Vous avez la parole


Heureusement, il y a eu la méthadone

 

 

J'étais dealer. C'était mon métier. Mon business marchait bien. J'ai fait beaucoup de mal. Je suis dans la came depuis quinze ans. Au début, je ne me défonçais que le soir, pour rester clair dans la journée. Et puis, petit à petitä

Je vivais avec Nathalie. Elle était malade. Il y a deux ans, j'ai fait le test. Il était positif. C'est avec Nathalie que j'ai eu le virus. Par les seringues ou par les rapports. Je ne lui en veux pas. L'amour, c'est plus fort que tout. Dans le milieu toxico, les échanges de seringues étaient très fréquents. On n'a entendu parler de sida que vers 1989. C'était considéré comme une maladie d'homo. Presque tous mes copains sont séropositifs. Nathalie est morte à la fin 93. Elle avait une toxoplasmose cérébrale. Elle répétait : « J'ai fait du mal. Je suis sale ». J'ai essayé de la rassurer. Elle a profité d'un moment où je somnolais pour sauter par la fenêtre.

 

J'ai complètement plongé

 

Elle et moi, on s'entraidait, pour essayer de sortir de la défonce. Après son décès, j'ai complètement plongé. Mais j'ai réagi. Je suis allé voir William Lowenstein, à Laënnec. Il m'a donné du Temgésic. Ça n'allait pas. J'en shootais des dizaines par jour. Un peu malgré moi, je me suis retrouvé en cure de désintoxication. On m'a envoyé en postcure, dans les Pyrénées. Je travaillais dans la montagne. J'ai repris dix kilos. C'est là que j'ai découvert l'Église. J'ai aussi fait un pèlerinage à Lourdes.

En rentrant à Paris, le jour même, je suis retombé dans la dope. J'ai reperdu mes kilos. Je suis maigre, je n'ai plus de bras. Avant, j'étais vraiment costaud. J'ai demandé à mon médecin de me filer un autre truc, plus fort. Avec le Palfium, ça n'a pas été bien longtemps. Au bout d'un moment, j'en shootais toutes les heures, j'allais d'un médecin à l'autreä

Heureusement, il y a eu la méthadone. Lowenstein m'a très vite fait rentrer dans son programme. C'est beaucoup mieux. J'ai encore shooté un peu, mais plus beaucoup. J'évite le plus possible. J'ai plus d'énergie. J'ai pu faire refaire mes lunettes. Ça faisait des années qu'elles étaient cassées. Je vais m'occuper de mes dents, qui sont très abîmées. Récemment, j'ai eu une candidose. Je ne pouvais plus rien avaler. Le Triflucan n'a pas suffi. Il a fallu du Sporanox pour que ça passe. J'ai aussi une hépatite C et une hépatite médicamenteuse.

J'aimerais que les médias arrêtent de prendre les gens pour des cons, d'annoncer aux malades qu'on a trouvé un médicament alors qu'il n'a même pas été testé sur les animaux et encore moins sur des humains. Ils n'arrêtent pas de susciter de faux espoirs.

Avec la méthadone, le plus dur, c'est l'ennui. Quand tu vas choper, tu passes tes journées à chercher le fric, à chercher la dope, et après, ça shoote, ça shoote. Et le lendemain, rebelote. Avec la métha, ta vie n'est plus remplie par ça. Tu as le temps de penser, de ruminer. J'aimerais bien bosser à mi-temps. Avant, j'allais à Tibériade, où ils accueillent les séro. Mais je passais mes journées à jouer au tarot. J'avais l'impression de stagner. Il m'ont exclu deux fois. Ils avaient peur que je deale. À ce moment-là, ça n'allait pas dans ma tête. C'était presque la folie. Mais, même quand je n'avais plus le droit d'y aller, ils continuaient à m'appeler, à prendre de mes nouvelles. Ils m'ont trouvé un petit studio.

 

Le yin et le yang

 

J'ai fait la formation de volontaire à AIDES. Quand je pense qu'il y a encore plein de pharmacies qui refusent de vendre des seringues, ou ne le font que par paquets de 10 ou 20ä Je vais participer au groupe AUDVIH (Aide aux usagers de drogues touchés par le VIH). Je veux faire quelque chose, aider les gens. C'est con à dire, mais c'est grâce à la maladie que ma vie a changé. C'est le jour et la nuit, le yin et le yang. Je touche le RMI. Pour la première fois, je peux acheter des choses en toute légalité. Je n'ai pas de comptes à rendre. Je me sens libre. J'ai plaisir à sortir, à parler avec les gens. J'ai pu revoir mon meilleur ami. Je croyais qu'il s'était éloigné de moi à cause de la maladie, mais c'était parce que je me défonçais trop. Je vois aussi ses enfants. Les miens sont gardés par d'autres personnes. Je n'ai pas pu m'en occuper et ça me fout les boules. Avec la came, j'étais dans un autre monde.

J'aimerais bien rencontrer une fille et refaire ma vie avec elle. Mais, avec la maladie, ça crée des blocages. Avant, il n'y avait que le cul qui m'intéressait. Maintenant, je fais beaucoup plus attention à ce que les gens ont dans la tête.

 

Patrick

 


La séance d'aérosol

 

 

J'inspire le produit protecteur qui se répand en moi en un nuage amer et sifflant, régulièrement, et j'expire aussi fortement, bruyamment, allongé sur le lit blanc, seul dans la chambre impersonnelle où mon souffle résonne.

J'inspire, j'expire. Je serre dans ma bouche le tuyau de plastique en maintenant l'extrémité inférieure, le petit réservoir, d'une main. Ce réservoir contient le liquide antibiotique. L'oxygène le propage. La trompe est reliée à l'arrivée de gaz, placée dans le mur.

La vapeur légère se répand dans l'effort depuis mes lèvres jusqu'à mes bronches. Le parcours est long : l'exercice artificiel éprouve et rend les minutes plus pesantes qu'au dehors.

J'inspire, j'expire.

Les aiguilles traînent au cadran de ma montre. Ignorons les ! L'épreuve est nécessaire, mensuellement, s'apparente à ma lutte contre un mal sournois, imperceptible.

J'inspire, j'expire. Mon souffle se fait entendre depuis le début. C'est l'écho de mes efforts qui engendrent craintes, doutes, regrets et souvenirs, des promesses de sentiments plus grands pour les amis, des confidences retenues, des élans d'affectionä Les larmes me viennent. Je les retiens. J'inspire. J'expire et j'aspire à la vie.

La course se termine. Il ne reste plus que des gouttelettes blanchâtres dans le petit réservoir. Le nuage se dissipe, avec lui mon écho. Je suis las. Debout ! Rendez-vous le mois prochain ! Les images de l'effort se poursuivront-elles ? L'épreuve a éveillé ma conscience. J'aimerais que tous mes actes s'accompagnent des pensées altruistes, puissantes, qui se sont déclenchées sur le lit blanc sous ma respiration exagérée. J'aimerais vivre plus justement pour ce qui est essentiel, me consacrer utilement aux autres et être davantage aimé de mes proches.

Je vis. J'inspire, j'expire.

Éric

 


Le double traitement

 

 

Je me lève. J'aimerais que ma nuit ne soit pas finie. Il est 4 ou 5 heures du matin. Je me lève, guidé par le besoin de me soumettre à mon traitement. Je me lève, pressé, encore endormi, insatisfait de moi-même.

Je dévisse le couvercle de la boîte cylindrique en plastique, la penche au-dessus de ma main et verse dans ma paume les deux gros cachets blancs de rigueur - ddI ou VIDEX 100 - à consommer une heure avant chaque repas. (L'acidité due aux aliments en réduirait l'efficacité.) Je porte à ma bouche les dragées plates et rondes, les croque, en fait rapidement disparaitre l'amertume et la consistance pâteuse d'une gorgée d'eau.

L'eau, il m'en faudra encore pour absorber les deux gélules bleues et blanches d'AZT, puis le demi comprimé de Malocide. Les médicaments sont prêts à être avalés dans leur compartiment du jour. Nous sommes lundi ou jeudi. Les sept barres pour les sept jours de la semaine contiennent le traitement complémentaire anti-VIH, contre la toxoplasmose et composent la trousse bleue posée au bord de la table, sans laquelle j'oublierais d'absorber un des remèdes.

Je me suis levé. Il est 4 ou 5 heures. La posologie est respectée. Le double traitement a été rapidement ingéré. Il se propage en moi - épreuve matinale à renouveler, le soir, 12 heures plus tard - et me rappelle mes craintes, ma haine du virus qui m'habite.

C'est ainsi depuis deux ans. Il y a eu d'abord l'AZT, seul, sans succès au bout de plusieurs mois ; puis le ddI, sans plus d'efficacité. Alors, il y a maintenant les deux remèdes que je ne juge pas miraculeux, depuis 6 mois. Ils sont ma communion quotidienne, matin et soir. Je suis seul, soumis. J'ai bien pensé ne plus les absorber. Qu'adviendrait-il ?

Je me suis levé. Il est plus de 4 ou 5 heures. Invariablement, chaque nuit, ainsi, je me lève. Et quand je peux me recoucher pour me rendormir quelque temps, je suis satisfait, moins accablé et moins dégoûté de moi-même.

Éric

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