En 1985, alors que j'étais enceinte de mon cinquième enfant, j'étais venue à Paris. La poche des eaux s'est rompue dans la rue. On m'a amenée à l'hôpital Boucicaut. Ils m'ont fait une prise de sang. J'ai pensé que c'était la routine. Après l'accouchement, je suis rentrée chez moi, en grande banlieue, avec le bébé, Catherine. Dix jours plus tard, j'ai reçu un télégramme qui me disait d'appeler d'urgence l'hôpital. J'ai téléphoné mais on n'a rien voulu m'expliquer. J'y suis allée. Le pédiatre m'a dit qu'on devait me faire un prélèvement pour la toxoplasmose. J'ai eu des doutes. J'ai demandé à la sage-femme qui m'avait accouchée quel était l'examen qu'on m'avait fait. Elle m'a répondu que, dans cette maternité, ils le faisaient à toutes les femmes d'origine haïtienne ou africaine. C'est tout.
J'ai refusé cette vérité
Entre-temps, Catherine avait dû être hospitalisée, à Saint-Germain en Laye. C'est là que le pédiatre m'a proposé un dépistage. Le test était positif. Pendant quatre ans, j'ai refusé cette vérité. J'étais persuadée qu'on allait découvrir que je n'avais rien et le bébé non plus. Mais je l'ai quand même annoncé tout de suite au père de Catherine. Il a mis un an à faire le test, qui s'est avéré négatif. Il refusait d'avoir des rapports protégés. Il voulait que tout le monde soit pareil, que tout le monde meure ensemble. Je lui ai dit qu'il fallait au moins qu'il y en ait un qui ne le soit pas, pour pouvoir assumer, après. À partir de là, il a accepté d'avoir des rapports protégés. J'ai aussi parlé à ma fille ainée, mais pas à mes trois garçons. Je ne sais pas comment le leur dire, comment répondre à leurs questions.
Pendant sa première année, Catherine a souvent été malade. Deux fois, j'ai cru qu'elle allait mourir et j'ai à chaque fois fait une paralysie faciale, qui a en grande partie disparu depuis.
Traitements
Le pédiatre connaissait le Dr Blanche, à l'hôpital Necker, à Paris. Depuis, ma fille est suivie là-bas. Cela lui a permis de bénéficier des meilleurs soins. Tous les mois, en rentrant de Necker avec elle, j'avais un gros paquet dans les bras : c'était son traitement. J'avais l'impression que je transportais un mois de vie, pour mon enfant.
Le médecin, à Saint-Germain, m'a proposé une prise en charge pour moi. À chaque fois, je décommandais les rendez-vous : j'avais trop peur. Cette femme a compris et m'a dit de venir voir ce qu'elle me proposait, avant de me décider. J'y suis allée. J'ai tout de suite eu confiance en elle. Elle m'a proposé l'AZT. J'ai dû arrêter, à cause des effets secondaires. Quand j'ai pris de la ddI pour la première fois, j'ai pensé qu'il fallait avoir le sida pour avaler une horreur pareille. J'ai pleuré, seule, devant mon lavabo. J'en ai pris pendant trois ans. Le médecin m'a ensuite proposé la ddC. Ce médicament me dégoûte, à cause de son nom : Hivid. HIV, c'est un rappel constant de la maladie. J'ai dû arrêter à cause d'une intolérance neurologique, avec des fourmis dans les jambes. Actuellement, je ne prends rien mais je vais sans doute passer à 3TC plus Rétrovir, comme Catherine.
J'avais cessé de travailler pour m'occuper de ma fille. Les traitements étaient très lourds : il fallait ouvrir les capsules d'AZT, en prélever la moitié, le lui donner, toutes les six heures, jour et nuit. À cela s'ajoutaient le Bactrim et un autre antibiotique et la Spéciafoldine et les médicaments contre la diarrhée et les traitements des mycoses et l'interféronä
Je passais mes journées entre quatre murs. J'avais peur de sortir, je craignais d'attraper un rhume et que ce soit le début de la maladie. J'étais persuadée que j'allais mourir du jour au lendemain.
Thérapies
J'ai essayé de suivre une psychothérapie, à l'hôpital. J'avais besoin d'un mode d'emploi au quotidien et de toutes les informations sur la recherche. La psychologue ne me les donnait pas. J'ai arrêté. Le médecin qui me suivait m'a donné les coordonnées de France, qui anime le groupe femmes à AIDES. Cela m'a aidée, de pouvoir parler avec d'autres femmes atteintes. C'est aussi dans ce groupe que j'ai eu le plus d'informations. Par ailleurs, un volontaire de AIDES vient régulièrement me voir : cela compte énormément, pour mes enfants et pour moi.
Quand Catherine a eu un an et demi, une nouvelle fois, on a cru qu'elle allait mourir. J'en ai parlé à une amie que je sentais proche. Elle a eu une très bonne réaction. Elle m'a inscrite à un pèlerinage à Lourdes. Depuis, chaque année, pendant une semaine, j'emmène ma fille là-bas. Cette amie m'a aussi assuré qu'elle veillerait sur mes enfants mineurs, s'il m'arrivait quelque chose. Par elle, j'ai connu une autre femme qui a proposé une thérapie par la détente à Catherine. Ça l'a beaucoup aidée. Elle a pu extérioriser ses peurs. Elle a eu moins peur, moins mal pour les prises de sang et les perfusions d'immunoglobulines.
Elle et moi faisons partie d'un autre groupe. Il a été créé par une infirmière, Maguy Lebrun. Des personnes atteintes de différentes maladies, de dépression, y participent. On se passe nos énergies en se tenant les mains, en ayant des pensées d'amour universel et d'amour les uns envers les autres. Même si ce n'est prouvé médicalement, cela fait du bien. Ça aide à vivre.
Vivre autrement
La femme qui anime ce groupe est très positive. Elle m'a dit qu'on pouvait vivre longtemps avec le virus. On peut lui parler, lui dire de ne pas s'activer, essayer de cohabiter en harmonie. Alors que moi, je le haïssais. S'il avait fallu boire de l'eau de Javel pour s'en débarrasser, je l'aurais fait.
J'ai probablement été contaminée entre 1983 et 1985. J'ai eu quelques rapports non protégés avec un homme qui est décédé depuis. J'ai longtemps détesté cet homme. J'aurais voulu le tuer moi-même. La copine qui anime ce groupe m'a incitée à lui pardonner. Je me suis faite à cette idée, petit à petit. Avec ce groupe, j'ai appris à vivre autrement.
Au mois d'août, voici trois ans, je suis partie à la recherche du travail. J'en avais assez de m'ennuyer chez moi. J'ai trouvé très vite, dans un foyer d'adultes poly-handicapés. Mon expérience de la maladie m'a aidée à tenir le choc. Ensuite, j'ai fait une formation et je suis devenue aide médico-psychologique. Quand j'ai commencé ce travail, pour la première fois depuis des années, j'ai cessé de penser sans cesse à ma maladie, à celle de ma fille, à la mort, au futur de mes enfants quand je ne serai plus làä Je vais maintenant essayer de devenir éducatrice spécialisée.
Je me culpabilise
Mais il est très difficile de concilier ma vie professionnelle, ma vie de malade, ma vie de mère d'enfant malade, ma vie de mère d'enfants bien portantsä Je dois beaucoup courir, prendre le bus, le trainä Je me culpabilise, de ne pas être plus disponible pour mes enfants. J'ai perdu beaucoup de mes copines car je refusais les invitations. Avec mes traitements et ceux de ma fille, c'était trop difficile à gérer. Je ne leur ai pas dit ce que j'avais. Quand on entend des personnes lancer des plaisanteries comme « je peux boire dans ton verre, tu n'as pas le sida », ou parler d'untel en disant « tu sais, celui qui a le sida », ça ne donne pas envie d'en dire plus.
Je ne l'ai pas dit non plus à ma famille, qui vit en Afrique. Je ne veux pas les inquiéter. Cela ne servirait à rien. Mais je sais que certains d'entre eux sont atteints de la maladie.ä
Catherine a grandi. Elle va à l'école, tout à fait normalement. C'est une très jolie et très gentille petite fille. Je ne lui ai pas dit le nom de la maladie dont elle est atteinte. Mais, un jour, elle a fait un dessin. Il y avait des fleurs, le soleil, la mer et ce qu'elle appelait des oiseaux. En regardant bien, elle avait écrit VIH. Lorsqu'elle va bien, elle refuse les médicaments. Quand elle va mal, c'est elle qui les demande. Les pédiatres tiennent compte de son bien-être : avec leur accord, on a interrompu son traitement pendant deux jours, pour lui permettre d'aller dans un centre aéré, avec les autres enfants de son âge, comme elle en rêvait.
Je me culpabilise de lui avoir transmis le virus. Si j'avais pu donner ma vie pour elle, je l'aurais fait. Un jour, j'ai posé la question à France, qui anime le groupe de parole : « Tout le monde demande des indemnités. Nos enfants ne vont-ils pas en réclamer un jour à la mère qui les a contaminés ? ». On en a ri. France m'a serré très fort dans ses bras.
Estelle
Dans les services de pédiatrie, en général, le personnel est très bien formé. Mais ce n'est pas le cas partout. J'ai effectué des soins dentaires à l'hôpital de Saint-Germain-en-Laye, en 89 et 94. J'avais dit que j'étais séropositive. Les deux fois, on m'a convoquée à dix heures et j'ai été reçue la dernière, à midi. Dans différents services où j'ai été hospitalisée, certains membres du personnel n'entraient dans ma chambre qu'avec des gants, un masque, une double blouseä J'ai demandé à voir la surveillante et j'ai expliqué qu'il n'y avait aucun risque dans la vie quotidienne. Souvent, les choses se sont arrangées. Il m'est aussi arrivé de prendre mes affaires et de partir.
Enfin, en janvier 1995, au service d'ophtalmologie de Necker, une médecin m'a crié dessus quand je lui ai dit que ma fille était séropositive : « Vous ne vous rendez pas compte ! Nous allons devoir désinfecter le matériel ! ». Ensuite, devant ma fille, elle m'a demandé « comment avez-vous été contaminée ? Comment avez-vous contaminé l'enfant ? ».
Il reste beaucoup à faire pour former les soignants !
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