Mon histoire débute en 1982, au paradis (des amoureux) : je rencontre le « jeune homme de ma vie », nous sommes dans la même année d'études médicales et l'avenir est à nous. Un nuage vient assombrir le rêve en 1983 : mon intradermo annuelle devient négative ; des examens biologiques montrent un syndrome inflammatoire. Plus tard, je comprendrai que c'étaient les premiers signes d'infection par le VIH. Mais, pour le moment, tout va pour le mieux, nous devenons tous deux internes à Parisä
On entend çà et là parler de cancer gay mais cela ne peut nous concerner ! Pourtant l'idée fait son chemin, et nous allons en 1985 consulter un illustre professeur d'immunologie à l'hôpital St-Louis. Il est très embarrassé de nous annoncer qu'effectivement, ce nouveau virusä et mon ami serait plus gravement atteint, du moins biologiquement. Quelques mois ou années au maximum ? C'est impossible, notre forme est éblouissanteä Que faire quand il n'existe aucun traitement, quand on ne sait rien ? Se raccrocher à ces supposés 90 % d'infectés qui ne seront pas malades et essayer d'oublier le troublion.
Quatre taches suspectes
Un ami bisexuel meurt en 1985 d'une encéphalopathie. Bigre !
L'année suivante, au cours d'un voyage en Égypte, je découvre quatre taches suspectes sur mes chevilles. Impossible de ne pas paniquer, l'ennemi est là. Confirmation par une biopsie. Le sida est donc déclaré d'après la définition de la maladie, et la survie s'annonce de courte durée d'après les statistiques de l'époque. Mais mon immunité est encore bonne, reste à prendre une décision de traitement. Trois mois de consultations et de lectures : il faut absolument vous procurer de l'AZT aux États-Unisä il n'y a qu'une forte chimio qui puisseä ne faites rienä pas d'hésitation, une cure d'interféronä C'est cette dernière proposition que je choisis. Heureusement les injections sont efficaces et mon immunité reste satisfaisante. Je me rassure et travaille intensément.
Médecins et malades
C'est peu après que tout bascule pour mon ami : il perd 10 kg, fait un muguet, devient fatigué. Ses T4 chutent. Pas facile d'être médecins, très informés, et malades. Les relations avec les confrères changent du jour au lendemain : on se vouvoie, même si on se tutoyait auparavant. Un médecin utilise même « vous » en consultation et « tu » dans les rapports professionnels ! Heureusement, certains ont l'intelligence de maintenir une proximité chaleureuse tout en offrant humblement leur compétence. Est-ce un avantage d'être médecin soi-même ? Oui car toutes les informations sont accessibles et on comprend le jargon. En outre on reconnait plus facilement les bons des moins bons collègues. Un excellent indice de qualité : ceux qui savent répondre « je ne sais pas, allez voir untel de ma part ». Pour les qualités humaines, c'est différent.
Nous nous sommes lancés tous deux dans la bataille, de toutes nos forces. Toxoplasmose, mycobactériose, candidose, atteinte cardiaque, rétinite : chaque infection a été maîtrisée. Mais un lymphome l'a tué en 1991. Et avec lui tous nos rêves.
Difficile de parler du deuil, de la douleur, de la séparation, du désespoir et du videä Ce sont nos propres tripes qu'on arrache. Comme durant la maladie, ce sont les familles, les amis et le volontaire de AIDES aux malades qui m'ont permis de ne pas basculer et de préserver, peut-être idéalisés mais qu'importe, ces souvenirs de bonheur et de lutte.
Atterrissage
De retour sur terre, je devais reprendre le travail, même si je m'étais orienté par nécessité depuis trois ans vers un secteur bien moins astreignant, plus lucratif certes mais aussi bien moins intéressant. Faire correctement son travail, quel qu'il soit, c'est déjà en soi une satisfaction. Savoir écouter l'autre quel qu'il soit.
Malade moi-même, je devais préparer les années à venir car la seule idée d'être dépendant d'autrui, de ne pas maîtriser ma vie, me ramenait à mes premières années de médecine quand il m'avait fallu travailler la nuit pour vivre comme je l'entendais. Idée obsédante. La liberté, lorsqu'elle est possible, a un prix : la volonté. Si j'ai un conseil à donner aux séropositifs après toutes ces années, c'est celui-là : organisez votre avenir ! C'est quand le temps nous est compté qu'on en prend la mesure.
Préservatifs
Comme me l'avait prédit et souhaité mon ami, j'ai le bonheur de tomber amoureux et d'investir dans une nouvelle relation. Après des débuts safe (safer plutôt), mon nouvel ami refuse de se protéger à partir du moment où nous décidons de vivre ensemble : pendant près de six mois. J'ai mis tout ce temps pour le convaincre. Séronégatif, cela ne lui faisait nullement peur d'être contaminé : quelle preuve d'amour embarrassante ! Et comment ai-je pu l'accepter, ayant vécu et vivant le sida dans ma chair ? Maintenant encore, je n'ai pas d'explication autre que l'inconscience qui accompagne parfois la passion. Mais il est resté séronégatif et a accepté les préservatifs. Sa vie ultérieure n'est pas obérée. Le rationnel peut-il atteindre le sexuel ? Par l'éducation très précoce peut-être, avant-même les premiers rapports sexuels. Et poursuivie sans relâche. Préservatifs gratuits. Seringues gratuites. Sinon seuls moines et nonnes survivront (et encore) !
Destructions
En 1992, mes T4 s'effondrent de 400 à 10 en moins de 6 mois. Rien n'y fait : passage à la ddI (dégueulasse) puis à la ddC (neuropathie). Depuis, les infections se succèdent : tuberculose ganglionnaire, toxoplasmose cérébrale (trois abcès), colite pseudo-membraneuse puis colite à CMV, infections bactériennes récidivantes : 5 pneumonies (10 fibroscopies), moûlt sinusites et otites (intervention chirurgicale), septicémie sur cathéter, prostatite, candidose ¶sophagienneä
La maladie de Kaposi me pose de gros problèmes psychologiques, car ce sont maintenant environ 200 taches noires ou violettes qui parsèment mon corps, plutôt ce qu'il en reste. Ce n'est pas douloureux, juste un peu d'¶dème d'une cheville, mais c'est très moche. J'ai eu plusieurs chimiothérapies depuis deux ans et n'ai pas d'atteinte profonde (objectif premier du traitement).
Mon image physique est importante, sa représentation mentale surtout, ce qui est somme toute assez normal à mon âge. Le Kaposi s'ajoutant à une fonte de plus de 20 kg et aux diarrhées incessantes, j'ai rejetté ce corps détruit. Difficile de rester indifférent aux regards des autres, l'été surtout. Je n'arrive pas à les ignorer, et préfère ne plus m'exposer. Finis plages, piscines, shorts et débardeurs. Bien entendu, on peut vivre sans mais ma libido s'est effondrée, en partie aussi du fait d'une grande fatigue physique. Lorsque le Kaposi s'est attaqué à mon visage, cela a été une nouvelle épreuve. J'assume assez mal les modifications physiques rapides de mon corps et elles contribuent à un état dépressif chronique plus ou moins contrôlé chimiquement. Difficile de tirer un trait dessus. La baisse de mes facultés intellectuelles est réelle mais moins flagrante.
Je pense assumer bien par contre ma maladie. Je ne vois plus ceux qui ne l'acceptent pas. Parmi les collègues certains (rares) ont des craintes parfaitement irrationnelles et des comportements indignes. Il s'agit en règle des moins informés, comme souvent dans l'intolérance. Les dentistes particulièrement !
Mourir de faim ?
Je vomis quotidiennement depuis plus de deux ans, parfois tous les repas de la journée. La moindre toux me fait rejeter un repas patiemment ingurgité. Le manque d'appétit ne répond dans mon cas ni aux traitements hormonaux ni aux drogues douces. Et l'inexorable perte de poids, jusqu'à 25 kg il y a 6 mois, n'a pas été améliorée par les compléments nutritionnels (enfin remboursés). N'arrivant plus à avaler quoi que ce soit en raison de la candidose, j'ai décidé de débuter une alimentation par voie intraveineuse. Je me suis donc fait poser un cathéter. Pour contraignante qu'elle soit (10 heures de perfusion par jour), cette méthode m'a permis de prendre 10 kg, de reprendre la gym et même un peu le travail. Je vis quasiment une résurrection. Le moral a suivi. La contrainte est acceptable : on s'habitue à toutä Je trouve que cela aurait été dommage et stupide de mourir littéralement de faim en France en 1994. Pas vous ?
Un plein temps
De manière plus générale, je refuse (pour le moment) la résignation et l'attentisme. Je survis grâce à plusieurs traitements compassionnels : d4T, 3TC (antiviraux), itraconazole en suspension (pour les champignons), Neupogen (pour les globules blancs), Zophren (pour les vomissements) et j'en passe. Chacun améliore ma qualité de vie, sinon sa durée mais c'est moins important. Tout le monde y a droit. Bien entendu, pour bénéficier de ces soins « de pointe », il me faut passer beaucoup de temps chez les confrères : un généraliste et des spécialistes pour chaque organe malade, sans oublier la cervelle. Les attentes inutiles sont très pénibles (le service d'ophtalmo de la Pitié détient le record en la matière). Avoir une bonne mutuelle se révèle important si on préfère consulter en ville : le 100 % ne suffit pas.
Un plein temps qu'il ne m'est possible de réaliser que libéré de tout problème matériel : je continue à avoir des revenus suffisants pour me loger, manger, partir en vacances, sortir et prendre en charge l'étudiant qui partage ma vie et ma maladie et qui s'est formé aux soins infirmiers assez lourds que je requiers. Incontestablement, on vit mieux et plus longtemps si on est deux au front. Même si l'on se sent toujours très seul face à la souffrance, que je redoute davantage que la mort. Je bénéficie aussi d'un entourage formidable. L'amitié et l'amour sont mes plus puissants antalgiques. Finalement, grande est ma chance : il serait indécent de ne pas en tirer partie. Pour un beau concert, pour son rire ou les enfantsä des autres. Optimiste, moi ? Réaliste plutôt.
Au cours de ces huit années de sida, j'ai tout fait pour éviter d'être hospitalisé : on est tellement mieux chez soi et je suis assez maigre comme ça. Une seule fois, il y a deux ans, j'ai vraiment dû céder : j'avais 41° depuis deux jours et ne tenais plus debout. Mais je n'y suis resté que trois jours. Hôpitaux de jour, soins à domicile et autres portages de médicaments se sont certes beaucoup améliorés depuis quelques années, mais beaucoup reste à faire et il faut parfois les exiger pour en bénéficier. Ce n'est pas toujours évident, même lorsqu'on est médecin (ou ex) et même à Paris.
Vivre dignement et mourir serein, tout un programmeä De vie !
Richard
Nous écrire