SEPTEMBRE 1998

Les antiprotéases font-ils un bide

 
Une augmentation des graisses circulant dans le sang peut survenir au cours du traitement par antiprotéase. De plus, chez certaines personnes, le visage, les bras, les fesses et les jambes maigrissent, tandis que le ventre prend du volume. Cet effet secondaire concernerait 30 % des patients. Son mécanisme est encore mal connu. Régime alimentaire et exercice physique permettent souvent d'améliorer la situation.
 
Les antiprotéases ont, par leur efficacité, radicalement changé l'évolution de l'infection à VIH. Cependant, au fil des mois de traitement, on a vu apparaître un nouvel effet secondaire : il est caractérisé par des modifications des taux de graisse ou, parfois, de sucre dans le sang et, pour certaines personnes, par une modification de l'aspect physique. Ce problème a été abordé lors de la récente conférence internationale sur le sida, à Genève. Il fait aussi l'objet d'un chapitre dans les recommandations officielles françaises concernant les traitements anti-VIH (*).

Certains prennent du ventre
Chez certaines personnes en traitement, la graisse du visage, des épaules, des bras, des fesses, des jambes fond, laissant apparaître le réseau veineux des jambes, par exemple. En revanche, la graisse située sous les abdominaux se développe. Chez la femme, les seins peuvent également grossir. Plus rarement, la graisse se loge à la base du cou, en haut du dos (ce que les Américains appellent la bosse de bison).
Ces symptômes sont appelés lipodystrophie (ce qui signifie : troubles de répartition de la masse grasse). Selon certains chercheurs, la lipodystrophie atteindrait 30 % des personnes en traitement. Elle est présente à des degrés divers d'un individu à l'autre et ne s'accompagne pas obligatoirement d'une prise de poids. Chez certains, la prise de graisse autour de la ceinture peut correspondre en poids à la graisse perdue sur les membres et le visage. D'autres ont même essentiellement fait l'expérience d'une perte de graisse du visage, des membres et des fesses sans compensation abdominale.

Hausse des graisses dans le sang
On sait que des niveaux anormalement élevés de graisses dans le sang (cholestérol et triglycérides), pendant plusieurs années, peuvent contribuer à l'obstruction des artères et engendrer des maladies cardio-vasculaires. Ce risque est plus important lorsque cohabitent plusieurs facteurs (comme le fait de fumer ou l'existence de problèmes cardiovasculaires chez d'autres membres de la famille qui peuvent indiquer une prédisposition à ce type de maladie). Mais il est trop tôt pour connaître avec certitude l'impact à long terme des traitements actuels sur le risque cardio-vasculaire.
Enfin, dans certains cas, assez rares, une élévation très importante des triglycérides peut faire courir le risque d'une pancréatite (inflammation grave du pancréas, une glande du système digestif).

Sucre et insuline
Après un repas, le sucre présent dans les aliments passe dans le sang. Puis, sous l'action de l'insuline, une hormone produite par le pancréas, le sucre pénètre dans certaines cellules de l'organisme (muscles, foie, cellules graisseuses) où il sert de réserve d'énergie.
Au cours du traitement par antiprotéase, il semble que, chez certains patients, le sucre pénètre moins bien dans les muscles. Pour compenser, le pancréas produit plus d'insuline. Le sucre est alors stocké dans les cellules graisseuses. En résumé, on risque de perdre du muscle et de gagner du gras. Afin de limiter ce phénomène, il est conseillé d'adapter son alimentation (voir paragraphe à ce sujet).
Ce trouble peut être détecté par une prise de sang avec dosage de l'insuline (insulinémie) et du sucre (glycémie), après avoir bu une solution de glucose (sucre).

L'heure des hypothèses
Personne n'a bien sûr de réponses définitives sur ces troubles d'apparition récente. On sait que l'infection à VIH est responsable de différents troubles du fonctionnement de l'organisme et notamment d'une augmentation de la dépense d'énergie (c'est pour cela qu'on conseille habituellement aux personnes séropositives de manger abondamment). La mise en place d'un traitement anti-VIH efficace modifie brutalement les besoins énergétiques de l'organisme, ce qui entraîne probablement différents bouleversements.
Mais les antiprotéases ont certainement une grande part de responsabilité. En effet, de récentes études montrent une nette prédominance de ces troubles chez les personnes qui prennent ces médicaments. Ils peuvent survenir avec toutes les antiprotéases actuellement disponibles (Norvir, Crixivan, Invirase, Viracept). On ne sait pas encore s'ils sont plus fréquents avec l'un ou l'autre de ces médicaments. Les antiprotéases gêneraient-elles certains mécanismes des cellules humaines ? Plusieurs chercheurs étudient cette hypothèse.

Bon, soit. Alors, que faire ?
Un régime approprié jumelé à de l'exercice physique permet souvent d'améliorer certains problèmes liés à la prise d'antiprotéase : trouble de l'insuline ou du sucre, élévation des graisses dans le sang, prise de poids abdominale. Cependant, pour être efficace, ce programme doit être poursuivi de manière régulière et durable.
Adapter son alimentation
Limiter le plus possible les sucres à assimilation rapide (desserts sucrés, confiseries, sodas) et les supprimer totalement en dehors des repas. Leur substituer des sucres à absorption lente : légumes secs et légumineuses (lentilles, pois, fèves, haricots), céréales (pain, pâtes, riz, etc.). En effet, plus la vitesse d'assimilation d'un aliment sucré est grande, plus la sécrétion d'insuline est importante et plus il y a de risque qu'il soit stocké sous forme de graisse (voir p. 8: Sucres rapides et sucres lents).
L'autre avantage des sucres à assimilation lente, c'est de réduire, voire de supprimer les sensations de faim et donc les grignotages entre les repas. En revanche, les sucres rapides entraînent une hausse brutale, puis une forte baisse du taux de sucre dans le sang qui pousse à la consommation sans cesse renouvelée de sucre.
Il est également conseillé de réduire sa consommation de corps gras, en particulier d'origine bovine (beurre, crème fraîche, etc.). Il faut cependant conserver une alimentation suffisante et équilibrée (voir p. 22).

Faire de l'exercice
Faire un exercice physique régulier, sans s'épuiser (vélo, natation, jogging, rameur, etc.) représente une dépense énergétique importante : cette énergie sera puisée en partie dans les réserves graisseuses. Par ailleurs, un muscle régulièrement entraîné accroît son réseau de vaisseaux sanguins et augmente ainsi la quantité de sucre qu'il est capable de capter dans le sang : c'est autant de sucre qui sera « brûlé » par le muscle au lieu d'être transformé en graisse.

Régulariser insuline et sucre
Si, malgré un régime alimentaire et un exercice physique appropriés, le taux d'insuline ou de sucre dans le sang restent anormalement élevés, certains médecins proposent un traitement par metformine (Glucophage LP 850, Stagid, Glucinan). Ces médicaments sont habituellement utilisés au cours de certains diabètes.
Des recherches récentes montrent que la metformine améliore la captation du sucre par le muscle, un peu comme l'exercice physique.

Médicaments pour réduire les graisses
Il existe des médicaments destinés à faire baisser le taux de graisse dans le sang (comme Zocor, Elisor, Lipanthyl, Lipanor, etc.). Ils sont utilisés en prévention des maladies cardio-vasculaires. On ne connaît pas encore leur intérêt pour les personnes dont le taux de graisse du sang s'élève au cours du traitement par antiprotéase. Ils doivent en tout cas être employés avec prudence, en raison des risques d'interaction avec les antiprotéases.
Aussi certains médecins préfèrent-ils prescrire d'autres médicaments qui, bien qu'habituellement moins efficaces, ne paraissent pas présenter les mêmes risques : Médiator diminue l'absorption intestinale des triglycérides et la fabrication par le foie de ces mêmes graisses. Maxepa est composé de graisses contenues dans les poissons gras : saumon, thon, hareng, etc. Les esquimaux, qui consomment beaucoup de ces poissons, ont très peu de maladies cardiovasculaires. Le Maxepa contribue à faire baisser les triglycérides et à améliorer le rapport bon/mauvais cholestérol. Il est conseillé de le prendre pendant les repas.
L'hormone de croissance
L'hormone de croissance permet d'augmenter la masse maigre (le muscle) au détriment de la masse grasse. Aux Etats-Unis, elle a fait l'objet de quelques expérimentations chez des personnes souffrant de lipodystrophies importantes avec un certain succès. En France, cette hormone très onéreuse n'est à l'heure actuelle accessible que pour les enfants atteints d'un déficit de la croissance. A de nombreuses reprises, les associations de lutte contre le sida ont demandé la mise en place d'essais chez les personnes séropositives, mais ceux-ci n'ont toujours pas vu le jour.

La testostérone
La testostérone est une hormone sexuelle mâle (mais elle joue également un rôle chez la femme, où elle est présente en quantité beaucoup moins importante). Les personnes vivant avec le VIH ont souvent des taux de testostérone libre diminués (il est donc nécessaire de doser la testostérone libre, et pas seulement la testostérone totale).
Or, cette hormone joue un rôle important dans la constitution de la masse maigre au détriment de la masse grasse. L'opportunité d'une complémentation en testostérone peut être discutée avec son médecin.
Et si tout cela ne suffit pas ?
Il arrive parfois que, malgré un régime alimentaire approprié et de l'exercice physique, la situation ne s'améliore pas. Si le bilan sanguin (graisses, sucre) ou l'aspect de votre corps vous préoccupent au point que vous n'arriviez plus à bien prendre votre traitement anti-VIH, il y a lieu de discuter avec votre médecin de l'opportunité de changer de traitement.
Des données récentes montrent l'efficacité d'une nouvelle famille de médicaments (Sustiva, Viramune, Rescriptor, voir p. 10 de ce numéro et p. 26 de Remaides n° 28). Quelques personnes ayant une charge virale indétectable sous trithérapie ont ainsi, en accord avec leur médecin, remplacé l'antiprotéase par l'un de ces nouveaux médicaments. Après plusieurs mois de recul (six et plus), ceux qui ont fait cette permutation conservent une charge virale indétectable. Cependant, on a encore peu d'expérience avec ces médicaments et on ne connaît pas leurs effets secondaires à long terme. Par ailleurs, le changement de traitement ne dispense pas d'une alimentation équilibrée et d'un peu d'exercice physique!

En conclusion
Ces troubles de répartition de la masse grasse ont pu, dans un premier temps, être regardés par le corps médical comme un simple préjucide esthétique, dérisoire en contrepartie des vies épargnées.
Mais ce problème pourrait, s'il n'est pas géré, entraîner, à terme, des complications et constituer un nouvel écueil à l'adhésion des personnes à leur traitement. Oui, on ne le dira jamais assez : qualité de vie et observance (le fait de bien suivre son traitement) sont étroitement liées!
 
Gilles PERNET
 
(*) Stratégies d'utilisation des antirétroviraux dans l'infection par le VIH, rapport 1998, p. 63 à 66. Edité par Flammarion-Médecine-Sciences.