En France, quatre majorités se sont succédé depuis le début de l'épidémie. Les gouvernements ont toujours eu peur des échéances électorales : chacune d'entre elles a fait perdre de longs mois à la lutte contre le sida. Avant, on n'ose prendre aucune mesure qu'on croit heurter l'opinion ; l'année qui suit, le nouveau gouvernement apprend à connaître les dossiers. Comme il n'existe en France aucune vraie structure de santé publique, capable d'imposer ses décisions aux politiques, la même situation se répète à chaque fois.
Lors de la première conférence publique de AIDES, le 28 février 1985, Jean-Baptiste Brunet, médecin épidémiologiste travaillant pour le ministère de la Santé, a exposé trois priorités pour le gouvernement : le dépistage des dons de sang ; l'autorisation de la publicité sur les préservatifs ; des mesures pour que cesse le partage des seringues chez les usagers de drogues. C'est le 19 juin 1985 que le Premier Ministre, Laurent Fabius, a annoncé le dépistage des dons de sang. Il n'a été effectif qu'en août 1985 et la distribution des stocks de sang contaminé s'est poursuivie jusqu'en septembre 1985.
L'échelonnement des mesures fut un problème électoral : il a fallu attendre décembre 1986 pour que Michèle Barzach, ministre de la Santé du gouvernement Chirac, annonce l'autorisation de la publicité sur les préservatifs et mai 1987 pour que les seringues soient en vente libre en pharmacies.
On m'a dit que le gouvernement socialiste avait commandé un sondage aux renseignements généraux, pour savoir si la vente libre des seringues aurait un impact électoral. J'ai trouvé cela si énorme que j'ai posé la question à Laurent Fabius, en 1987. Il m'a répondu que ça n'avait pas été le seul élément de la décisionä
Consensus
Chaque gouvernement commence par affirmer que le précédent n'a rien fait. Mais, en réalité, il y a une grande continuité de principes depuis 1987. En 1988, Claude Évin a continué le travail sur les mêmes bases que Michèle Barzach, mais en affectant beaucoup plus de moyens financiers et humains. La décision de développer les programmes méthadone a été prise tardivement et timidement par Bernard Kouchner, qui l'a annoncée aux Assises de AIDES, à Lille. Mais ce sont Simone Veil et Philippe Douste-Blazy qui ont véritablement mis cette politique en place, avec un nombre de places nettement supérieur.
Dans les pays démocratiques et développés, il y a consensus sur un modèle de contrôle social de l'épidémie qui jusqu'ici n'a pas été remis en cause par les changements de majorité. On peut dire que ce modèle repose sur l'éducation et la coopération avec les populations vulnérables. Mais cette coopération est très inégale selon ces populations. On l'a vu en France avec les usagers de drogue. Mais dans ce domaine même, elle est en pleine transformation.
Précédemment, le système de contrôle des épidémies visait d'abord à protéger la population des bien-portants en recourant à des mesures contraignantes de mise à distance des personnes contaminées ou supposées l'être : entrave à la circulation, dépistage aux frontières, au seuil du mariage, au seuil de la procréation et dépistage prénatal ; dépistage au seuil de la Fonction publique puis d'autres emplois, parfois des écoles. Ces mesures de contrôle des seuils ont un caractère obligatoire. Elles sont assorties d'atteintes à la vie privée : rupture de la confidentialité, déclaration nominative des cas à un organisme central, recherche des partenaires sexuels.
L'histoire du dépistage
Dans chaque pays, l'histoire du dépistage - obligatoire ou volontaire - illustre l'affrontement entre ces deux modèles. La Russie, Cuba ont puisé surtout dans le répertoire des mesures traditionnelles. Les pays occidentaux ont choisi le nouveau modèle. Dès le début, le mouvement associatif est intervenu auprès des politiques, pour promouvoir une gestion de l'épidémie qui respecte les droits des personnes. Les médecins engagés dans la lutte contre l'épidémie étaient partie prenante de cette démarche.
À l'inverse, l'extrême-droite et, en France, une partie du Sénat, proposent souvent de recourir à l'ancien modèle. Les personnes mal informées réagissent fréquemment comme cela. Ce fut le cas de nombreux professionnels de santé, qui ont commencé par freiner l'application des mesures nécessaires (réticences de certains pharmaciens à vendre des seringuesä). Cela se voit dans le grand public, avec les « fantasmes de contamination » dans la vie quotidienne (confondus avec la transmissibilité), qui conduisent à la mise à l'écart de personnes séropositives. Avant d'être ministre, Simone Veil s'est prononcée plusieurs fois pour certains dépistages obligatoires. Elle a changé rapidement, une fois en charge du dossier.
Actuellement, il y a une volonté politique mais les relais locaux sont loin d'avoir compris et accepté la stratégie nouvelle de contrôle social de l'épidémie et tous les acquis précédents, sur lesquels il y a consensus, sont toujours limités, instables et il faut les réactualiser dans le contexte des campagnes électorales.
Daniel DEFERT
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