3K: Où en sont les rapports entre féminisme et lesbianisme aujourd'hui ?
FC: Dans le mouvement des femmes, la question du
privé est beaucoup moins présente que dans les
années 70. À cette époque, chacune analysait sa
structure privée et la confrontait avec le public. Aujourd'hui
la dimension du privé n'est plus exhibée du tout, non
seulement en ce qui concerne la question lesbienne mais d'une
manière générale.
Elle n'est plus un motif de réflexion ou d'action. Bien
entendu, on parle toujours de questions ayant trait à la
sexualité &emdash; le viol par exemple &emdash; mais comme
objets de dénonciation et de revendication, communs aux
lesbiennes et aux hétéros. Il s'agit davantage de
dénoncer les dérives de la sexualité masculine
que de s'interroger sur ce qu'il en est des femmes.
3K: En fait on ne parle du privé dans le champs du politisé, mais on ne parle plus de la sexualité comme quelque chose de ludique, dans le champs du plaisir ?
FC: Il n'y a en effet plus de débats sur
l'expérience positive des femmes, sur ce qu'elle peut
générer dans les rapports humains. Le privilège
est actuellement accordé au partage du monde existant, comme
la revendication à la parité dans les instances
politiques, qui semble rebondir dans les partis et dans l'opinion
publique.
En ce sens, "l'effet 68" a disparu.
Au début, dans les groupes, on a tellement parlé de
soi, de ses ressources intimes, de son corps, de sa sexualité,
qu'on avait l'impression de s'enliser dans la
répétition.et dans la complaisance subjective. On a eu
besoin de se retrouver sur des objectifs communs,
indépendamment des histoires singulières.
Des groupes divers se sont constitués, chacun se consacrant
à un travail théorique ou à une action
déterminée, selon ses préférences et avec
ses méthodes propres. Le féminisme n'est pas un parti:
il est resté un mouvement. Les regroupements plus
généraux se font à certains moments ou sur
certains grands objectifs, comme les Assises nationales
organisées le 8 mars et qui ont réuni trois mille
personnes. Toutes les femmes, même féministes, ne sont
pas d'accord sur tout, et sont parfois même en profond
désaccord, mais elles sont quand même guidées par
une même idée, et prêtes au dialogue.
3K: Et les lesbiennes féministes, comment se situent-elles dans ces débats ?
FC: Dans ce type d'enjeux, et donc dans le mouvement
féministe actuel, tel qu'il fonctionne, la différence
entre lesbiennes et hétéros n'est pas vraiment
pertinente, et on entend rarement celles d'entre nous qui sont
lesbiennes s'y exprimer en tant que telles. Il s'agit de
réfléchir en commun et de s'entendre sur des objectifs,
et chacune gère au mieux ses rapports sexuels et affectifs,
à sa manière.
Sur le travail des groupes de lesbiennes, je ne peux pas me
prononcer: ce serait à vous de m'en parler. Mais être
lesbienne n'est pas nécessairement être
féministe. Les lesbiennes peuvent se regrouper pour des motifs
divers, sans doute accentués par le fait qu'elles incarnent
une forme de sexualité minoritaire ou minorisée, et qui
doit donc s'inventer ses formes relationnelles.
3K: Mais le mouvement gai et lesbien pose des réflexions nouvelles qui concernent les féministes, par exemple toutes les questions de genre ?
FC: La question du genre,et la distinction entre sexe
(biologique) et genre (culturel) est au cÏur de la théorie
féministe.
En France, certaines l'appellent la question de la "construction
sociale de sexe" même si le terme de social me semble un peu
restrictif. Je pense en effet qu'être lesbienne amène
à s'inventer et à inventer davantage le monde des
relations. En même temps, je suis frappée de voir
comment les anciens modèles hétéros sont souvent
repris par les couples de mes amies lesbiennes, avec tout ce
côté "popote" qu'on avait culpabilisé chez les
couples hétéros. Et aussi comment persiste le
désir d'enfants non seulement adoptifs mais de son propre
corps. C'est positif: ça signifie que les libertés se
manifestent indépendamment du fait de savoir si elles sont
conformes ou non à tel modèle. Car il y a un
écueil de l'anti-conformisme comme du conformisme.
Mais en voyant votre revue, j'ai quand même été
étonnée. À quoi bon une revue gaie et lesbienne
si (presque) tout y est conçu pour les gais (je pense entre
autres aux images)? Le rapport lesbiennes/gais, semble encore
marqué par le rapport traditionnel hommes/femmes et la
domination des représentations masculines, celles du
désir masculin.
Les gais semblent s'imposer de manière plus ostentatoire, plus
visible. Ce constat m'a donné à penser que le
féminisme était nécessaire aussi aux
lesbiennes!
Qu'est-ce qui lie les gais et les lesbiennes, en dehors de leur
marginalisation sexuelle et sociale, ce qui n'est pas rien? Il me
semble parfois que dans l'homosexualité, les
caractéristiques relationnelles propres à chaque sexe
s'accentuent, au contraire. Je me demandais donc en lisant votre
revue si dans l'alliance des gais et des lesbiennes, la voix,
l'affirmation des lesbiennes n'est pas estompée plutôt
que renforcée.
On dirait que comme celle de toutes les autres femmes, leur voix
porte moins fort. L'alliance historiquement constituée et
politiquement justifiée des gais et des lesbiennes me semble
faire de l'ombre à la réalité de la dynamique
lesbienne.
Les rapports entre la pratique sexuelle et la culture ne sont
décidément pas simples. Il me semble que chacun/chacune
doit pouvoir se constituer à travers des alliances ou des
proximités multiples.
L'identité n'est pas définissable et ne se fonde jamais
sur un seul trait, qu'il soit national, sexuel, culturel, religieux
ou autre. Et puis, comme l'a écrit Ricoeur, l'identité
est toujours "narrative": elle s'inscrit dans le temps et ses
changements. Le point qui me sert d'ancrage à un certain
moment de mon histoire peut voir son importance s'atténuer ou
disparaître au profit d'un autre à mesure que je
vis.
Tout l'art est celui de se lier et de se délier justement.
Propos recueillis par Cécile Chaignot.
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05/06/97, rédaction : 3Keller, réalisation de la page : , Copyright Gais et Lesbiennes Branchés, © 1997.