DECEMBRE 1998

Journal
d'un mÈdecin
de banlieue
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Patrick est mÈdecin de ville. Un simple ´ mÈdecin de quartier ª qui peut Ètablir une relation privilÈgiÈe avec ses malades, les accompagner dans leurs choix de vie.
Une ´ aventure ª qui remue, questionne, bouleverse. MÈdecin mais proche, mÈdecin et proche, Patrick tÈmoigne.

Patrick tient son cabinet dans la banlieue sud de Paris. En dix ans, il a reÁu des dizaines de personnes touchÈes, le plus souvent des toxicomanes. Il en a suivi une demi-douzaine - des patients comme les autres. Mais avec le sida, ´ on est intÈressÈ par le comment des choses, on a envie de revenir aux sources ª. L’histoire personnelle, explique Patrick, participe de la thÈrapeutique et l’aide.

Premier contact

A la fin des annÈes 80, Patrick rencontre ses premiers patients qui lui disent leur séropositivité. DËs la premiËre visite, ou longtemps aprËs - quand la confiance s’installe. Patrick ressent le besoin de travailler avec d’autres mÈdecins, pour Èchanger des expÈriences, Ítre ÈpaulÈ par des spÈcialistes. Il intËgre un rÈseau ville-hÙpital, un de ces regroupements de mÈdecins de ville et de mÈdecins hospitaliers qui mettent en commun leurs acquis concernant la nouvelle maladie.
Le premier contact avec le mal du sida vient le jour o˜ on amËne ý Patrick le copain d’un ami d’enfance. Amaigri, Ètouffant, l’homme souffre d’une grave pneumocystose et doit Ítre soignÈ aux urgences. Patrick apprend ensuite que le mÈdecin hospitalier qui avait annoncÈ au malade sa sÈrologie et le suivait depuis, tÈtanisÈ par ce patient, avait diagnostiquÈ lors des premiers symptÙmes d’Ètouffement une simple angoisse et prescrit du Lexomil ! ´ Il n’aurait pas rÈagi ainsi face ý une autre maladie. ª L'homme survit. Patrick sourit en Èvoquant la piËce ý laquelle ce patient, acteur, l’a invitÈ : l’histoire intÈrieure mÈtaphorique d’un cochon qu’on mËne ý l’abattoir. Patrick a ÈtÈ frappÈ par le courage de l'acteur, toujours souffrant, sur scËne. ´ C’Ètait un exploit. ª

Secret mÈdical ý double tranchant

Comprendre la maladie n’est pas tout. Il faut aussi l’apprendre ý ceux qui l’ont. C’est le travail des mÈdecins hospitaliers. Mais un jour, Patrick se voit dÈlÈguer par un dispensaire cette t’che, ´ moment redoutÈ et redoutable pour le mÈdecin ª. Le patient concernÈ, Romain, est un habituÈ du cabinet de Patrick. PËre de famille, il va se remarier et c’est l’examen prÈnuptial qui rÈvËle sa sÈropositivitÈ. ´ C’Ètait une situation terrible - j’en frissonne encore ª, se rappelle Patrick. Romain ne rÈagit guËre. Sa future femme, sÈronÈgative, ´ ne paraissait pas Ítre sur terre ª. Face ý cette absence de rÈactions, Patrick est dÈterminÈ ý faire passer un simple message de prÈvention. ´ J’ai dš Ítre cru et dire : " C’est en baisant qu’on attrape Áa ! " ª En annonÁant la séropositivité de Romain en prÈsence de sa future femme, Patrick sait qu’il transgresse le secret mÈdical : pour lui, ne pas le faire aurait ÈtÈ un cas de non-assistance ý personne en danger.
Par la suite, Patrick rencontre ses limites. Romain ne prend aucune protection durant toutes les annÈes de son remariage, ni avec sa femme, ni avec ses amours masculines. ´ Je lui ai rÈpÈtÈ des dizaines de fois qu’il devait se protÈger, faire venir son ami chez moi. ª En vain. Patrick n’a jamais su ce qu’Ètait devenu le compagnon de son patient. Le patient est dÈcÈdÈ depuis. Ses enfants et petits-enfants frÈquentent toujours le cabinet de Patrick. ´ Ont-ils jamais su quelle Ètait la maladie de Romain ? ª Patrick, tenu par le secret mÈdical, se demande s’il devra leur dire. ´ C’est restÈ une ombre dans leur famille - peut-Ítre est-ce aussi bien ? ª
Le docteur Patrick rencontre des choix de vie tout aussi difficiles avec les toxicomanes. Eux viennent presque toujours d'abord pour des mÈdicaments - le sida passe ensuite. ´ Cela crÈe une relation trËs forte - on devient leur seul mÈdecin rÈfÈrent . ª Patrick cherche ý instaurer un respect mutuel et refuse ´ les alibis pour se
shooter ª, que ce soit le dÈgošt de vivre, le dÈsir de crÈation artistique ou le dÈsespoir liÈ ý la séropositivité. Professionnel, Patrick t’che avant tout de lutter pour leur santÈ.

´ Donner la vie, c’est la garder ª

C’est chez un ex-tox, sÈropositif, que Patrick rencontre le dÈsir d’Ítre pËre malgrÈ la maladie. ´ «a m’a fascinÈ. Il faisait cela en anticipant, dans l’espoir qu’on trouve un remËde. Il ne se jetait pas ý l'eau. ª D’ailleurs, Nicolas tient au ´ risque
zÈro ª pour sa compagne, sÈronÈgative. Patrick a appris depuis que Nicolas allait bientÙt Ítre pËre.
Plus tard, Patrick reÁoit la femme d’un couple sÈropositif qu’il suit depuis longtemps. Elle est enceinte. La question de l’IVG (Interruption Volontaire de Grossesse) se pose. A l’Èpoque (au dÈbut des annÈes 90), le risque de transmission ý l’enfant Ètait ÈlevÈ, environ 25 %. C’est un risque Ènorme, en contradiction avec l’idÈe courante de ´ l’enfant propre ª, c'est-ý-dire d’une naissance sans risque de malformation ou de maladie, gr’ce au dÈpistage prÈnatal des anomalies. Patrick doute, en parle ý sa femme… Rester mÈdecin, et conseiller. ´ Sur le plan mÈdical, il vaut mieux avorter. ª Mais sur le plan humain, faire un enfant, c’est une maniËre de dire : ´ Je vis, je ne suis pas en sursis, je suis un Ítre humain. ª Patrick le sait aussi bien que la jeune femme, Viviane. ´ Donner la vie, c’est la garder. ª Patrick assure sa patiente que, quel que soit son choix, il le respectera et la soutiendra comme mÈdecin. Il dit : ´ Une fois la dÈcision prise, on n’y reviendra plus. ª Une maniËre d’Èviter les angoisses ý Viviane - et ý lui-mÍme. ´ «ý m’a coštÈ. Mais je ne pouvais pas l’abandonner. ª
Durant la grossesse, la mËre rayonne. ´ Un Èpanouissement fabuleux : je me suis dit qu’elle avait eu raison. ª Le petit garÁon qui naÓt est malade. La mËre est effondrÈe, l’enfant a besoin de soins. Patrick l’aide, avec l’Èquipe mÈdicale et sociale. Il dÈclare Ítre toujours restÈ mÈdecin. Mais ´ la maternitÈ, Áa a crÈÈ quelque chose, Áa nous a beaucoup rapprochÈs. ª Aujourd’hui encore, Patrick est Èmu ý chaque arrivÈe d’un bilan hospitalier de l’enfant. ´ Si un jour le petit bonhomme part, ce sera trËs dur. ª

Le mÈdecin et la mort

Le docteur Patrick n’aime pas la mort, pas seulement pour des raisons professionnelles. En tant que mÈdecin de ville, il n’a que rarement eu ý accompagner les derniers instants de ses patients, qui ont lieu ý l’hÙpital. ´ C’est une confrontation que je repousse ª, avoue-t-il. Bien sšr, ses patients sÈropositifs l’Èvoquent. Il essaie de les rassurer en s’appuyant sur leurs bilans. Mais il Èvite de parler de la mort. ´ J’ai toujours ÈludÈ, pour positiver. Tant pour eux que pour moi. ª
En revanche, la solitude des malades lui est familiËre. Il y a Jean-Claude, quadragÈnaire sÈropositif, toxicomane, alcoolique, seul et dÈprimÈ, qui compose son numÈro ý des heures indues : ´ Il n’y a que vous que je peux appeler le soir… Je n’ose pas espÈrer que vous passiez dans le coin ? ª C’est pour Patrick une relation compassionnelle difficile, qui demande une grande maÓtrise de soi, pour accepter un discours morbide, Ètranger ý son optimisme dÈterminÈ. ´ Jean-Claude me remet en question. ª

´ Banaliser le malade du sida ª

Patrick reconnaÓt que la rencontre de patients malades du sida a changÈ quelque chose pour lui. ´ C’est une telle aventure, cette maladie. ª Le docteur a appris a donner aux toxicomanes un meilleur accueil, enrichi par l’expÈrience du rÈseau ville-hÙpital. Le suivi de la maternitÈ de Viviane l’a incitÈ ý ´ mettre entre parenthËses ses pro pressentiments, accepter, rester humble. ª
C’est parce qu’il est mÈdecin de ville que Patrick se sent la force d’assurer l’accompagnement des malades. Gr’ce ý l’expÈrience du soutien des patients dÈprimÈs, ý la connaissance des problËmes du quartier. Mais aussi parce que le cadre d’un cabinet ordinaire, avec sa salle d’attente surchargÈe et son docteur fatiguÈ, ´ banalise le malade du sida ª, le fait se sentir un patient comme les autres. ´ Lý, il croise les enfants qui toussent, les jeunes venus pour un certificat de sport, les vieux qui ont de la tension… ª Et si certains patients ´ ordinaires ª sont choquÈs par les mauvaises maniËres d’un tox, la mauvaise mine d’un sÈropo, Patrick aime prendre le temps de discuter avec eux en fin de journÈe, pour faire rÈflÈchir. Faire accepter comme il l’a appris lui-mÍme.

Propos recueillis par
Laurent GERLAUD

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