CARNET DE ROUTE


New-York, New-York....

J'ai passé deux mois à New-York afin de participer à un chantier de jeunes. Dix volontaires européens se trouvaient réunis à Harlem par les détenteurs locaux du label Emmaus. Pas d'inquiétude, je ne vous narrerai pas par le menu cette expérience de compagnon provisoire. Ca n'intéresse que mes amis cathos.

Mes motivations au départ n'étaient qu'annexement altruistes. Disons que j'avais quelques angoisses existentielles d'étudiant improductif à soigner. Aller travailler de ses mains, pour rien, dans un environnement extrême, quelle meilleure thérapie ? A la descente du métro qui m'amenait à Harlem, en apercevant le visage ensanglanté d'un vendeur de journaux entouré de "cops" énervés, je me sentais déjà mieux.

Dès le premier jour, une pensionnaire du foyer où j'allais travailler me demanda si je m'entendais bien avec les "noirs". Devant ma visible incompréhension, elle précisa:
-Tu n'as pas de préjugés ?
- Non, lui répondis-je, sinon je ne serai pas venu ici.
Auriez-vous été capable, après un Paris-New-York en charter, d'expliquer que la couleur noire n'avait jamais renvoyé pour vous à un groupe humain en dehors d'un cours sur l'histoire des Etats-Unis ou L.S. Senghor ?

Pourtant, lors de ma première ballade sur les pas de James Baldwin, il m'a bien fallu me rendre à l'évidence: à Harlem, j'étais blanc. Bien sûr, il y avait les regards, mais quelquechose se produisait aussi en moi. Rien à faire, sur une telle homogénéité de teint, je faisais tâche. Par contre, aucune animosité à signaler. A ma seule dégaine, on devait me deviner européen. Blanc et européen, c'est pas pareil.

Une autre question d'identité allait bientôt se poser à moi. Voilà, j'aime les garçons. Il y a bien longtemps que je ne crains plus d'être rejeté pour cela. Toutefois, quand on doit passer deux mois avec les mêmes personnes, ça n'est pas complètement anodin.
Avec les volontaires, ça a été vite réglé. Un "truth or dare", improvisé sur un trottoir prôche de Washington Square après que moult bières eurent été ingurgitées, eu tôt fait de renforcer notre intimité naissante. Première question, de la Ruhr à la l'Aude, de femme à femme:
- Have-you ever kissed a woman ?
Ca commençait fort.
- Oui, répondit sans-gêne aucune la France.
Pour un peu, j'aurais poussé un cocorico.
Une conversation s'engage alors entre la Ruhr et moi, à mi-voix.
- Par exemple, parmi nous, il n'y a pas d'homo, m'affirme-t-elle, sžre d'elle.
Mais à quoi donc ça ressemble, un homo ? C'est à vous donner envie de porter le triangle rose! Le temps de la détromper, la canette qui tenait lieu de média du hasard me pointait du goulot. Instant de vérité ? Cet aparté n'aura-t-il été qu'une répétition ? En effet, le berlinois de service eu alors la bonne idée de me demander si, à supposer qu'une petite amie m'attendait à Paris, je jugeais possible une aventure durant l'été. Il me fallu m'y reprendre à quatre fois pour faire admettre au charmant blondinet que mon anglais n'était pas à ce point limité que je ne puisse comprendre sa question. Sa compatriote, passablement embarrassée, cherchait à couper court. Je n'avais pourtant aucune raison de me taire. J'utilisais simplement le mot "boyfriend" parce que j'avais alors un petit ami et non une petite amie.


Qu'on soit conditionné, soit, mais faudrait voir à ne pas être borné ! Si ce n'est l'italien, qui -tempéramment méridional ou inaccoutumance chronique à l'alcool ?- se fendit d'un "mama mia" tonitruant, les joueurs enregistrèrent sans autre commentaire. Je relançai la bouteille.
Le lendemain, la terre continuait de tourner. Les garçons, avec lesquels je faisais chambre commune, n'avaient en rien changé leur comportement. Pourquoi en aurait-il été autrement ? Plus tard, deux filles vinrent s'installer avec nous sans que cela pose le moindre problème, hormis ceux dus au manque de place.
C'est marrant cette façon de croire qu'en séparant les sexes, on évacue toute question de désir. Le problème de l'homosexualité vient peut-être d'abord d'un problème d'intendance. Ca a commencé quand on a enfermé les jeunes garçons dans des internats. C'est Foucault qui l'a dit.

Je me suis aussi rapproché des filles lors de séances de matage. Ah, Central Park et ses joggers... J'ai un peu parlé d'homosexualité avec elles. Une sorte de test comparatif. La danoise est tombée des nues en apprenant que des parents pouvaient mal digérer l'homosexualité de leur enfant. Chiche, on importe des éducateurs danois pour éduquer les français. A l'autre extrême, l'irelandaise. Elle ne comprenait pas. Après tout, c'est pas normal, l'homosexualité. Elle n'en avait rien laissé paraître, mais la séance d'action-vérité l'avait franchement tourneboulée. L'Europride gagnera-t-elle son pari d'homogénéiser tout ça ?

Vis à vis des habitants du foyer, je tins une autre politique. C'est vrai, je suis un privilégié. Etudiant à Paris, j'ai peu à craindre l'ostracisme de mes contemporains. A Emmaus, j'avais affaire à une population d'un machisme auquel je ne m'étais rarement frotté. Pourquoi me compliquer la vie? J'ignorai donc les mâles commentaires sur la chaire du beau sexe.

J'étais devenu blanc. Au moins ne me sentais-je pas trop gai... pour un temps.

Philippe Broucque

Suite au prochain numéro...

Gageure 67 - janvier / mars 97