DECEMBRE 1998

Comme deux doigts
d'une main
PAGE_UN_30.gif (7968 octets)

Catherine et Marc sont sœur et frËre. Il lui a confiÈ le secret de sa maladie en 1987 : depuis, Catherine l’a soutenu. Elle raconte.

Remaides : Comment dÈcrire l’attente du rÈsultat du test de ton frËre ?

Catherine : C’Ètait en 1987. Mon frËre Marc et sa femme venaient d’avoir leur fille. L’Èquipe mÈdicale de l’hÙpital Bichat leur avait proposÈ le test ý cause de leur histoire liÈe ý la toxicomanie. Mon frËre m’avait mis au courant et attendait un rÈsultat. Il n’avait rien dit ý notre mËre qui ne comprenait pas la raison de ces examens.Puis il m’a dit qu’il Ètait sÈropositif. A l’Èpoque, on ne savait pas trop ce que cela voulait dire …

Es-tu devenue plus proche de ton frËre du fait de sa maladie ?

A partir de 1983, nous habitions ensemble et faisions un bout de chemin dans la vie cÙte ý cÙte. Nous sommes devenus comme deux doigts d’une main, jusqu’ý ce qu’il connaisse sa femme et qu’ils aient un enfant. Alors nous nous sommes ÈloignÈs.

C’est avant tout ton frËre ou ton frËre malade ?

C’est mon frËre… malade que j’ai peur de perdre. Aujourd’hui, du fait qu’il a repris son travail ý mi-temps et que les antiprotÈases l’ont stabilisÈ, je suis rassurÈe. J’ai vu Marc se dÈgrader physiquement, mais les moindres espoirs suscitÈs par la recherche me permettent de ´ m’accrocher ª. Avant tout c’est mon frËre, qui peut Ítre fragilisÈ physiquement, mais qui est profondÈment fort et nous apporte l’espoir.

Comment toi et le reste de la famille avez-vous vÈcu aprËs cette annonce ?

D’abord, il n’en a parlÈ qu’ý moi. Lucide, il disait que pour les parents cela doit Ítre trËs dur de penser que leur fils va mourir avant eux : c’est contre nature. Marc ne voulait pas qu’on sache qu’il Ètait sÈropositif car il ne souhaitait pas le changement du regard de l’autre.
Il Ètait rÈvoltÈ qu’on considËre les transfusÈs comme des victimes et les autres sÈropositifs comme des… ayants droit, alors qu’ils Ètaient victimes de l’absence de politique de prÈvention des risques et de la rÈpression policiËre. En 1985, les policiers, lors des contrÙles, Ècrasaient sous vos yeux votre seringue. On ne pouvait pas en acheter en pharmacie. Alors, on partageait.
Marc a annoncÈ sa maladie ý notre mËre puis ý notre famille assez tard, en 1995 -1996. Je lui ai demandÈ de le leur dire parce que cela faisait longtemps que je gardais seule ce secret. J’avais du mal ý lui expliquer combien cela me pesait car je considÈrais que ce n’Ètait rien par rapport ý ce qu’il vivait. J’avais dÈjý portÈ un autre secret, celui de sa toxicomanie. Maman avait appris que Marc Ètait toxicomane, que moi je le savais et que je ne lui avais rien dit. Je me sentais coupable parce que je gardais le silence une deuxiËme fois.

Comment Marc a-t-il vÈcu sa maladie ?

Il a ÈtÈ bouleversÈ, mais parlait peu de lui. S’il a ÈtÈ dÈprimÈ, il l’a cachÈ, sauf ý sa femme. Avec moi, il a partagÈ ses prÈoccupations ´ de faÁade ª, comme l’angoisse de ne pas savoir s’il verrait sa fille grandir, le fait que sa femme ne travaillait pas, qu’elle Ètait de nationalitÈ ÈtrangËre et que sans lui, son avenir serait encore plus difficile…
Marc a envisagÈ de me confier sa famille, mais nous n’avons rien posÈ sur papier. MÍme sans avoir d’affinitÈs avec ma belle-sœur, cela me semblait ´ couler de source ª. Je voulais que ma niËce vive bien. Mais la femme de Marc ne souhaitait pas lui survivre si quelque chose devait lui arriver. Elle refusait l’utilisation du prÈservatif. Je lui ai dit que cela Ètait un grand sentiment, mais lui ai aussi rappelÈ qu’ils avaient une enfant qui aurait besoin de sa mËre.

Dans le quotidien, comme cela s’est-il passÈ ?

Quand j’ai dÈmÈnagÈ, je suis restÈe dans le mÍme immeuble que Marc. Je ne travaillais pas, j’Ètais Ètudiante, mais je trouvais toujours le moyen d’aider Marc matÈriellement. Marc Ètait trËs ´ passoire ª, moi trËs Èconome. Il m’empruntait souvent de l’argent.
Plus tard, mon mari n’a pas compris nos rapports : il pensait que je devais avoir un problËme car j’Ètais incapable de dire non ý mon frËre. Effectivement, je pensais que c’Ètait mon devoir de l’aider tant qu’il Ètait vivant. C’Ètait malsain, mais je n ’arrivais pas ý briser ce cercle vicieux.

Parliez-vous de la maladie, de la mort entre vous ?

Nous ne parlions que trËs peu de sa santÈ. Je t’chais, lors d’un trajet en voiture, entre deux portes, de savoir o˜ il en Ètait, comment il se sentait. J’en pleurais seule et ne l’avais mÍme pas dit ý mon mari.
Lors d’une rupture avec sa femme, Marc est venu habiter chez nous et le fait que mon mari ne le sache pas me posait un problËme car j’avais peur qu’il soit contaminÈ. Je savais que mon frËre prenait les prÈcautions nÈcessaires, comme par exemple ne pas partager les objets de toilette, mais le fait que les choses n’aient pas ÈtÈ verbalisÈes me donnaient un sentiment d’insÈcuritÈ. Je l’ai dit ý mon mari lors de la naissance de notre fille parce que Marc l’avait dit ý mes parents. Mon mari a ÈtÈ trËs comprÈhensif. Il a regrettÈ que j’ai ÈtÈ si longtemps seule ý vivre cela.
Mon frËre ne parlait pas trop de la mort, mais, une fois, nous avons discutÈ des pertes successives de ce qui est essentiel dans une vie, et il m’a dit les avoir ressenties. Moi-mÍme, je n’arrive pas ý envisager qu’il puisse partir. Dans la famille nous ne pouvons parler de la mort sans penser que c’est lui qui est touchÈ par cette autre dimension de la vie.

Comment vis-tu actuellement tout cela ?

Au dÈbut , je n’en dormais pas, mais il y a eu le passage aux antiprotÈases en 1996. Marc a ÈtÈ trËs malade et l’annonce ý la famille a permis de partager les peurs. Il discutait beaucoup avec notre mËre. A cause de son Ètat, il nous a interdit, dans un premier temps, d’aller le voir ý l’hÙpital.
Je me suis dit que je ne pouvais pas le guÈrir, mais que je pourrais au moins agir. J’ai pris conscience que je pouvais m’engager dans la lutte contre le sida. AprËs la passivitÈ face ý sa maladie, je me suis rÈvoltÈe. Comment tant de souffrance peut-elle exister ? Qu’est-ce qui permettant d’injustice ? J’aidais d’autres qui comme lui Ètaient malades, mais pas lui directement…
Nous en avons parlÈ, et je me suis dit que c’Ètait aussi ma faÁon de prendre un recul par rapport ý lui, en laissant la place que sa femme voulait occuper. En effet, aprËs un moment de ´ flottement ª, j’ai eu l’impression de faire ce que je pouvais; et je ne pouvais rester sans rien faire. C’est comme si je l’aidais, lui, et il l’approuve. On ne se voit pas souvent, mais il sait que je me sens aussi concernÈe, il sait que cet engagement est une part de l’amour que je lui porte.

O˜ te situes-tu par rapport ý lui et sa famille ?

Je ne sais pas si toutes les fratries s’aiment comme nous… Je serai jusqu’au bout avec lui, derriËre sa femme. Elle aura la place qu’elle a conquise en devenant forte et responsable dans les moments difficiles. J’ai appris ý l’apprÈcier et ý l’aimer.

Que t’a apportÈ cette expÈrience ?

Avec Marc, je suis devenue plus forte. Il m’a appris ý faire la part dans la vie, ý voir ce qui est important. J’ai du mal ý accepter la vanitÈ des sentiments et les gens qui se plaignent pour des riens. Il m’a appris l’espoir.

Propos recueillis
par ValÈrie MOUNIER

[sommaire]