Jeanine, soixante et
un ans, est reprÈsentante mÈdicale. DivorcÈe, elle a ÈlevÈ seule ses
deux enfants, JoÎl et JÈrÙme. JoÎl est dÈcÈdÈ du sida en 1995, ý trente-neuf
ans. JÈrÙme est sÈropositif. Jeanine est une maman tourmentÈe et meurtrie
par tant dannÈes de lutte et une grand-mËre qui sautorise
un peu despoir dans un avenir jonchÈ dincertitudes.
Je me suis efforcÈe de donner tout ce quil fallait ý mes enfants.
JoÎl Ètait bon ÈlËve, ambitieux et crÈatif. JÈrÙme Ètait plutÙt sportif
et trËs attachÈ aux racines familiales. Ils sentendaient trËs
bien. Subitement, JoÎl a changÈ. Lý, jai dÈcouvert quil
touchait ý la drogue.
A cette Èpoque (en 1975), jai crÈÈ une entreprise de transports
pour quils sinvestissent tous les deux ý mes cÙtÈs. MalgrÈ
tout, JoÎl Ètait trËs instable professionnellement et sa vie amoureuse
Ètait mouvementÈe. Les annÈes passaient. JoÎl vantait les plaisirs
procurÈs par lusage de diffÈrents produits et invitait constamment
JÈrÙme ý les utiliser. Au dÈbut, celui-ci a refusÈ mais, ý un moment,
il a ÈcoutÈ son frËre. Il men a ensuite parlÈ et na pas
continuÈ cette expÈrience. Mais, mÍme si JÈrÙme nest pas devenu
toxicomane, une angoisse sourde sÈtait installÈe en moi.
Il se disait invulnÈrable
Je vivais avec une inquiÈtude permanente concernant JoÎl. La drogue gaspillait et
dÈtruisait une vie prometteuse. Beaucoup de ses amis Ètaient touchÈs par le VIH.
MalgrÈ le fait quil se disait invulnÈrable, il a acceptÈ, en 1989, de faire un
test de dÈpistage. Il Ètait sÈropositif. Cette annonce signifiait la fin de mes espoirs
et louverture dune pÈriode vouÈe ý langoisse et au questionnement sur
lavenir.
Entre 1989 et 1993, JoÎl a vÈcu maritalement. Nos rencontres Ètaient rares, mais nous
nous appelions. Je constatais que son Ètat physique se maintenait. Le rÈel problËme qui
se posait pour moi Ètait notre souffrance morale. Je ressentais quil se sentait en
sursis et que, quoi quil fasse pour amÈliorer les choses, la vie lui paraissait ´
foutue ª.
En 1992, JoÎl, qui sÈtait mariÈ, ma annoncÈ que sa femme, que je connaissais trËs peu, attendait un enfant et dÈsirait le garder.
JÈtais
consternÈe et fonciËrement opposÈe ý cette grossesse. CÈtait un non-sens, vu la
gravitÈ de la situation, et je ne comprenais pas lattitude des docteurs qui
semblaient encourager ma belle-fille ý poursuivre sa grossesse, bien quelle soit
sÈropositive. Mais je ne pouvais intervenir dans cette dÈcision. DÈbut 1993, le petit
garÁon est nÈ. Trois mois plus tard, nous savions quil Ètait atteint par le VIH.
A ce moment-lý, jai eu la sensation que la vie Ètait dÈsespoir, dÈgošt et
oppression. Je me suis ressaisie assez rapidement : je me suis dit quil fallait
malgrÈ tout se battre et entourer le bÈbÈ et ses deux parents.
JÈrÙme aussi
AprËs la naissance, la santÈ de JoÎl a dÈclinÈ
progressivement. A la mÍme Èpoque, alors que jÈtais hospitalisÈe, JÈrÙme
ma rendu visite et ma annoncÈ quil Ètait lui aussi touchÈ. Il venait
de l'apprendre : il avait voulu savoir sil Ètait en pleine santÈ pour maider
ý Èlever cet enfant au cas o˜ les parents disparaÓtraient. Sur mon lit
dhÙpital, je me suis dit que jÈtais cernÈe et que je ne pouvais sans doute
vivre rien de pire ou de plus excessif. Pendant quelques jours je me suis sentie
dÈpossÈdÈe, rejetÈe, exclue de la sociÈtÈ et de la vie.
DÈbut 1994, mon petit-fils a vÈcu de courts et
nombreux sÈjours ý lhÙpital. Il venait rÈguliËrement ý la maison. Les choses
semblaient samÈliorer et puis les hospitalisations ont continuÈ. Je nÈtais
pas prÍte ý voir un enfant branchÈ ý des tuyaux, entourÈ de matÈriel et de soins
mÈdicaux. Nous vivions au rythme des mieux et des pis du petit.
Le lien entre lenfant et moi
Ce service hospitalier a ÈtÈ source de souffrance, mais ce fut le lieu
qui a soudÈ le lien entre cet enfant et moi. Je pouvais aussi voir
plus aisÈment mon fils et ma belle-fille et leur proposer ainsi ma
prÈsence. Un jour, en arrivant le matin, je me suis rendu compte que
lenfant nutilisait plus ses membres et ne parlait plus.
Jai tout de suite interpellé lÈquipe mÈdicale qui
ne semblait pas trop alertÈe et jai insistÈ pour que lon
fasse des recherches immÈdiatement. Suite ý celles-ci, des soins urgents
ont ÈtÈ mis en place, mais le petit Ètait devenu partiellement paralysÈ.
Aujourdhui, il marche et utilise bien ses membres supÈrieurs,
mais ceci a nÈcessitÈ beaucoup de mobilisation et de volontÈ de la
part de lenfant, des soignants et de nous, sa famille.
JoÎl commenÁait ý dÈcliner physiquement et moralement. Il ne prenait pas ses
mÈdicaments antiviraux ; il Ètait dÈprimÈ. Il a nÈanmoins commencÈ un traitement de
substitution (destinÈ ý remplacer lhÈroÔne) par mÈthadone. A partir de ce
moment, jai vÈcu avec mon fils et sa famille. Je travaillais et arrivais ý
lheure du dÈjeuner pour emmener JoÎl au centre de mÈthadone. Il ne mangeait plus,
ne se battait plus pour vivre et souffrait de se sentir responsable de lÈtat de son
fils et de sa femme.
´ Ne ten va pas
ª
Il ma fait promettre que je serai toujours lý pour eux. Et je pense
quý partir de cet instant, il a dÈcidÈ de me passer la ´ relËve
ª et de se laisser mourir. Je passais beaucoup de moments avec lui.
Il venait me rejoindre trËs tÙt le matin et, au petit déjeuner,
nous parlions de son enfance, de son passÈ. Lý, nous avons eu des
Èchanges de sensations et de sentiments que je savais uniques et prÈcieux.
A cette Èpoque, JoÎl perdait la cohÈrence et la raison, mais ces moments ont ÈtÈ
dune grande luciditÈ et dune souffrance indescriptible. Je le voyais changÈ,
fragilisÈ, ce nÈtait plus la mÍme personne, mais il avait gardÈ intactes et
dÈcuplÈes la souffrance morale et la sensibilitÈ affective.
A la mi-1995, nous lavons hospitalisÈ. Je venais, je repartais pour aller
travailler et tout le temps son regard semblait me dire : ´ Ne ten va pas
ª.
Jaimais Ítre auprËs de lui, mais je redoutais les derniers moments o˜ nous
serions ensemble. Il a cessÈ de parler et ne communiquait plus quavec un semblant
de gestes et un regard qui Èvoquait toute sa souffrance et son regret. Presque jour pour
jour, trente-neuf ans auparavant, je mapprÍtais ý lui donner la vie. Javais
ÈtÈ heureuse davoir cet enfant, mon premier fils, et ý cet instant, jÈtais
sur le point de le perdre. Je souhaitais que tout sarrÍte et je voulais encore du
temps
Le service o˜ il se trouvait ma demandÈ si je
voulais Ítre accompagnÈe. Je leur ai dit que je lavais mis seule au monde et que
cest seuls que nous devions rester jusquau bout. Et tout sest arrÍtÈ.
Cela fait trois ans, maintenant ; cest comme si cÈtait aujourdhui
Je ne peux pas me rÈsigner
En faisant le point, jestime Ítre devenue plus forte, plus ý mÍme
daffronter la solitude et la souffrance, mÍme si je ne peux me rÈsigner
passivement ý tout cela. Mon fils JÈrÙme vient davoir quarante ans. Il a
dÈpassÈ les trente-neuf ans fatidiques et cest comme si une bataille avait ÈtÈ
remportÈe dans cette guerre, mÍme si lon ne connaÓt pas le vainqueur. JÈrÙme
prend une trithÈrapie. Sa santÈ est stationnaire mais, contrairement ý JoÎl, il ne
parle pas beaucoup de tout cela avec moi. Cest une autre forme de souffrance car les
questions restent sans rÈponse. NÈanmoins, je saisis toutes les occasions dÍtre
prÈsente et disponible pour JÈrÙme. Je suis consciente quil ne veut pas
minquiÈter ; je respecte son silence et reste attentive ý tout ce qui le concerne.
Je suis trËs proche de mon petit-fils et de sa maman que je considËre comme ma propre
fille. Depuis la naissance du fils de JoÎl, ý tout instant, je suis par la pensÈe
auprËs de cet enfant, mÍme si, au dÈpart, jÈtais persuadÈe quil ne
vivrait pas longtemps. Je me souviens de la premiËre consultation ý laquelle
jassistais, ý lhÙpital Necker o˜ il est suivi. Je navais quune
question en tÍte : ´ Combien de temps pour le fils de JoÎl ? ª Le docteur ma
rÈpondu : ´ Trois ans, quatre ans peut-Ítre ; on ne peut pas se prononcer. ª Depuis,
tous les anniversaires, tous les NoÎls marquent une Ètape de franchie et le plus beau
cadeau est son sourire, sa prÈsence : cest lui.
Je garde lespoir, sinon dune guÈrison, du moins de meilleurs traitements.
Mais le sida laisse sa trace : par moments, je suis dans la rue et jai la sensation
de marcher sur un nuage ; mes pas frÙlent linconsistance de la vie.
Jeanine
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