Quand commencer le traitement anti-VIH ? Faut-il toujours débuter par l'AZT ? Quand doit-on modifier le traitement ? Quels médicaments utiliser alors ? Nous avons posé ces questions à trois spécialistes de l'infection à VIH, qui suivent de près l'actualité scientifique. Ils nous ont expliqué la manière dont ils prescrivaient les cinq antirétroviraux actuellement disponibles en France : AZT, ddI, ddC, D4T, 3TC. Leurs propos ont été recueillis par Thierry PRESTEL.
Pr Christine KATLAMA. Service de maladies infectieuses, hôpital de la Pitié-Salpétrière, Paris . Coordinateur pour l'Europe de l'étude AZT plus 3TC.
Quand proposez-vous un traitement antirétroviral ?
Pr Christine Katlama : Je propose un traitement aux personnes qui ont une infection à VIH évolutive. J'évalue cette évolutivité à la chute des lymphocytes CD4 (T4). Ainsi, compte tenu de données récentes, montrant la production d'une quantité très importante de virus, je suis favorable au traitement précoce des patients qui ont 300 ou 400 CD4/mm3, mais dont les CD4 baissent rapidement, plutôt que d'attendre que se soit installé un déficit immunitaire important.
Quel(s) médicament(s) proposez-vous pour commencer le traitement ?
De nombreux essais cliniques portant sur des associations de deux ou trois molécules sont en cours, notamment dans notre service. En dehors de ces essais, je propose l'AZT en monothérapie (seul). Je prescris un bilan biologique dans les deux mois qui suivent le début du traitement, pour une première évaluation de son efficacité.
À quoi évaluez-vous l'efficacité d'un traitement ?
À l'heure actuelle, au fait que les CD4 remontent ou, en tous cas, qu'ils se stabilisent. S'ils baissent, je change de traitement. Je n'attends pas qu'ils se soient effondrés ou que la personne ait développé une infection opportuniste, pour intervenir. La mesure de la charge virale pourra dans un proche avenir nous guider plus précisément.
Avec quelle fréquence prescrivez-vous les bilans biologiques ?
Je prescris des bilans rapprochés (tous les deux mois, parfois tous les mois) pour les personnes dont les CD4 sont inférieurs à 250 ou 200/mm3. En revanche, lorsque les CD4 sont relativement stables, et supérieurs à 250/mm3, un suivi tous les quatre mois suffit généralement.
Que proposez-vous lorsque l'AZT n'est pas, ou n'est plus efficace ?
En schématisant, on a deux situations, en fonction de l'importance du déficit immunitaire : chez une personne qui a plus de 250 CD4/mm3, il faut prévoir la durée et ne pas épuiser les ressources dont on dispose. Lorsque l'AZT n'est pas efficace, je propose une monothérapie (un seul antirétroviral) par ddI. En revanche, chez quelqu'un qui a moins de 200 CD4/mm3, je pense qu'il faut être plus offensif. On passe rapidement à une bithérapie (deux antirétroviraux). On commence par AZT plus 3TC, car c'est l'association qui s'est montrée la plus efficace actuellement. Les résultats que j'ai présentés au congrès de Washington indiquent que ce bénéfice peut se poursuivre pendant plus de 56 semaines.
Que proposez-vous lorsque les traitements cités plus haut cessent d'être efficaces ?
Si la personne était en monothérapie par ddI, on passe à une association, comme AZT plus 3TC. Si elle prenait déjà une association, on la modifie. On passe d'AZT plus 3TC à AZT plus ddI, ou parfois à AZT plus ddC. Nous ne prescrivons pas de trithérapie (trois antiviraux), car ce n'est pas autorisé (en dehors de certains essais).
Et le D4T ?
Nous l'utilisons aussi. Un certain nombre de nos patients en reçoivent actuellement, en monothérapie, dans le cadre de l'usage compassionnel.
Comment voyez-vous évoluer les traitements antirétroviraux, dans les mois qui viennent ?
Les traitements en association, que nous devons encore évaluer, seront de plus en plus utilisés. La mesure de la charge virale n'est pas encore complètement validée, mais elle présente certainement un intérêt. Je regrette que cet examen coûte scandaleusement cher. Il faudrait qu'il soit disponible dans les laboratoires, à un prix raisonnable. Ce n'est pas le cas actuellement et c'est pour cela que nous ne l'utilisons pas, en dehors des essais cliniques.
Quant aux essais, je crois qu'ils devraient s'orienter dans deux directions :
- Évaluer rapidement le pouvoir antiviral de nouvelles molécules ou d'associations. Ceci peut se faire en quelques mois, avec peu de patients, grâce à la mesure de la charge virale.
- Étudier les stratégies thérapeutiques : que vaut-il mieux faire, à tel stade de l'infection, lorsque la personne a déjà reçu tel et tel médicament ? Ce traitement améliore-t-il la qualité de vie ?
Je pense que les protocoles qui mélangent tout, qui prétendent mesurer l'effet antirétroviral en fonction de critères cliniques, sur plusieurs années, en attendant que les gens développent des infections opportunistes, ne sont pas raisonnables. Ils sont en retard sur la pratique quotidienne. On a actuellement aucun traitement qui guérisse l'infection à VIH. On sait que les médicaments dont on dispose ont une durée d'action limitée. L'efficacité antivirale doit donc être évaluée sur des critères virologiques, pendant des périodes brèves. Il faudra que les institutions, les Agences du Médicament, prennent en compte cette situation. On n'a plus de temps à perdre.
Dr. Myriam KIRSTETTER. Médecin de ville et attachée à l'hôpital Saint-Antoine ; Paris.
Quand proposez-vous un traitement antirétroviral ?
Dr Myriam Kirstetter : Je propose un traitement lorsque je perçois un mouvement biologique, qui semble indiquer une activité virale plus intense. Le signe principal est généralement une baisse des T4 ou de leur pourcentage, mais je prends aussi en compte la hausse de l'antigénémie p24, de la Bêta-2-microglobuline, une baisse des anticorpsä
En pratique, je propose généralement l'AZT autour de 200 T4/mm3. Mais ce n'est pas une limite absolue. Il m'est arrivé d'en prescrire à un stade plus précoce, chez un patient dont les T4 avaient chuté de 800 à 500, et pour lequel d'autres marqueurs s'étaient modifiés. Je propose aussi ce médicament aux personnes qui ont une antigènémie p24 très élevée, car cela indique probablement un risque majoré d'évolution de l'infection.
Certaines manifestations cliniques pour lesquelles aucune cause autre que le VIH n'a pu être diagnostiquée (problèmes de peau, problèmes digestifsä) m'incitent aussi à proposer l'AZT. Conformément aux recommandations officielles, j'en prescris également chez des patients dont les T4 sont élevés, en cas de thrombopénie (chute des plaquettes, un des constituants du sang).
Enfin, je prends en compte la situation psychologique du patient : certaines personnes se sentent envahies par le virus et veulent avoir un moyen de lutter. Le traitement peut les y aider. À l'inverse, d'autres ont un compte de T4 stable, entre 100 et 200, et refusent le traitement antirétroviral. J'explique l'intérêt d'un tel traitement mais, si la personne persiste à le refuser, je respecte sa décision.
Le début du traitement antirétroviral est très rarement une urgence. Patient et médecin doivent trouver ensemble le moment le plus opportun.
J'espère qu'à l'avenir, la mesure de la charge virale constituera un indicateur utile. Mais, actuellement, cet examen n'est pas disponible.
Par quel(s) médicament(s) commencez-vous le traitement ?
En dehors des essais thérapeutiques, je commence par l'AZT (actuellement, c'est le seul médicament qui ait fait la preuve de son efficacité comme premier traitement), mais j'évoque déjà avec le patient la possibilité de passer ensuite à une association. Environ 4 à 6 semaines après le début de l'AZT, nous faisons le point, en fonction du premier bilan biologique et des éventuels effets secondaires. Ensuite, je propose un bilan biologique tous les mois ou tous les deux mois. On se donne trois à quatre mois pour juger de l'efficacité de l'AZT. Si ce médicament montre une efficacité (amélioration des signes cliniques et biologiques), on continue. Certaines personnes sont sous AZT depuis plusieurs années et se portent bien, avec un état clinique et biologique stable.
Cependant, compte tenu des résultats récents, favorables aux associations d'antirétroviraux, je propose fréquemment d'ajouter un autre antirétroviral (ddI, 3TC, parfois ddC) après 3 à 6 mois de traitement.
Que proposez-vous, en cas d'intolérance à l'AZT ?
Je propose les autres antirétroviraux. En général, nous commençons par la ddI, sauf si la personne trouve que c'est trop lourd au quotidien (obligation de le prendre à jeun) ou s'il y a une contre-indication. Dans ce cas, je m'oriente vers les autres antirétroviraux (ddC, d4T ou 3TC).
Que proposez-vous lorsque l'AZT n'est pas, ou n'est plus efficace ?
Quand, sous AZT, les T4 diminuent, je propose de passer à AZT plus ddI ou AZT plus ddC. Si ce problème d'inefficacité se présente à nouveau, nous essayons les autres antirétroviraux, seuls ou en association. On se donne à chaque fois trois ou quatre mois pour évaluer un traitement. Le choix des médicaments dépend des effets secondaires, du désir de la personne (une association peut être contraignante, en termes de prises) et des précédentes expériences. Il faut savoir qu'un antirétroviral peut perdre son efficacité, en raison de l'apparition de résistances, et la retrouver ensuite, après quelques mois de traitement par un autre antirétroviral.
Parmi les associations, on a surtout des données sur celles qui comportent de l'AZT. Mais il existe d'autres possibilités. J'ai une attitude pragmatique. J'essaie de trouver ce qui est adapté à chaque patient. Il m'arrive de prescrire une association de trois antirétroviraux à une personne chez qui rien d'autre ne s'ést avéré efficace.
À l'inverse, j'accepte totalement l'attitude de quelqu'un qui a peu de T4, qui a essayé différents traitements et qui ne veut plus prendre d'antirétroviraux. C'est toujours un équilibre à trouver entre l'efficacité, les effets secondaires et la situation psychologique du patient. Par ailleurs, la prescription d'antirétroviraux s'intègre à une stratégie globale et personnalisée, où la prévention et le traitement des infections opportunistes tiennent une place essentielle.
Dr. Gilles PIALOUX. Médecin-adjoint ; service de maladies infectieuses ; hôpital de l'Institut Pasteur ; Paris
Quand proposez-vous un traitement antirétroviral ?
Dr Gilles Pialoux : Je propose le plus souvent un traitement aux personnes asymptomatiques ayant entre 350 et 200 T4/mm3 ou à celles qui ont des signes cliniques, y compris des symptômes dits « mineurs ». En effet, les antirétroviraux permettent souvent d'améliorer ces symptômes, en plus de l'effet antirétroviral attendu.
D'un patient à l'autre, les éléments cliniques et biologiques n'ont pas tous le même poids. Certaines personnes acceptent l'idée d'une baisse progressive des T4. Pour d'autres, c'est insupportable. C'est quelque chose à prendre en compte, pour débuter un traitement. Le dialogue qui s'instaure au fil des consultations, dès la découverte de la séropositivité, permet de discuter de ces questions. Par ailleurs, je trouve très sain que les gens puissent chercher un deuxième avis, auprès d'un autre médecin, aux moments clés.
Actuellement, on parle beaucoup de charge virale. Je m'y intéresse depuis plusieurs années. Mais je constate qu'on n'a encore que partiellement réussi à établir le lien entre ce marqueur, l'évolution clinique et surtout la décision de stratégie thérapeutique.
Par quel(s) médicament(s) commencez-vous le traitement ?
Actuellement, plusieurs essais cliniques sont ouverts aux personnes qui commencent le traitement, avec des associations de deux ou trois antirétroviraux. Il faut informer le patient des diverses possibilités qui existent. En entrant dans un essai, la personne « perd la chance » d'accéder aux autres. Il faut donc qu'elle puisse choisir en connaissance de cause.
En dehors des essais cliniques, je prescris l'AZT seul, pour le tout début de traitement. Pour le moment, il n'y a pas d'argument solide pour débuter par un autre médicament ou par une association. De plus, il est utile, pour la suite du traitement, de savoir si l'AZT a une efficacité chez un patient. Je propose un bilan biologique mensuel, pendant les deux ou trois mois nécessaires pour évaluer l'efficacité du médicament. Si on voit une amélioration, on continue. En l'absence d'amélioration, je passe très vite à AZT + ddI, à AZT + ddC, ou à AZT + 3TC. C'est également ce que je propose, lorsque l'AZT seul a été efficace pendant un moment, puis a cessé de l'être.
Actuellement, il n'y a aucun argument scientifique pour préférer l'une de ces associations à l'autre. Cela dépend de la tolérance et du désir du patient (la ddI doit être prise à jeun ; la ddC impose trois prises par jour, la 3TC est liée à un essai clinique).
Que proposez-vous, lorsqu'une de ces associations cesse d'être efficace chez un patient ?
En général, sauf intolérance, nous essayons une autre association de deux antirétroviraux. Pour modifier un traitement, je n'attends pas que les T4 soient descendus en dessous de leur niveau de départ. J'essaye d'intervenir avant, dès le moment où l'on discerne une diminution d'efficacité (quand les T4 commencent à baisser). Ensuite, je propose le D4T ou le 3TC en association. Ces deux molécules sont disponibles sur toute la France. Leur prescription impose quelques formalités administratives. Mais cela ne doit pas servir de prétexte aux médecins pour refuser ces médicaments aux patients chez qui ils se justifient.
Outre le D4T et le 3TC, il est toujours possible de revenir à l'AZT, à la ddI, au ddC, en association : les inversions de résistance existent (une souche de VIH devenue résistante à un antirétroviral peut perdre cette résistance, au cours du traitement par un autre antirétroviral).
En cas d'intolérance à l'AZT, que proposez-vous ?
La ddI ou le ddC. Si l'un de ces médicaments est inefficace, j'essaye l'autre. En l'absence de résultats favorables, ou en cas d'intolérance, je propose le D4T ou le 3TC. J'attends des informations sur ddI + D4T, D4T + 3TC, sans oublier les antiprotéases dont on attend la mise à disposition en « humanitaire ».
Quelle est votre position vis à vis des associations d'antirétroviraux, sachant qu'aucune d'elles n'est autorisée en France ?
Tout médecin a une obligation de moyens. Il ne doit pas se cacher derrière des arguments administratifs ou derrière une prétendue « défense » des essais. Notre rôle consiste à chercher une stratégie thérapeutique adaptée à chaque personne. Elle s'appuie sur la prévention et le traitement des infections opportunistes et sur les cinq antirétroviraux dont on dispose actuellement. Si la monothérapie (un seul antirétroviral) est inefficace, il faut proposer une bithérapie (deux antirétroviraux) voire une trithérapie. On verra bientôt comment utiliser la charge virale.
Je n'utilise que des associations sur lesquelles des données ont été publiées, pour lesquelles il y a des arguments rationnels. C'est le cas d'AZT + ddI ou d'AZT + ddC. À ma connaissance, rien, dans l'AMM (Autorisation de Mise sur le Marché) de la ddI, par exemple, n'interdit cette association.
Les associations comportant du D4T ou du 3TC posent des problèmes particuliers : ces deux médicaments sont disponibles dans un cadre restrictif. Il est consternant de voir les laboratoires Glaxo faire du marketing indirect autour des résultats de l'association AZT + 3TC depuis fin 1994, sans l'autoriser dans leur protocole compassionnel avant avril 1995. J'espère par ailleurs que l'accès compassionnel aux inhibiteurs de protéase va s'ouvrir rapidement.
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