|
|
Contre un certain féminisme |
|
Elliott-Bernard Hasquenoph |
|
Féminisme ou post-féminisme, séparatisme ou mixité, lesbiennes ou gouines, hommes et femmes ou masculin et féminin, des termes qui paraissent équivalents parfois, qui s'affrontent aussi, y compris dans leurs similitudes apparentes.
Personne ne se reconnaît entièrement dans certains
courants, mais personne, surtout, n'arrive tout à fait
à se repérer dans un marasme de féminismes dont
on ne peut plus exactement cerner les contours
idéologiques. Alors, un dossier sur lesbiennes et
féminisme dans ce contexte un tantinet bordélique,
pourquoi et comment ?
Il serait vain, dans l'espace restreint du 3 Keller, de
prétendre dresser une carte exhaustive et claire des
différentes tendances, dans leurs oppositions, croisements et
paradoxes. Nous pouvons bien ouvrir nos colonnes à une
multitude de voix et de points de vues, encore faut-il qu'il y ait du
répondant, encore faut-il accepter la confrontation.
Peut-être n'aurons nous pas mis le même acharnement
à demander des contributions aux personnes dont nous nous
sentons moins proches... certes, mais au moins aurons nous
essayé! Il n'en reste pas moins vrai que nous ne sommes pas
d'une objectivité absolue et qu'en voulant faire ce dossier,
nous avions quelques idées en tête.
Ainsi, par honnêteté, posons d'emblée que l'équipe du 3 Keller tient à prendre part au débat, à exposer ses critiques et propositions. Le risque est de se tromper de cible, d'incriminer la légitimité d'une lutte et d'en affaiblir la portée. Notre but n'est certainement pas d'apporter aux misogynes de tout crin des arguments dont ils n'ont pas besoin.
Tout en ayant un regard critique, notre volonté est bien de
continuer à lutter contre les discriminations faites envers
les femmes, cela plutôt en déplaçant les termes
d'un combat et d'une stratégie qu'en niant la
nécessité d'une action.
Les homos ont l'homophobie; les lesbiennes cumulent : homophobie, et oppression des hommes.
Il ne s'agit ni de nier l'homophobie et la domination masculine, ni de contester la nécessité de lutter contre l'une et l'autre. Il s'agit plutôt de s'interroger sur les moyens, et de comprendre les limites d'une action militante qui se focalise et se restreint à la seule identification et lutte contre l'ennemi.
Il convient aussi de questionner une démarche qui fait
parfois de "l'ennemi" un alibi nécessaire au combat, un
"faux-frère" qui paralyse. Car enfin, à seulement
dénoncer le "malin", non seulement on en oublie de se
construire en positif, mais en plus on le conforte dans ses
méfaits puisqu'il devient central et omniprésent. Qu'il
faille dans un premier temps repérer une opposition forte pour
se construire est une chose, mais ne devrions nous pas ensuite nous
en émanciper et la retourner à notre profit ?
Le discours de la victime est sans doute nécessaire au départ, mais il est un moyen plutôt qu'un but: une fois qu'il a permis une première ébauche constitutive, un groupement d'intérêts, ne doit-il pas s'effacer devant la production, la subversion et la résistance active?
Soyons plus précis: histoire en raccourci d'une démonstration caduque: "(approximativement) les hommes représentent l'opposition, et n'oublions pas que les gais sont avant tout des hommes, donc ils sont aussi, et surtout puisque plus proches, l'ennemi (cqfd)..."
(Dès lors, repérage des raisons qui vont augmenter leur potentiel de rivalité): les pédés sont ceux qui détiennent l'argent, donc ce sont eux qui contrôlent les médias, et c'est un terrible cercle vicieux, on nous contraint au silence, nous sommes opprimées!" Mais en quoi est-il méprisable de s'être donné les moyens d'agir? Qu'est-ce que ces féministes-là méprisent: les pédés parce qu'ils savent récolter et investir l'argent et les médias, ou l'argent et les médias parce qu'ils sont aux pédés? Quelle confusion, quelle perte de temps!
Au lieu de se dire victimes et surtout de ne faire que ça, nous ferions bien d'agir un peu plus et de nous donner les moyens d'une répercussion!
À force, on se demande s'il y a quelque chose à construire ou à déconstruire, ou si finalement il n'y a pas une forme de complaisance à l'égard d'une domination qui se contente d'être dénoncée... et renforcée paradoxalement.
À ne faire que clouer au pilori, on en oublie de s'attaquer
aux racines. Il est douloureux d'être aussi virulent, injuste
peut-être, mais en toute mauvaise foi, préférons
forcer le trait, pour faire réagir. Car après tout,
nous aussi, au 3 Keller, nous revendiquons d'un certain
féminisme, pas le même!
Ce qui est dit parfois confirme et nourrit plus la situation que cela ne la renverse. Arrêtons les lamentations: la formation de martyrs a toujours plus servi les dominants qu'elle n'a ébranlé les fondements d'une domination.
Et puis à force d'entendre en France cette conception du
féminisme (conception que nous espérons ne pas
être majoritaire), pourquoi se plaindre d'un manque
d'intérêt des pédés pour les luttes
féministes et lesbiennes? Comment pourraient-ils se
positionner dans ce canevas qui les rejette trop souvent du
coté d'une altérité problématique?
Il ne s'agit pas d'excuser le réel mépris et désintérêt en France des pédés pour les "causes" lesbiennes. Il s'agit seulement de pointer des discours féministes hexagonaux qui ne favorisent pas une franche solidarité. Si un féminisme différent, qu'on l'appelle post-féminisme, queer-féminisme ou autrement, se faisait davantage entendre et avait plus d'adeptes, peut-être la collaboration serait-elle plus évidente et plus tentante. Bien sûr, la rencontre ne doit pas venir que des unes. D'ailleurs la quasi-abscence des contributions de pédés dans ce dossier sont tout à fait parlantes.
Mais n'y a-t-il pas de lignes de partage autres que celles
d'une frontière de sexe biologique ? Pourquoi, pour
trop de lesbiennes en France, la lutte est-elle plus
politico-sexuée que politico-sexuelle ?
À rejeter les valeurs sociales féminines parce qu'elles servent la domination masculine, à rejeter tout autant les qualificatifs du masculin parce qu'ils rappellent trop l'homme, certaines féministes ne sont plus rien: ni féminines, ni masculines, neutres peut-être, quelle facilité, quelle fuite! Comment faire entendre que le féminin n'est pas un monopole de femmes et que le masculin n'est pas un monopole d'hommes?
Certaines féministes auraient-elles donc oublié que le genre n'est pas le sexe? Quand à savoir comment elles abordent le transexualisme et le transgenreÉ
Les formes phalliques &emdash; pour celles qui s'offusquent de
voir des godes et autres jouets sexuels sur les stands de
manifestations lesbiennes &emdash; ne sont pas non plus monopoles
d'hommes; regardez vos bras, vos doigts et vos poings, puisque vous
cherchez le mal (mâle) partout: oh, horreur, ils ont des formes
oblongues! Mais n'auriez-vous pas plutôt peur d'une
sexualité qui existerait au delà du sacro-saint Amour
?
Un discours féministe empreint des pires schémas moraux fait plus de mal que de bien: involontairement ou non, il conforte les femmes dans des rôles auxquels les hommes ont voulu les confiner. Elles restent alors les dignes émissaires de valeurs morales éculées. Ce féminisme ne renverse pas les rôles, il les conforte. Qui plus est, à trop vouloir dresser des frontières infranchissables entre les sexes, il finit par fonctionner sur un mode essentialiste qui nie la possibilité de construction et de variation du social.
Marie-Hélène Bourcier, Cécile Chaignot, Tom Craig, Alain Deron, Catherine Deschamps, Sophie Faure, Pierrick Gaumé, Denis Gouin, Éric Lamien, Karine Solène, Maud Thomas.
![]()
05/06/97, rédaction : 3Keller, réalisation de la page : , Copyright Gais et Lesbiennes Branchés, © 1997.