Vous avez la parole


Jusqu'ici, ça va !!!

 

 

 

Seventies, je suis un cadre supérieur à qui tout réussit. À l'aube des années 80, je suis licenciée et vis très mal ma nouvelle situation. Mon alcoolisme notoire empire de pire en pire, et j'atteins vite un état de clochardisation avancéeä La personne avec qui je partageais ma vie prend le large et nous nous séparons. Seule avec mon alcool, je passe allègrement de cure de désintoxication en hôpital psychiatrique.

 

Les années du changement

 

1983. Grâce à Alcooliques Anonymes, je prends conscience de ma déchéance. Je vais m'en sortir. Désormais, je vivrai libre. Je vivrai pleinement le moment présent, pour moi et pour moi seule, sans jamais plus tenir compte du regard ou du jugement des autres sur ma petite personne. Libre, je vivrai enfin ma transsexualité. Rapidement, du fait de ma nouvelle identité, je fréquente des milieux que d'aucuns considèrent comme marginaux et m'adonne parfois à la prostitution, un bon moyen de m'affirmer par rapport à mes nouvelles « copines ».

 

Les années sida

 

1988. Le sida et son lot de suicides a touché nos rangs. Pourtant, en tant que professionnelles, nous ne manquons pas de nous protéger contre les MST. Hélas, il suffit d'une fois. Inquiète face au développement de cette nouvelle maladie, je me refuse à l'ignorance quant au devenir de ma vie. Cela entraverait ma liberté chérie. Je demande donc un dépistage à mon médecin traitant. C'est visiblement la première fois qu'une de ses patientes désire une telle prescription. Bon prince mais surpris, il m'envoie tout de même à l'hôpital. Prise de sang, on m'indique qu'on enverra les résultats à mon médecin. Après huit jours où j'avais conjuré l'insupportable attente par un fatalisme empreint de sérénité - du genre on verra bien ma fille -, mon bon docteur m'apprend ma séro-négativité. Ouf ! Je n'étais pas si tranquille que cela. Et je croque à nouveau la vie à pleine dents, à 200 km/h. Je travaille dans le milieu du cinéma le jour, avec mes « copines » la nuit. Insouciante, mais pas folle, face aux années sida, je multiplie les précautions.

 

L'annonce faite à Jeany

 

1993. Coquette, j'ai envie de me faire refaire le nez. Clinique privée et tout le tintouin, quand je ressortirai, Cléopâtre enviera mon nouveau profil. 8 jours avant l'opération, je rencontre l'anesthésiste. Naïve, je lui demande pourquoi le test HIV ne fait pas partie de la batterie d'examens sanguins. Aimable, le brave homme élude la question. Me voilà à la clinique. Toujours naïve mais néanmoins curieuse, je repose ma question à l'infirmière chargée d'effectuer la prise de sang le soir de mon admission. La jeune femme me répond sur le ton de la confidence que « même si ça n'est pas noté, le test est systématiquement fait quelle que soit l'opération ». Le lendemain matin, allongée sur mon chariot à l'entrée du bloc opératoire, j'entends dans un demi-sommeil - on m'a chargée de tranquillisants - l'anesthésiste m'annoncer : « au fait, vous êtes séropositive, ça ne nous empêche pas de vous opérer ! ». Rideau noir, il vient de m'endormir.

 

La colère de Jeany

 

Beaucoup plus tard, j'ouvre les yeux. Je suis seule dans la chambre. La première chose qui revient à mon esprit à peine éveillé est la phrase assassine de l'indélicat personnage. Quel lâche ! Après m'avoir annoncé la couleur, l'ordure m'a endormie. L'opération a l'air de s'être bien passée. Il ne me verra plus. C'est vraiment trop facile ! Un immense désarroi me saisit. Très abattue, tout au fond de mon lit, je tente de positiver. Dur ! Je zappe comme une folle sur toute les chaînes de la télévision, espérant accrocher une émission qui me change les idées. Sans succès. La perfide nouvelle est là, bien présente, qui m'envahit et me submerge. Je suis seule. Ce n'est pas normal d'autant que je partageais ma chambre avec un autre patient lors de mon admission. Prise de panique, je me lève et je sors dans le couloir pour vérifier si la porte de ma chambre n'est pas « marquée » d'une infamante pastille rouge. Le « marquage » que j'avais vu dans bon nombre de cliniques ou d'hôpitaux où mes « copines » touchées par le sida étaient soignées. Soulagement, je suis vierge de ce côté-là. J'en déduis immédiatement : « si on m'a mise seule dans cette chambre, c'est parce que je suis transsexuelle ». Piètre consolation, mais au moins, on a reconnu ma nouvelle identité. Plus tard, le chirurgien fait son entrée. Il est visiblement mal à l'aise. Il tente assez maladroitement d'annoncer mon statut sérologique en ignorant que je le connais déjà. Cela ravive ma grosse colère et bien malgré lui l'homme qui a refait mon nez me sert de défouloir. J'insulte copieusement son « moins que rien » d'anesthésiste. Il est sans le savoir la première personne à qui je parle depuis l'annonce de ma séropositivité.

 

La confirmation pour Jeany

 

De retour à la maison, j'appelle une « amie » très proche et lui annonce la mauvaise nouvelle. Je me sens alors libérée d'un grand poids. J'ai pu en parler. Il me faut désormais prendre le taureau par les cornes. À qui pourrai-je encore me confier ? Où m'adresser pour confirmer ma séropositivité (Western Blot) ? Pour en parler, on verra ça plus tard. L'urgent, c'est de savoir où j'en suis par rapport à cette pä de maladie. Je prends donc rendez-vous à la Salpétrière. Quinze jours pour avoir une prise de sang, plus trois semaines pour avoir un résultat. Les jours sont longs, trop longs. Je reste enfermée chez moi à classer mes papiers, à mettre de l'ordre dans ma vie en quelque sorte. J'ai soudainement pris conscience que je suis mortelle, mais sans jamais m'apitoyer sur mon sort. À court de papiers à ranger, je me mets à fouiller ma mémoire : « comment ai-je bien pu me laisser contaminer ? Moi qui faisais tellement attention, je me suis quand même laissée berner par un homme ». Heureusement, mon « amie » est très présente. Elle me sent fragilisée et me libère des contraintes quotidiennes. Côté publicité, je mets mon frère dans la confidence. Il tombe des nues et en est bouleversé. Depuis, nos liens se sont sûrement resserrés. Je décide de laisser ma mère dans l'ignorance. Le choc serait trop grand pour elle. J'avertis mon oncle ecclésiastique. J'en avais besoin par honnêteté vis-à-vis de lui et surtout, je ne voulais pas qu'il l'apprenne par une tierce personne. Sa réaction m'a confirmé tout le bien que je pense de cet homme : pas de pitié de circonstance ni de compassion de chapelle. Il appartient vraiment aux personnes sur lesquelles je peux compter en cas de coup dur. Sur le plan professionnel - dans le monde du spectacle -, je resterai très discrète. Je ne veux pas qu'on me prenne en pitié. Cinq semaines ont passé. Je les ai bien remplies mais j'angoisse à nouveau. La Salpétrière, service du Professeur Herson et le couperet de l'annonce de mes résultats qui va tomber. 634 T4, pour le reste, tout va bien, je tiens la pleine forme. Je me sens réconfortée, regonflée, avec un moral d'acier.

 

La gestion de Jeany

 

Je me dis qu'il me reste à gérer au quotidien, pour mieux gérer je dois connaître et pour mieux connaître m'informer. Toujours avec prudence, je ne veux pas me laisser manipuler par les annonces sensationnelles. Aujourd'hui, je suis volontaire à AIDES. Côté information, c'est mon «assurance sérieux» et côté humain, j'apporte une touche de sérénité face à la maladie. Après 10 ans d'Alcooliques Anonymes, je suis sûre que ma petite philosophie peut servir à lutter contre le sida : s'accorder le droit à l'erreur, ne pas culpabiliser, faire preuve de tolérance et vivre 24 heures à la fois. Avoir la sérénité d'accepter les choses que l'on ne peut changer, changer les choses que l'on peut et avoir la sagesse d'en connaître la différence. Ajoutons à cela : dans les mots hier, aujourd'hui, demain, en bannir deux. Hier parce que je ne peux rien changer au passé et demain parce que je ne sais pas de quoi il sera fait. Vive le moment présent ! Faisons en sorte qu'il soit le meilleur possible. Et toujours une petite note d'humour : « à ma naissance, j'ai commencé une longue chute du haut d'un gratte-ciel. À chaque étage de mon vol plané, je me dis tranquillement : jusqu'ici, ça va !!! ».

 

Jeany

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