Je pars aux États-Unis fin1982 pour deux ans. J'avais lu un article dans Libération sur le « cancer gay », ça m'avait paru absurde. À New York, à Los Angeles, il y a une affiche dans les bars : « si vous avez tel type de symptômes, appelez ce numéro ». Je ne suis pas concerné. Pourtant, début 83, j'ai de la fièvre, des ganglions énormes. Je suis très fatigué. On finit par me dire : vous devez être atteint de cette nouvelle maladie qui touche les homosexuels. Ça ne m'atteint pas, je crois que je ne réalise pas. On me demande de ne plus avoir aucun type de relations sexuelles. C'est ce qui m'affecte le plus, car c'est pour moi le moyen le plus efficace pour nouer des liens. Arrivant aux U.S.A., je n'ai pas eu le temps de me créer un environnement social. Je me retrouve très seul.
Je débute une psychothérapie, de type Gestalt. Elle s'avére rapidement efficace. Je commence à avoir des relations sexuelles protégées. Je me dis qu'il n'est pas prouvé que je sois malade, surtout que je me sens bien, et je fais le pari que certaines pratiques, comme de s'embrasser ou de se masturber mutuellement, sont sans risques.
Choisir mes risques
Septembre 84, je rentre en France, le test est fiable, un médecin de ville me le propose, résultat positif. Comme je me doutais du résultat, je l'ai bien vécu. J'ai continué à vivre ma vie, sans rien changer. En 1985, mon médecin me propose l'Imuthiol, à titre préventif, j'en prends pendant deux ans. En 87, je rencontre un mec. J'en tombe amoureux fou. On sort pas mal et, avec l'Imuthiol, je ne peux pas boire d'alcool. J'arrête l'Imuthiol (bonne initiative car il a été prouvé, par la suite, qu'il était plus nocif que bénéfique). Mon amant est séropositif. On se le dit dès le départ. On fait l'amour comme des fous, sans précautions. La théorie dominante est qu'on risque d'aggraver la maladie en se surcontaminant. Mais c'est un risque que je choisis de prendre, et que je continue à prendre aujourd'hui, parce que les capotes me gâchent mon plaisir. Avant l'action, je préviens à chaque fois mes partenaires. C'est quelque chose que j'ai toujours fait et je n'ai jamais éte rejeté. En revanche, j'ai remarqué que, malgré ma franchise, quand l'autre est séropositif, il ne me le dit souvent que plus tard, et avec difficulté. Quant j'ai un amant séronégatif, du fait de mes choix, j'ai une sexualité différente, au spectre beaucoup plus restreint. Quelques mecs séronégatifs, dont je n'étais pas vraiment amoureux, m'ont demandé : « si je prends des risques avec toi, est-ce que tu m'aimeras ? ». J'ai toujours refusé (le deal était absurde). Pourtant, ils étaient bien informés, mais le danger du sida, c'est que c'est une maladie qui ne se voit pas.
En 88, mon médecin me propose l'ozonothérapie, dans le cadre d'une étude. Trois fois par semaine, on me prend un litre de sang, on l'ozonifie et on me le ré-injecte avec de la vitamine C. J'ai les bras bleus. Je suis obligé de me lever tôt. Je suis fatigué, j'arrive tard au boulot. Injustice, tout le monde croit que je fais la fête. Alors, là aussi, je joue franc jeu, et j'informe mes collègues les plus proches. Je n'ai jamais eu à le regretter et ça m'a permis d'être compris et soutenu. L'ozonothérapie ne marche pas, j'arrête.
Prévoir
Quand je change de travail en 88, je choisis une société dont les conventions collectives garantissent un revenu à vie, en cas d'arrêt de travail. De même, devant trouver un appartement, j'en choisis un agréable, bien exposé, plein de soleil et avec ascenseur. Je suis en forme mais je tiens à prévoir l'avenir.
Enfin, par le biais d'activités associatives, je commence à m'informer sérieusement sur les traitements et l'actualité médicale. À ce jour, j'y suis plus que jamais attentif, je gère au mieux mes traitements et je suis toujours à la pointe. J'ai l'impression de maîtriser et de ne pas trop subir.
Les premières contraintes
En mai 89, j'ai mal dans la bouche. Le dentiste que je consulte et qui est très flippé d'avoir à me soigner (deux paires de gants et un masque) me dit : « ça doit être un Kaposi ». Je bondis chez mon médecin. Il diagnostique une candidose et me prescrit du Triflucan. En juin-juillet, mes T4 chutent. L'AZT s'impose. Je l'accepte facilement car le Triflucan a préparé le terrain et puis avec un joint et une vodka tonic, j'exorcise, c'est moi le plus fort. De même, dès le début, je décide de ne prendre l'AZT que deux fois par jour, alors que certains de mes copains se réveillent la nuit pour avaler leurs gélules toutes les six heures.
Parallèlement, je fais tous les voyages dont j'ai envie : Europe, Amérique du Sud, Asieä Je prends plusieurs mois d'arrêt-maladie afin d'avoir de longues vacances. Mon souci est d'en profiter au maximum, pour n'avoir rien à regretter.
En 1991, je commence à être fatigué. J'ai du mal à me concentrer. L'après-midi, au bureau, je m'endors. Je me renseigne sur le médecin du travail. Il paraît fiable. Nous décidons ensemble d'un mi-temps thérapeutique. J'informe la direction de mon état de santé. Cependant, je ne veux pas que toute l'entreprise sache que j'ai le sida. Pour couper court aux futures rumeurs, je demande à une collègue de raconter, sous le sceau du secret, à une secrétaire bavarde que je suis atteint d'un lymphome quelconque. Ça marche.
Les premiers handicaps
En mars 92, l'AZT cesse d'être efficace. Je commence la ddI. Pour compenser, je reprends trois mois d'arrêt-maladie, et je voyage. Rentré en France, je décide de cesser de travailler. Je n'en ai plus l'énergie, ni la motivation. Grâce à la mutuelle, j'en ai les moyens. Comme j'ai toujours su comment occuper mon temps, pourquoi ne pas profiter de l'occasion pour me faire plaisir.
La ddI ne marche pas. Je reprends l'AZT puis je passe à la ddC. En février 93, je commence à avoir des fourmillements dans les pieds, puis ça devient douloureux. Je ne peux pas marcher longtemps, la nuit la douleur m'empêche de dormir. Après plusieurs examens et comme cela ne passe pas, le diagnostic tombe « neuropathie causée par le V.I.H. ». On me dit qu'il n'y a rien à faire contre la douleur. Panique. Heureusement, je m'obstine, je rencontre un médecin spécialiste de la douleur, et ça marche. Cependant, je mets bêtement ma vie en stand-by, j'attends que mon symptôme disparaisse pour vivre et faire des projets. Aider deux copains très malades me fait réaliser que, pour moi, tout est encore possible
En juillet 93, je rencontre Luc, dans un bar. C'est le coup de foudre et malgré la neuropathie, je m'autorise à vivre cette histoire.
Novembre 93, je commence à maigrir, à avoir des diarrhées violentes. Cela me prend n'importe où, sans délai. C'est très handicapant, très humiliant. Je n'ai plus d'érections. Je me demande comment Luc peut encore me désirer, je pense qu'il va se tirer, je deviens jaloux. Cette dégradation de l'image de soi, cette diminution des capacités physiques est très difficile à vivre.
Début de la dépendance
Septembre 94, en consultant l'ophtalmo, j'apprends que j'ai une rétinite à CMV. Ça y est, c'est mon tour. Pose d'un cathéther, H.A.D. (hospitalisation à domicile), perfusions quotidiennes. Quand l'infirmière a trois heures de retard - ce qui n'est pas rare - et que ça fout complètement en l'air mon emploi du temps, il n'y a rien à dire : elle a toujours de bonnes excuses et j'ai besoin d'elle. Il me faut trois mois pour négocier un arrangement qui me convienne. Décembre 94, j'ai une forte fièvre. Première hospitalisation. À l'hôpital, je suis paniqué. Je vois des gens qui vont très mal. Je ne veux pas vivre la même chose. À ma sortie, je décide de me tuer. J'ai, chez moi, les médicaments nécessaires. Luc sent quelque chose. Pendant quinze jours, il ne me quitte pas. Je m'en sors.
Aujourd'hui, le poids des traitements et des problèmes divers - diarrhée, neuropathie, fatigueä - est très lourd. Depuis un peu plus d'un an, en complément de la médecine « classique », j'ai recours à tout ce qui peut me donner de l'énergie (acupuncture, ostéopathie, massagesä). De même, je maintiens différentes activités associatives. Ça me donne un statut autre que celui de malade.
Luc n'est pas parti, on fait toujours l'amour, c'est passionnel. Je l'aime. Ce sera ma dernière histoire, mais c'en est une comme je les aime, alors !
Pierre
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