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S'émanciper du féminin |
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Mariella Lo Manto |
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Dans La Raison des femmes, Geneviève Fraisse tente une
analyse historique et philosophique du positionnement des femmes, des
féministes et du féminisme dans le champs du social, du
culturel et du politique. Son éclairage de scientifique (elle
est directeur d'étude à l'École des hautes
études en sciences sociales) se double d'une démarche
personnelle partisane et sensible qui ose inscrire le "je". Cette
écriture singulière est suffisamment rare, dans un
milieu universitaire où l'on se réfugie souvent
derrière une pseudo-neutralité de forme, pour que nous
la soulignions.
Tout au long du livre, en retraçant une histoire critique de la place des hommes et des femmes dans la société à travers des écrits, masculin d'abord, puis des revendications, féministes ensuite, Geneviève Fraisse pointe les sous-entendus, les incohérences ou les effets pervers de tels ou tels types de discours. Sans indulgence, ni pour les uns, ni pour les unes.
Une de ses phrases est centrale pour saisir les fondements de son
questionnement (1) : "La femme
serait-elle le tout du sexe et les hommes le tout du genre ?" (p.
77). Outre une opposition nature/culture, il n'échappera
à personne qu'elle situe les femmes dans un singulier et les
hommes dans un pluriel, dénonçant là une
tentation essentialiste quasi-intériorisée.
Geneviève Fraisse ne cesse de mettre le doigt sur une
circulation problématique des genres masculins et
féminins par delà les sexes, mâle et femelle.
Comme si, trop souvent, les femmes, y compris certaines
féministes, ne pouvaient tout à fait s'émanciper
du "féminin" pourtant largement construit socialement par et
pour les hommes afin de baliser une soi-disant
complémentarité des sexes. Comme si,
symétriquement , elles ne savaient pas non plus tout à
fait s'arroger les principes d'un "masculin" conquérant.
À titre d'exemple, parlant de la révolte des femmes au
siècle dernier, Geneviève Fraisse écrit :
"Dans le même temps où la femme se révolte,
elle doit protéger sa libération: elle réclame
le droit au divorce puis le droit à l'amour libre, mais c'est
toujours avec la garantie d'aimer mieux et vraiment. [É] Comme si la
libération et l'autonomie des femmes impliquaient des
garanties et des justifications, et qu'on reste, pour finir, sur le
terrain privilégié de la femme, celui des
valeurs" (pp. 123-124) Si l'on reprend les tracts
féministes des années 70 ou si l'on regarde certains
flyers d'aujourd'hui, on observe que cent ans plus tard les choses
ont peu changé dans ce domaine: les femmes, globalement,
réclament davantage le droit aux sentiments qu'à la
sexualité. En cela, elles demeurent dans l'espace
féminin, elles restent ce à quoi les hommes ont voulu
les confiner: des cerbères de la morale.
Quant au sens politique de ces tendances traditionnalistes, nous
pouvons avec Geneviève Fraisse nous interroger sur sa
pertinence: "Je n'ai jamais su quelle interprétation donner
à l'usage de la morale: une conviction intime ou une arme
stratégique?" (p. 24); "Peut-on vraiment croire que la morale
n'est qu'une arme ou une tactique défensive ?" (p.
130).
Catherine Deschamps
(1) Les extraits tirés de la
Raison des femmes (Plon, 1992) ne rendent pas compte de la
richesse de l'analyse dans sa totalité.
Ils ont été choisis de façon relativement
partiale et tendent plus à incriminer les féministes
elles-mêmes que les hommes où les fondements normatifs
dans lesquels hommes et femmes évoluent. Nous avons plus
montré un paradoxe que les avancées effectives permises
par le combat des femmes.
Pour finir sur une note plus favorable au féminisme et
à sa portée sociale, concluons par cette citation de
Geneviève Fraisse: "On rit des féministes: de le
série de Daumier sur les bas-bleus en 1840 aux caricatures de
L'Assiette au beurre de 1900 et aux folles du MLF des bandes
dessinées, quelque chose perdure de l'ordre de la
neutralisation du discours. [É] Le filtre de la caricature pose un
curieux problème: se moque-t-on, d'habitude, des
opprimés? Ainsi pourquoi des féministes? Douterait-on
de la légitimité de cette lutte? Mais alors pourquoi
cette surdité? N'est-ce pas le signe au contraire d'une mise
en cause radicale que la société patriarcale ne peut
souffrir ?" (p. 119).
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05/06/97, rédaction : 3Keller, réalisation de la page : /FONT>, Copyright Gais et Lesbiennes Branchés, © 1997.