DECEMBRE 1998

La fragilitÈ
de la vie
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Jeanine, soixante et un ans, est reprÈsentante mÈdicale. DivorcÈe, elle a ÈlevÈ seule ses deux enfants, JoÎl et JÈrÙme. JoÎl est dÈcÈdÈ du sida en 1995, ý trente-neuf ans. JÈrÙme est sÈropositif. Jeanine est une maman tourmentÈe et meurtrie par tant d’annÈes de lutte et une grand-mËre qui s’autorise un peu d’espoir dans un avenir jonchÈ d’incertitudes.

Je me suis efforcÈe de donner tout ce qu’il fallait ý mes enfants. JoÎl Ètait bon ÈlËve, ambitieux et crÈatif. JÈrÙme Ètait plutÙt sportif et trËs attachÈ aux racines familiales. Ils s’entendaient trËs bien. Subitement, JoÎl a changÈ. Lý, j’ai dÈcouvert qu’il touchait ý la drogue.
A cette Èpoque (en 1975), j’ai crÈÈ une entreprise de transports pour qu’ils s’investissent tous les deux ý mes cÙtÈs. MalgrÈ tout, JoÎl Ètait trËs instable professionnellement et sa vie amoureuse Ètait mouvementÈe. Les annÈes passaient. JoÎl vantait les plaisirs procurÈs par l’usage de diffÈrents produits et invitait constamment JÈrÙme ý les utiliser. Au dÈbut, celui-ci a refusÈ mais, ý un moment, il a ÈcoutÈ son frËre. Il m’en a ensuite parlÈ et n’a pas continuÈ cette expÈrience. Mais, mÍme si JÈrÙme n’est pas devenu toxicomane, une angoisse sourde s’Ètait installÈe en moi.

Il se disait invulnÈrable

Je vivais avec une inquiÈtude permanente concernant JoÎl. La drogue gaspillait et dÈtruisait une vie prometteuse. Beaucoup de ses amis Ètaient touchÈs par le VIH. MalgrÈ le fait qu’il se disait invulnÈrable, il a acceptÈ, en 1989, de faire un test de dÈpistage. Il Ètait sÈropositif. Cette annonce signifiait la fin de mes espoirs et l’ouverture d’une pÈriode vouÈe ý l’angoisse et au questionnement sur l’avenir.
Entre 1989 et 1993, JoÎl a vÈcu maritalement. Nos rencontres Ètaient rares, mais nous nous appelions. Je constatais que son Ètat physique se maintenait. Le rÈel problËme qui se posait pour moi Ètait notre souffrance morale. Je ressentais qu’il se sentait en sursis et que, quoi qu’il fasse pour amÈliorer les choses, la vie lui paraissait ´ foutue ª.
En 1992, JoÎl, qui s’Ètait mariÈ, m’a annoncÈ que sa femme, que je connaissais trËs peu, attendait un enfant et dÈsirait le garder.
de1_fe_1.gif (19169 octets)J’Ètais consternÈe et fonciËrement opposÈe ý cette grossesse. C’Ètait un non-sens, vu la gravitÈ de la situation, et je ne comprenais pas l’attitude des docteurs qui semblaient encourager ma belle-fille ý poursuivre sa grossesse, bien qu’elle soit sÈropositive. Mais je ne pouvais intervenir dans cette dÈcision. DÈbut 1993, le petit garÁon est nÈ. Trois mois plus tard, nous savions qu’il Ètait atteint par le VIH. A ce moment-lý, j’ai eu la sensation que la vie Ètait dÈsespoir, dÈgošt et oppression. Je me suis ressaisie assez rapidement : je me suis dit qu’il fallait malgrÈ tout se battre et entourer le bÈbÈ et ses deux parents.

JÈrÙme aussi

de1_fe_1.gif (19169 octets)AprËs la naissance, la santÈ de JoÎl a dÈclinÈ progressivement. A la mÍme Èpoque, alors que j’Ètais hospitalisÈe, JÈrÙme m’a rendu visite et m’a annoncÈ qu’il Ètait lui aussi touchÈ. Il venait de l'apprendre : il avait voulu savoir s’il Ètait en pleine santÈ pour m’aider ý Èlever cet enfant au cas o˜ les parents disparaÓtraient. Sur mon lit d’hÙpital, je me suis dit que j’Ètais cernÈe et que je ne pouvais sans doute vivre rien de pire ou de plus excessif. Pendant quelques jours je me suis sentie dÈpossÈdÈe, rejetÈe, exclue de la sociÈtÈ et de la vie.
de1_fe_1.gif (19169 octets)DÈbut 1994, mon petit-fils a vÈcu de courts et nombreux sÈjours ý l’hÙpital. Il venait rÈguliËrement ý la maison. Les choses semblaient s’amÈliorer et puis les hospitalisations ont continuÈ. Je n’Ètais pas prÍte ý voir un enfant branchÈ ý des tuyaux, entourÈ de matÈriel et de soins mÈdicaux. Nous vivions au rythme des mieux et des pis du petit.

Le lien entre l’enfant et moi

Ce service hospitalier a ÈtÈ source de souffrance, mais ce fut le lieu qui a soudÈ le lien entre cet enfant et moi. Je pouvais aussi voir plus aisÈment mon fils et ma belle-fille et leur proposer ainsi ma prÈsence. Un jour, en arrivant le matin, je me suis rendu compte que l’enfant n’utilisait plus ses membres et ne parlait plus. J’ai tout de suite interpellé l’Èquipe mÈdicale qui ne semblait pas trop alertÈe et j’ai insistÈ pour que l’on fasse des recherches immÈdiatement. Suite ý celles-ci, des soins urgents ont ÈtÈ mis en place, mais le petit Ètait devenu partiellement paralysÈ. Aujourd’hui, il marche et utilise bien ses membres supÈrieurs, mais ceci a nÈcessitÈ beaucoup de mobilisation et de volontÈ de la part de l’enfant, des soignants et de nous, sa famille.
JoÎl commenÁait ý dÈcliner physiquement et moralement. Il ne prenait pas ses mÈdicaments antiviraux ; il Ètait dÈprimÈ. Il a nÈanmoins commencÈ un traitement de substitution (destinÈ ý remplacer l’hÈroÔne) par mÈthadone. A partir de ce moment, j’ai vÈcu avec mon fils et sa famille. Je travaillais et arrivais ý l’heure du dÈjeuner pour emmener JoÎl au centre de mÈthadone. Il ne mangeait plus, ne se battait plus pour vivre et souffrait de se sentir responsable de l’Ètat de son fils et de sa femme.

´ Ne t’en va pas… ª

Il m’a fait promettre que je serai toujours lý pour eux. Et je pense qu’ý partir de cet instant, il a dÈcidÈ de me passer la ´ relËve ª et de se laisser mourir. Je passais beaucoup de moments avec lui. Il venait me rejoindre trËs tÙt le matin et, au petit déjeuner, nous parlions de son enfance, de son passÈ. Lý, nous avons eu des Èchanges de sensations et de sentiments que je savais uniques et prÈcieux.
A cette Èpoque, JoÎl perdait la cohÈrence et la raison, mais ces moments ont ÈtÈ d’une grande luciditÈ et d’une souffrance indescriptible. Je le voyais changÈ, fragilisÈ, ce n’Ètait plus la mÍme personne, mais il avait gardÈ intactes et dÈcuplÈes la souffrance morale et la sensibilitÈ affective.
A la mi-1995, nous l’avons hospitalisÈ. Je venais, je repartais pour aller travailler et tout le temps son regard semblait me dire : ´ Ne t’en va pas… ª. J’aimais Ítre auprËs de lui, mais je redoutais les derniers moments o˜ nous serions ensemble. Il a cessÈ de parler et ne communiquait plus qu’avec un semblant de gestes et un regard qui Èvoquait toute sa souffrance et son regret. Presque jour pour jour, trente-neuf ans auparavant, je m’apprÍtais ý lui donner la vie. J’avais ÈtÈ heureuse d’avoir cet enfant, mon premier fils, et ý cet instant, j’Ètais sur le point de le perdre. Je souhaitais que tout s’arrÍte et je voulais encore du temps…
de1_fe_1.gif (19169 octets)Le service o˜ il se trouvait m’a demandÈ si je voulais Ítre accompagnÈe. Je leur ai dit que je l’avais mis seule au monde et que c’est seuls que nous devions rester jusqu’au bout. Et tout s’est arrÍtÈ. Cela fait trois ans, maintenant ; c’est comme si c’Ètait aujourd’hui…

Je ne peux pas me rÈsigner

En faisant le point, j’estime Ítre devenue plus forte, plus ý mÍme d’affronter la solitude et la souffrance, mÍme si je ne peux me rÈsigner passivement ý tout cela. Mon fils JÈrÙme vient d’avoir quarante ans. Il a dÈpassÈ les trente-neuf ans fatidiques et c’est comme si une bataille avait ÈtÈ remportÈe dans cette guerre, mÍme si l’on ne connaÓt pas le vainqueur. JÈrÙme prend une trithÈrapie. Sa santÈ est stationnaire mais, contrairement ý JoÎl, il ne parle pas beaucoup de tout cela avec moi. C’est une autre forme de souffrance car les questions restent sans rÈponse. NÈanmoins, je saisis toutes les occasions d’Ítre prÈsente et disponible pour JÈrÙme. Je suis consciente qu’il ne veut pas m’inquiÈter ; je respecte son silence et reste attentive ý tout ce qui le concerne.
Je suis trËs proche de mon petit-fils et de sa maman que je considËre comme ma propre fille. Depuis la naissance du fils de JoÎl, ý tout instant, je suis par la pensÈe auprËs de cet enfant, mÍme si, au dÈpart, j’Ètais persuadÈe qu’il ne vivrait pas longtemps. Je me souviens de la premiËre consultation ý laquelle j’assistais, ý l’hÙpital Necker o˜ il est suivi. Je n’avais qu’une question en tÍte : ´ Combien de temps pour le fils de JoÎl ? ª Le docteur m’a rÈpondu : ´ Trois ans, quatre ans peut-Ítre ; on ne peut pas se prononcer. ª Depuis, tous les anniversaires, tous les NoÎls marquent une Ètape de franchie et le plus beau cadeau est son sourire, sa prÈsence : c’est lui.
Je garde l’espoir, sinon d’une guÈrison, du moins de meilleurs traitements. Mais le sida laisse sa trace : par moments, je suis dans la rue et j’ai la sensation de marcher sur un nuage ; mes pas frÙlent l’inconsistance de la vie.

Jeanine

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