Questions d'identités

 

Françoise Collin, philosophe et écrivain, dirige les Cahiers du Grif, revue de réflexion féministe ouverte aux tendances les plus variées du mouvement des femmes. Elle donne ici son point de vue sur féminisme et lesbianisme, mais aussi sur les relations entre gais et lesbiennes.

 

3K: Où en sont les rapports entre féminisme et lesbianisme aujourd'hui ?

FC: Dans le mouvement des femmes, la question du privé est beaucoup moins présente que dans les années 70. À cette époque, chacune analysait sa structure privée et la confrontait avec le public. Aujourd'hui la dimension du privé n'est plus exhibée du tout, non seulement en ce qui concerne la question lesbienne mais d'une manière générale.
Elle n'est plus un motif de réflexion ou d'action. Bien entendu, on parle toujours de questions ayant trait à la sexualité &emdash; le viol par exemple &emdash; mais comme objets de dénonciation et de revendication, communs aux lesbiennes et aux hétéros. Il s'agit davantage de dénoncer les dérives de la sexualité masculine que de s'interroger sur ce qu'il en est des femmes.

 

3K: En fait on ne parle du privé dans le champs du politisé, mais on ne parle plus de la sexualité comme quelque chose de ludique, dans le champs du plaisir ?

FC: Il n'y a en effet plus de débats sur l'expérience positive des femmes, sur ce qu'elle peut générer dans les rapports humains. Le privilège est actuellement accordé au partage du monde existant, comme la revendication à la parité dans les instances politiques, qui semble rebondir dans les partis et dans l'opinion publique.
En ce sens, "l'effet 68" a disparu.
Au début, dans les groupes, on a tellement parlé de soi, de ses ressources intimes, de son corps, de sa sexualité, qu'on avait l'impression de s'enliser dans la répétition.et dans la complaisance subjective. On a eu besoin de se retrouver sur des objectifs communs, indépendamment des histoires singulières.
Des groupes divers se sont constitués, chacun se consacrant à un travail théorique ou à une action déterminée, selon ses préférences et avec ses méthodes propres. Le féminisme n'est pas un parti: il est resté un mouvement. Les regroupements plus généraux se font à certains moments ou sur certains grands objectifs, comme les Assises nationales organisées le 8 mars et qui ont réuni trois mille personnes. Toutes les femmes, même féministes, ne sont pas d'accord sur tout, et sont parfois même en profond désaccord, mais elles sont quand même guidées par une même idée, et prêtes au dialogue.

 

3K: Et les lesbiennes féministes, comment se situent-elles dans ces débats ?

FC: Dans ce type d'enjeux, et donc dans le mouvement féministe actuel, tel qu'il fonctionne, la différence entre lesbiennes et hétéros n'est pas vraiment pertinente, et on entend rarement celles d'entre nous qui sont lesbiennes s'y exprimer en tant que telles. Il s'agit de réfléchir en commun et de s'entendre sur des objectifs, et chacune gère au mieux ses rapports sexuels et affectifs, à sa manière.
Sur le travail des groupes de lesbiennes, je ne peux pas me prononcer: ce serait à vous de m'en parler. Mais être lesbienne n'est pas nécessairement être féministe. Les lesbiennes peuvent se regrouper pour des motifs divers, sans doute accentués par le fait qu'elles incarnent une forme de sexualité minoritaire ou minorisée, et qui doit donc s'inventer ses formes relationnelles.

 

3K: Mais le mouvement gai et lesbien pose des réflexions nouvelles qui concernent les féministes, par exemple toutes les questions de genre ?

FC: La question du genre,et la distinction entre sexe (biologique) et genre (culturel) est au cÏur de la théorie féministe.
En France, certaines l'appellent la question de la "construction sociale de sexe" même si le terme de social me semble un peu restrictif. Je pense en effet qu'être lesbienne amène à s'inventer et à inventer davantage le monde des relations. En même temps, je suis frappée de voir comment les anciens modèles hétéros sont souvent repris par les couples de mes amies lesbiennes, avec tout ce côté "popote" qu'on avait culpabilisé chez les couples hétéros. Et aussi comment persiste le désir d'enfants non seulement adoptifs mais de son propre corps. C'est positif: ça signifie que les libertés se manifestent indépendamment du fait de savoir si elles sont conformes ou non à tel modèle. Car il y a un écueil de l'anti-conformisme comme du conformisme.
Mais en voyant votre revue, j'ai quand même été étonnée. À quoi bon une revue gaie et lesbienne si (presque) tout y est conçu pour les gais (je pense entre autres aux images)? Le rapport lesbiennes/gais, semble encore marqué par le rapport traditionnel hommes/femmes et la domination des représentations masculines, celles du désir masculin.
Les gais semblent s'imposer de manière plus ostentatoire, plus visible. Ce constat m'a donné à penser que le féminisme était nécessaire aussi aux lesbiennes!
Qu'est-ce qui lie les gais et les lesbiennes, en dehors de leur marginalisation sexuelle et sociale, ce qui n'est pas rien? Il me semble parfois que dans l'homosexualité, les caractéristiques relationnelles propres à chaque sexe s'accentuent, au contraire. Je me demandais donc en lisant votre revue si dans l'alliance des gais et des lesbiennes, la voix, l'affirmation des lesbiennes n'est pas estompée plutôt que renforcée.
On dirait que comme celle de toutes les autres femmes, leur voix porte moins fort. L'alliance historiquement constituée et politiquement justifiée des gais et des lesbiennes me semble faire de l'ombre à la réalité de la dynamique lesbienne.
Les rapports entre la pratique sexuelle et la culture ne sont décidément pas simples. Il me semble que chacun/chacune doit pouvoir se constituer à travers des alliances ou des proximités multiples.
L'identité n'est pas définissable et ne se fonde jamais sur un seul trait, qu'il soit national, sexuel, culturel, religieux ou autre. Et puis, comme l'a écrit Ricoeur, l'identité est toujours "narrative": elle s'inscrit dans le temps et ses changements. Le point qui me sert d'ancrage à un certain moment de mon histoire peut voir son importance s'atténuer ou disparaître au profit d'un autre à mesure que je vis.
Tout l'art est celui de se lier et de se délier justement.

 

Propos recueillis par Cécile Chaignot.

 

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05/06/97, rédaction : 3Keller, réalisation de la page : , Copyright Gais et Lesbiennes Branchés, © 1997.

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