a fait la liste des grands créateurs homosexuels de Michel-Ange à Proust, en passant par Tchaïkovski, qu'on a dressé l'état de leur névroses ou de leurs coups de génie et des liens entre leur vie et leur œuvre. Leur homosexualité a probablement contribué à leur désir de se dépasser, de viser à l'universel, qui rallie les suffrages de tous les hommes. À l'inverse, il est temps de se demander pourquoi et comment la dimension homosexuelle de ces créateurs a été le plus souvent systématiquement occultée ou ignorée, à grands coups d'euphémismes et surtout de silences assourdissants. Mais il s'agit là d'un travail d'histoire de la société et des idées, certes intéressant pour réconforter de jeunes homosexuels qui se sentent encore seuls au monde à la recherche de référents, utile pour contribuer à la formation de cette fameuse fierté dont il est question ici ou là, en se défiant bien entendu des excès qui feraient du caractère homosexuel d'une production culturelle le critère de sa qualité créative. Il est déjà plus pertinent, même si la formulation s'avère périlleuse, de se demander s'il existe une " culture homosexuelle ", qui soit plus qu'une culture de ghetto, encore qu'il y a également beaucoup de choses à dire sur la richesse de ces productions culturelles minoritaires. Cette " culture homosexuelle " est-elle mythique ? Est-elle le fruit de l'imagination féconde d'universitaires anglo-saxons désireux de s'assurer de nouvelles places dans de prestigieuses universités ? Plutôt que de culture, il faudrait parler de contre-culture. Ce concept est plus intéressant, car il rend bien compte du caractère dialectique de la production culturelle. Pour vivre et se renouveller, elle a besoin de s'opposer, de contester. Et on retrouve l'idée énoncée plus haut : l'homosexualité donne à voir et à réfléchir. Du bon usage de la marge. Elle peut inciter à créer, parce qu'elle est obligée à un moment ou à un autre de se confronter à la norme. La normalité culturelle serait-elle produite par les marges ? L'homosexualité en est une. Ce n'est pas la seule, mais c'est celle qui sera privilégiée dans l'analyse de la production culturelle contemporaine à laquelle se livrera la Revue h.

3. Homosexualité et citoyenneté

La citoyenneté, quand elle existe, se veut la fusion harmonieuse d'un projet social, d'un projet culturel et d'un projet politique. Les deux points ci-dessus détaillés montrent que la Revue h est construite autour d'une interrogation sur les modes de socialisation et d'acculturation particuliers générés par l'homosexualité. Si l'on peut postuler que la société contemporaine permet désormais à l'homosexualité de se manifester socialement et culturellement, qu'en est il politiquement ?

Dans les années soixante-dix, l'homosexualité a pu être vécue politiquement par certains homosexuels et certaines lesbiennes. Sans refaire une histoire assez longue et complexe, on rappelera qu'après mai 1968, une véritable mouvance politique homosexuelle s'est mise en place, et a exploré plusieurs pistes avec les outils idéologiques de cette époque, du féminisme au maoïsme en passant par la revendication " républicaine " d'arrêt des discriminations légales. Le " recul " de l'action sur le terrain purement politique des années quatre-vingt à la suite des réformes accordées par les socialistes prend peut être fin aujourd'hui. Mais de quelle manière ? Comment une identité bâtie autour du désir peut elle désormais investir une nouvelle revendication politique ?

Un article du New York Times disait récemment que " la société doit offrir les mêmes protections à des hommes habillés de cuir et de chaînes qu'à des cadres qui portent des costumes de chez Brooks Brothers ". Mais quelle société ? Une société dans laquelle la notion de famille n'a plus le même sens, une société qui recherche de nouveaux types de liens sociaux, face aux tensions contradictoires qui la traversent, une société devenue imprévisible, orageuse, dans laquelle la représentation politique est en crise et où les schémas anciens d'identification sociale, religieuse, morale, culturelle ne fonctionnent visiblement plus.

Ce mouvement brownien sans cesse accéléré effraie. D'où la tentation pour certains de rejeter toute revendication d'ordre politique portée par les minorités, qui d'ailleurs dans notre pays, va à l'encontre d'un archétype de fonctionnement politique bâti sur le mythe fédérateur de l'intégration et de la fusion des communautés dans la République. Mais les mythes perdent leur puissance fondatrice quand ils ne sont plus alimentés. Que ce soit pour y adhérer ou pour les critiquer, les homosexuels peuvent avoir envie de dire dans quelle mesure ils s'y reconnaissent et de participer à l'invention de nouveaux liens sociaux et politiques, en bref, à l'émergence d'une nouvelle forme de civilité, ici comme ailleurs.

La Revue h souhaite aider à clarifier et exposer un désir d'expression de la citoyenneté des homosexuels et des projets qu'ils désirent mener à bien pour s'exprimer sans aliénation dans la société. Il est trop facile de dire que le droit à l'indifférence étant supposé acquis, l'homosexualité, supposée ainsi désinvestie de ses capacités de participer à de nouveaux liens sociaux, serait devenue antinomique de la politique. Le repli sur soi dans le confort artificiel d'une microsociété hédoniste est, certes, tentant. Une vigilance permanente est nécessaire pour épouser les évolutions et les contradictions de la société, afin que nous soyions perçus et reconnus comme participant pleinement de l'humanité et de la citoyenneté dans une forme d'altérité différente. La Revue h voudrait participer à l'élaboration de cette " conscience citoyenne " des homosexuels, qui va beaucoup plus loin que les messages sur le " sexe sans risque ".

La présentation de cette revue, on le voit, est peut-être bâtie sur un ensemble d'intuitions et d'interrogations plus que sur des certitudes. Si cet éditorial présente un programme de travail, il voulait éviter d'assener trop d'a priori. Il ne peut que faire état de la réflexion des concepteurs de cette revue sur la situation de l'homosexualité aujourd'hui, telle qu'ils sont amenés à la vivre dans notre pays. Avec, d'emblée, l'obstacle de taille des mots pour le dire. Car nous ne sommes pas les seuls à hésiter encore beaucoup sur le vocabulaire à employer. Faut-il employer l'homosexualité comme terme générique d'une forme de sexualité, parler des " homosexuels ", des " homosexuels et lesbiennnes ", des " gais et lesbiennes " ? Au delà de ces précautions formelles mais non dénuées de sens, le comité éditorial espère que les parutions successives de cette revue et la richesse d'ana-lyse de celles et ceux qui voudront bien y collaborer permettront peu à peu de clarifier certaines des questions abordées ici, et d'en faire surgir de nouvelles.

Ce premier numéro de la Revue h balaie un large éventail des questions soulevées par cet éditorial. L'article de Cécile Bénito de Sanchezs'essaie à réfléchir sur le difficile problème de l'identité, en utilisant les grilles croisées de l'histoire, de la philosophie et de la sociologie. Un article sur le mouvement Arcadie avant 1968 analyse au travers de sa revue, son expression quasi unique, le premier mouvement homosexuel français, ses réussites et ses errances. Un entretien de Laurent Muhleisen avec Marie-Jo Bonnet, auteur d'un livre sur les relations amoureuses entre les femmes du xvie au xxe sicèle, permet d'aborder la question de la difficile relation entre émancipation féminine et émancipation lesbienne. Un parcours dans le quartier du Marais à la manière de Guy Debord nous rappelle que le situationnisme n'a peut être pas dit son dernier mot. Sans parler du coup de sang trimestriel de la veuve cycliste. La transcription de l'émission de Ménie Grégoire sur " l'Homosexualité, ce douloureux problème " met à nouveau en lumière ce qu'on pourrait appeler le " Stonewall français ". Véritable moment charnière dans l'histoire de l'homosexualité en France, petit bijou tragi-comique, ce texte est presque une pièce de théâtre en un acte, écrite par un Genet de boulevard...

La Revue h, son souci de réflexion et d'analyse, pour une meilleur compréhension de notre société, au travers de toutes nos différences, est entre vos mains. Souhaitons nous de la faire vivre ensemble.

Christopher Miles
et le comité éditorial


1. « Le Pénis et la démoralisation de l’occident », J.-P. Aron et R. Kempf, in les Cahiers du chemin n°30, avril 1977.


29/07/1996, page réalisée par YD, © 1996 Gais et Lesbiennes Branchés et Revue h.
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