Vous avez la parole


Itinéaire d'un enfant gâté

 

 

Au début des années 80, alors que je m'approchais du cap de la trentaine, je vivais dans le « luxe » et « l'insouciance ». Un cursus professionnel quasi-parfait, une vie privée pleine d'amis et de « débauches » en tous genres. Le sida n'était plus un mot inconnu, mais cela me paraissait encore si loinä À l'époque, je me sentais invulnérable. Puis, je me suis aperçu qu'autour de moi des gens disparaissaient. Pas seulement des « gens », mais des copains, puis des amis très proches. Je me suis retrouvé à accompagner certains d'entre eux, parmi ceux qui ne se cachaient pas. Je n'étais pas préparé à cela, et par manque d'information, par peur de poser certaines questions, et surtout sans savoir à qui les poser, je commençais à vivre dans l'inquiétude de ma propre contamination.

Ce n'est qu'en 1987 que j'ai enfin trouvé le courage de me soumettre à un test. J'ai dû insister auprès de mon médecin de famille pour qu'il accepte de me le prescrire. Je n'avais plus qu'à prendre le plus rapidement possible la direction du laboratoire, avant de changer d'avis, avant de préférer à nouveau l'ignorance.

 

« C'est juste un test »

 

Me voici donc dans une petite cabine en compagnie d'une charmante infirmière lisant mon ordonnance. Elle me regardeä Elle ressortä Sans un mot. Dix minutes passent avant l'arrivée d'une seconde infirmière, me posant la question : « Pourquoi faites vous cela ? ». Je bafouillai d'une toute petite voix : « c'est juste un test ». La jeune femme ressortit avec ces quelques mots rassurants : « Il faut que je me renseigne »ä Nouvelle attente interminableä Enfin une troisième infirmière arrive, beaucoup plus âgée, qui dans un silence très lourd, exécute enfin l'acte prescrit. Cela marquait le début d'une nouvelle attente, le début de quinze jours d'angoisseä

Lors de mon retour au laboratoire, après bien des hésitations, je me présente au comptoir de la salle d'attente. À l'annonce de mon nom, la réceptionniste prend une enveloppe, me regarde et dit : « pour vous, il faut que j'appelle le médecin-chef ». On venait de m'annoncer ce que je pris alors comme une condamnation à mort. Je suis resté là, à attendre, sous le regard des autres patients, l'arrivée du médecin annoncé. Lorsqu'enfin il se présente, la réceptionniste me désigne du doigt. L'homme de science reste à distance et me tend l'enveloppe en me disant : « votre résultat est positif, il faut retourner voir rapidement votre médecin. Au revoir Monsieur ». Je me retrouvai dans la rue, ma condamnation à la main, incapable d'enchaîner deux pensées cohérentes.

Lorsque je recouvrai enfin mes esprits, mort de trouille, je fonçai chez mon médecin, en exigeant d'être reçu immédiatement. Voyant les résultats que je lui apportai, il m'expliqua qu'il ne pouvait pas prendre en charge certains problèmes, tout comme il ne s'occupait pas des « drogués », « tous ces gens en qui on ne peut pas avoir confiance, et pour lesquels il faut être spécialiste ». Il inscrivit sur un bout de papier l'adresse d'un hôpital et le nom d'un médecin qui s'avéra par la suite n'avoir aucun rapport avec le VIH.

 

Colères incontrôlées

 

L'annonce de ma séropositivité provoqua chez moi de grosses crises d'angoisses. À propos de ma propre disparition, à propos de la mort en général. Mes premiers examens faisaient ressortir un taux d'environ 400 T4. Je me donnais un an de survie, deux ans dans le meilleur des cas. Plus rien ne valait la peine d'être vécu, tous les projets devenaient inutiles, voire même dérisoires. Assez rapidement, mes angoisses se reportèrent sur la souffrance, la déchéance physique, la fin de vie. J'étais persuadé qu'à partir du moment où « les gens en blouse blanche » te mettent le grappin dessus, tu n'as plus rien à dire. Ce sont eux qui décident de tout. Je suis encore très sensible à cela aujourd'hui. J'ai fait préciser dans mon dossier médical qu'en aucun cas, on ne pouvait me faire subir un examen ou un traitement sans mon accord exprès, tant que je serai conscient. Dans le cas contraire, que je refusais absolument l'acharnement thérapeutique, et j'en ai informé mes proches.

Ma vie a basculé, j'avais l'impression de ne plus rien maîtriser. Je me suis noyé dans le boulot. En rentrant le soir à la maison, je craquais parfois. Je restais assis, à pleurer sur mon triste sort, sur l'injustice dont j'étais victime. Ma consommation de joints et de whisky augmenta considérablement. Il m'arrivait de vider la bouteille dans la soirée. Pendant cette période, je téléphonais souvent à untel ou untel pour parler, mais très souvent cela finissait en engueuladeä

Cela a duré quelques mois, mais heureusement, j'ai fini par avoir la même réaction qu'à l'époque où j'avais tâté de quelques drogues dures : je n'ai jamais supporté que l'on porte atteinte à ma liberté, et j'ai réalisé que je plongeais dans quelque chose qui ne pouvait en aucun cas me convenir. J'ai cependant continué pendant quelque temps à avoir des crises de déprimes, des colères incontrôlées, pendant lesquelles je fracassais chez moi, des objets si possible de valeur. Je m'en suis sorti grâce à la constante présence sans jugement de mon entourage, principalement mes parents et mes frères et s¶urs.

Ma famille connaissait depuis longtemps mon homosexualité et l'avait acceptée comme quelque chose de naturel. J'ai d'abord annoncé ma séropositivité à mes frères et s¶urs puis, en accord avec eux, à mes parents. Ils m'ont tous fait comprendre que, quels que soient mes problèmes, ils seraient toujours là pour m'aider et me soutenir. J'ai eu une chance extraordinaire avec ma famille, certains de mes amis décédés du sida n'en ont pas eu autant.

Je me rappelle le jour où je téléphonai à la maman de Pascal pour lui annoncer le décès de son fils : elle me répondit que cela ne la concernait pas et me raccrocha au nez. Elle n'était jamais allée le voir à l'hôpital. Il y a des parents, comme disait Coluche, qui ont des enfants parce qu'ils ne peuvent pas avoir de chien.

 

Besoin de nouvelles forces

 

Vint le jour où je décidai d'annoncer ma séropositivité à mes deux plus proches collaborateurs. J'en avais ras-le-bol de tous ces gens, moi y compris, qui cachaient les choses et renforçaient ainsi le sentiment de honte que beaucoup essayaient d'imposer. Je les ai invités à boire des cocktails chez moi. Ils savaient que j'étais homosexuel, je ne m'en suis jamais caché. Après l'annonce de la grande nouvelle, ils ont exprimé leur(s) inquiétude(s) par rapport à eux, par rapport à la transmission possible. Ils ont écouté mes explications et m'ont fait confiance. Ils n'ont montré aucune répugnance à trinquer avec moi. À la fin de la soirée, ils m'ont dit: « au-revoir, à demain », avec une poignée de main très appuyée. Je ne sais pas s'ils avaient encore peur, en tout cas ils ne me l'ont jamais montré.

Pendant cette période, j'ai commencé à aller assez souvent à l'hôpital : consultations, examens, aérosolsä Aujourd'hui, je sais beaucoup mieux m'organiser et exiger, mais à l'époque ce n'était pas le cas, et cela commençait à créer des difficultés vis-à-vis de mon employeur. J'ai envisagé de lui en parler. Après avoir demandé leur avis à mes deux collaborateurs, ils me proposèrent de préparer le terrain. Mon patron m'invita le jour même dans un excellent restaurant, et se montra ouvert et compréhensif. Pendant quelque temps tout se passa très bien, mais brusquement, au début d'un arrêt-maladie de quelques jours, je reçus une lettre m'indiquant qu'on envisageait de se séparer de moi sous le motif de « perte de confiance ». Il ne m'a jamais donné de véritable explicationä

J'étais persuadé que j'allais retrouver rapidement un poste équivalent, puisqu'auparavant j'étais très souvent contacté par des « chasseurs de têtes ». Je ne me suis donc pas investi dans une recherche d'emploi poussée. Mais voilà : les contacts que j'ai eus à ce moment là n'ont jamais abouti. Peut-être ont-ils appelé mon ancien employeur ? Il fut bientôt trop tard : dans ma fonction, à plus de 35 ans et après plus de 6 mois de chômage, tu as perdu toute valeur.

Les presque trois années qui ont suivi ont été très dures. Je me suis parfois laissé couler. Il m'est parfois arrivé de retoucher à certains « produits » illicites. Ma famille m'a de nouveau soutenu, et tout en continuant à accompagner des amis touchés, je décidai de rejoindre l'association AIDES. J'avais besoin de nouveaux amis, et je les ai trouvés. J'avais besoin de nouvelles forces, mes nouveaux amis m'aidèrent à me les procurer.

Aujourd'hui je me suis habitué à vivre avec le virus, mais je ne me suis certainement pas résigné : je ne me considère plus comme condamné par le sida, puisque j'ai décidé de tout mettre en ¶uvre pour le vaincre.

En mon nom, au nom de tous mes amis disparus, et en celui de ceux qui sont encore présents, et que je veux absolument garder.

 

Hervé

 


Amour, peine et latex

 

Quelque temps après l'annonce de ma séropositivité, mon ami de l'époque me quitta. Je ne sais pas ce qu'il est devenu aujourd'hui, ni même s'il est toujours en vie. C'est peut-être à travers lui que j'ai rencontré le virus. C'est peut-être lui qui l'a rencontré à travers moi. Le temps passant, j'ai commencé une nouvelle relation, nous étions tout deux positifs, tout était clair entre nous, mais cette saloperie de virus décida de nous séparer, définitivement. L'accompagnement fut très dur, très éprouvant. Il me semble que je sentirai à jamais sa main sous la mienne, dans les derniers instants de notre vie commune.

Aujourd'hui, je pense que je fuis toute nouvelle rencontre « sérieuse ». Il y a toujours la peur d'avouer, la peur d'être rejeté, la peur de revivre ce que j'ai déjà vécu, et enfin le refus de faire vivre à l'autre - si je devais disparaitre - ce qui moi-même me fait si peur.

Et puis, il y a la capoteä Ma génération a participé à, et vécu la libération sexuelle, nous avons pu prendre notre pied sans contraintes. Alors je le dis : Ouiä!!! Ce petit bout de latex m'emmerde profondément. Lorsque vous n'êtes pas touché par le virus, vous savez qu'avec le temps, les tests, la confiance, vous pourrez sans doute un jour vous en passer. Moi, je sais que la capote sera toujours là.

 

 

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