Soeurs de sang: féministes et sadomasochistes

Kim Stringfellow

 

En France comme ailleurs, l'apparition de gouines sadomaso a fait des vagues chez les lesbiennes. Peut-on être sadomaso et féministe? Michelle Handelman, productrice et réalisatrice de BloodSisters, un documentaire sur la communauté SM à San Francisco, côté filles, nous dit ce qu'elle en pense.

 


3K: Est-ce que tu te définis comme féministe et as-tu fait ton coming out en tant que gouine sado maso ?

MH: Je me considère comme féministe depuis l'âge de 10 ans, ce qui remonte aux années 70. J'ai toujours été bisexuelle, je n'ai donc pas eu à faire de coming out. Bien que j'en prenne plein la gueule en faisant partie de la communauté queer sans être lesbienne, c'est mon travail sur le SM, le centre même de mon identité, qui m'attire le plus d'ennuis.

 

3K: Dans le numéro de janvier de Lesbia Magazine on a pu lire que le SM attire "des femmes opprimées qui ont la fausse impression de se sentir libre", que s'adonner à des pratiques SM c'est perdre "sa dignité" et "aboutir à la relation maître/esclave". Que penses-tu de ces critiques ?

MH: Ce que j'ai à répondre à cela, c'est que la plupart des critiques à l'encontre du SM sont théoriques et ne s'enracinent pas dans l'expérience. Quand je vois une poignée de féministes émettre des critiques sur la vie personnelle et sexuelle de quelqu'un, j'ai envie de leur dire qu'elles s'aventurent sur un territoire qui n'est pas le leur.
Dire que le SM procure une fausse impression de liberté présuppose que l'on pense que la liberté existe en tant que telle. N'importe qui, avec un peu d'expérience de la vie, sait bien que la liberté en soi n'existe pas.
Il n'y a que des quêtes de liberté. Je pense que les existentialistes français ont bien pointé ça.
Que l'on soit lié par des contraintes politiques, prisonnier d'un endoctrinement religieux, tiraillé par des envies sur le plan social ou englué dans des expériences difficiles qui ont pu marquer son enfance, tout donne l'impression d'une fausse liberté. Mais c'est vrai que le SM peut procurer des moments de liberté et un avant-goût de ce que le monde vous refuse; ce n'est pas un hasard si tant de gens qui ont des positions de pouvoir élevées socialement jouent des personnages soumis dans le SM et si ceux qui ont des boulots subalternes choisissent de jouer des personnages dominants.

Critiquer le SM en disant que s'engager dans une relation maître/esclave revient à perdre sa dignité, c'est faire preuve d'arrogance vis à vis d'un individu qui se comporte tout simplement comme un être humain. Toutes les relations renferment des interactions qui relèvent de l'autorité et du pouvoir. Ces dynamiques sont sujettes à des changements constants. Il est plus honnête d'y voir un comportement humain et il est parfaitement illusoire de croire qu'une relation amoureuse et sexuelle est 100% équilibrée tout le temps.
Ceux et celles qui pratiquent le SM se confrontent à ces problèmes de manière très directe. Et c'est justement parce qu'ils évoquent aussi franchement et aussi publiquement la réalité émotionnelle humaine (que la société s'efforce de masquer) qu'ils sont la cible des critiques; un peu comme si le SM révélait au grand jour un petit secret honteux que l'on aimerait bien garder: le fait que nous ne sommes pas au dessus de cette pulsion animale qui consiste à dominer et à soumettre.
Ce qu'il ne faut surtout pas oublier, c'est que le SM est une expérience érotique et sexuelle ponctuelle qui n'a rien à voir avec une situation où une salope toute puissante soumettrait quelqu'un vingt quatre heures sur vingt quatre. Les rôles qui sont joués le sont pendant un temps précis, comme c'est le cas dans la vie sexuelle en général. Seulement, dans ce cas, les termes de la relation sont plus définis, les choses sont plus discutées et plus extrêmes. Quiconque a pratiqué le SM sait cela.
C'est ce qui me fait dire que ces femmes qui critiquent racontent vraiment n'importe quoi. Elles parlent de choses dont elles n'ont pas fait l'expérience. Et dans un domaine comme celui du SM, aussi intense et aussi personnel, la différence est énorme entre ce que l'on peut penser que les gens vont sentir et ce que l'on sent vraiment à l'intérieur de soi.

Michelle Handelman

3K: Certaines féministes pensent que le SM est une façon d'objectiver les femmes. D'autres disent qu'il s'agit d'une résurgence du masochisme féminin ou du patriarcat, que c'est une manière d'intérioriser l'oppression des femmes. Comment réagis-tu à ces arguments ?

MH: Tout peut être objectivé à partir du moment où c'est représenté dans une forme ou un medium différent de la source. A chaque fois que vous faites une photo ou un film, vous objectivez quelque chose. Le fait que les femmes se mettent à contrôler leur propre image est une manière de changer la perception que l'opinion publique se fait d'elles. Le rôle du voyeur est très important dans une scène SM. La position de voyeur procure le plaisir interdit d'avoir quelqu'un qui vous regarde pendant le sexe ou donne l'occasion de regarder quelque chose qui est interdit, ce qui est excitant. D'une certaine manière, on peut dire que le SM est une émanation du patriarcat. Mais c'est parce que le patriarcat est la règle pour notre siècle comme il l'a été depuis 2 000 ans au moins... Quant au masochisme, c'est le résultat de plusieurs facteurs: le fait d'intérioriser l'oppression en est un parmi d'autres, le catholicisme en étant l'une des causes principales. Mais les femmes ne sont pas les seules à être masochistes, les hommes le sont tout autant dans les jeux de rôles.

 

3K: Que penses-tu des féministes qui reprochent aux gouines SM de célébrer le pouvoir, qui serait un truc de mec ?

MH: Si vous entendez vraiment des féministes vous dire que "la célébration du pouvoir est un truc de mec", alors je suis très sincèrement désolée pour vous. C'est que vous êtes entourées de femmes qui ne savent rien de l'histoire, de la mythologie ou de ce que c'est que d'être un être humain actif. Dire que le pouvoir est spécifique aux hommes n'est pas seulement grotesque; c'est un mensonge, une façon de recréer une forme d'oppression justement. Le pouvoir est en chacune de nous, qu'il s'agisse du pouvoir de connaître ses limites ou de les outrepasser. Ce n'est pas réservé à un genre particulier. Et si c'est ce que disent les féministes françaises, alors votre société est en danger! Trouvez-vous de nouvelles théoriciennes dès maintenant! N'écoutez pas celles qui vous disent que le pouvoir est du domaine du mâle, ce sont des agents doubles du Ministère de la culture français qui essayent de vous vendre plus de parfums et de haute couture !

 

3K: Ça rappelle un peu ce que l'on appelé la guerre du sexe aux États-Unis, non ?

MH: La polémique centrale de la "sex wars" était que le SM était une conduite patriarcale. Ce n'était pas bien d'être soumise. Dominer était perçu comme étant mimétique d'une position mâle. À l'époque, l'objectif du féminisme lesbien était de guérir de la maladie du patriarcat donc du SM et de créer un monde idéal et parfait, réservé aux femmes et plein de créatures douces, maternantes. Mais ce sont des foutaises! La douleur, le pouvoir, le contrôle et la violence ne sont pas réservés aux hommes. Il n'y a qu'à voir l'infanticide en Asie, la violence d'un accouchement, les reines restées célèbres pour leur cruauté, Margaret Thatcher... Ne serait-ce que Margaret Thatcher! Les femmes sont tout aussi capables de commettre des actes aussi puissants que les hommes, elles ont simplement été conditionnées à les maîtriser. Les femmes nient leur propre pouvoir. Ce mythe selon lequel le lesbianisme pourrait créer un monde parfait, où tout le monde est beau et gentil et que ce sont les gouines sado-masos qui cassent cet idéal est ridicule. Mais je ne peux pas vraiment me prononcer sur ce qui se passe en France parce que je n'y suis pas allée. Et il n'y a rien que je déteste autant que les gens qui parlent de choses dont ils n'ont pas fait l'expérience.

 

3K: Pourtant le SM met en avant la différence dans la relation. Il se fonde sur des schémas très binaires (actif/passif; dominant/dominé). Est-ce que ce n'est pas incompatible avec l'idée selon laquelle les gens doivent entretenir des rapports sur un pied d'égalité ?

MH: Je répondrai à cette question en reprenant ce que j'ai déjà dit sur le fait qu'il n'existe pas en soi de relations d'égalité.
On peut expérimenter des moments d'équilibre du pouvoir au sein d'une relation, mais il se produit des renversements constants.
L'idée qu'une relation entre deux femmes est plus équilibrée ou fonctionne plus sur un pied d'égalité qu'une relation entre un homme et une femme, ça fait bien sur le papier.. mais ça s'arrête là. Au lit, les gens se rencontrent sur un plan à la fois émotionnel et irrationnel, ce n'est pas le protocole social qui a le dessus. Tout devient plus trouble.
L'idée que le SM est aussi une manière d'explorer des dynamiques très polarisées, très binaires est tout à fait compatible avec une position féministe.
Être le dominant c'est la même chose qu'être le dominé, ce sont les deux faces de la même pièce de monnaie. Une relation égale, c'est une relation où les deux partenaires prennent le temps d'écouter et de répondre aux besoins de l'autre, ce qui est l'enjeu même de la relation SM. Il s'agit d'une manière très directe de communiquer et de voir vos besoins personnels satisfaits.

 

3K: Est-ce que le SM a une dimension politique ?

MH: En Amérique, nous sommes toujours très actives politiquement. Je pense avoir montré ça dans BloodSisters. D'ailleurs, avant tout, c'est cet engagement militant et cette habileté à utiliser la sexualité pour trouver des fonds pour des causes de gauche qui m'a donné l'idée de faire le film. C'est vrai aussi que beaucoup de militantes sont épuisées. Et la nouvelle génération est à venir. Mais je vois beaucoup de jeunes gouines cuir qui sont très actives politiquement.

 

Propos recueillis par Marie-Hélène Bourcier

 

 

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05/06/97, rédaction : 3Keller, réalisation de la page : , Copyright Gais et Lesbiennes Branchés, © 1997.

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