En janvier 1985, j'ai dû faire une primo-infection : je me réveillais plusieurs fois par nuit, en sueur. J'ai mis neuf mois à me décider à faire le test. Je l'ai effectué dans un laboratoire que je connaissais. À l'époque, ce n'était pas remboursé par la Sécurité sociale. J'ai eu le résultat rapidement. J'ai demandé à rencontrer le médecin responsable. Il m'a reçu et m'a très bien conseillé. Je suis allé à l'hôpital Saint-Louis, sur les indications d'une de mes amies médecin. Là, on a confirmé le test. La secrétaire m'a annoncé au téléphone : « Monsieur, vous êtes séropositif ». C'est comme cela que ça se passait en 85 : sans le moindre emballage psychologique. Ce qui explique qu'il y avait des gens qui se suicidaient.
Depuis dix ans, je me fais suivre médicalement dans le même service hospitalier. Je fais les analyses et je vois le médecin tous les six mois. Cette régularité permet d'avoir du recul et d'éprouver moins d'inquiétude lorsque le nombre de T4 baisse un peu. Je sais maintenant qu'il varie : 500, 600, 500ä Mon immunité s'est maintenue à ce niveau-là depuis 1985. À un moment, on m'a proposé de tester l'AZT pour savoir si, donné précocément, il présentait un intérêt. J'ai toujours refusé les protocoles thérapeutiques : comme mon corps fonctionne bien, je ne veux pas le déstabiliser. Cependant, depuis janvier 1994, je participe à une étude concernant l'immunité. Elle ne comporte aucun traitement, mais seulement quelques prises de sang supplémentaires, pour étudier entre autres l'aspect fonctionnel des cellules lymphocytaires T4. Elle permettra probablement de mieux connaître les raisons pour lesquelles l'organisme de certaines personnes se défend davantage vis-à-vis de l'infection à VIH.
J'ai tout de suite informé mes partenaires
Après le test pratiqué en novembre 85, j'ai tout de suite informé tous mes partenaires. Pour moi, c'était normal. Cela fait partie de mon éthique. Très peu m'ont complétement rejeté. Certains m'ont évincé de leur vie sexuelle mais ont conservé avec moi des rapports amicaux. Avec les autres, nous avons reconverti nos rapports : nous avons mis des préservatifs. Sur le moment, tout cela était très lourd à gérer. J'étais très perturbé psychologiquement. Ce fut un grand Big-Bang dans ma vie. Maintenant, j'en parle avec beaucoup plus de maîtrise : en fait, toutes ces personnes ont réagi comme n'importe quel échantillon d'une société humaine à qui on soumet un problème grave. Cependant, c'était tout de même très dur de prendre conscience de la pauvreté de certains comportements humains.
Beaucoup ont choisi de ne pas faire le test, pour ne pas être perturbés. Mais ils se sont mis à avoir des rapports protégés. De mon côté, je n'ai rien changé à ma vie sexuelle. Je n'ai pas freiné ma consommation. Mais, depuis, j'ai systématiquement utilisé des préservatifs pour toute pénétration sexuelle. Parfois, je m'accorde une petite dérogation : je fais, ou me fais faire, une fellation sans préservatif (sans aller jusqu'à l'éjaculation, afin d'éviter le contact de la bouche avec le sperme). Je me protège et protège l'autre. Je suis frappé par le relâchement actuel des pratiques de prévention, dans les boîtes et les bars. Je remarque aussi qu'il n'est pas facile de parler du virus dans les milieux homo ou hétéro. De nombreuses personnes refusent le dialogue.
Dès le résultat de mon test, j'ai cherché à m'informer le mieux possible sur cette maladie. Je suis allé à l'association AIDES, naissante à l'époque. Il y avait déjà d'excellentes réunions d'information. Je me souviens des interventions d'un épidémiologiste, Jean-Baptiste Brunet. Dès 1985, il exposait les problèmes qui allaient se poser en Afrique, dans les prisons, chez les prostitués des deux sexes, chez les usagers de drogue. On y parlait de la prévention à organiser. Le simple fait de mettre des préservatifs à disposition dans un sauna posait problème au dirigeant de l'établissement et aux pouvoirs publics : c'était reconnaître que dans cet endroit, les clients consommaient sexuellement. D'où contradiction, puisque chacun sait très bien depuis toujours que les cabines mises à disposition ne sont rien d'autre que des salles de repos !
Tenue de cosmonaute
C'était le début de l'épidémie. La plupart des gens n'y connaissaient pas grand chose.
En 1984, un médecin que j'étais allé consulter m'avait affirmé : «ne vous inquiétez pas. Le sida, c'est aux États-Unis ! ». Je n'ai pris conscience de la gravité de ce qui se passait, et de ce qui m'arrivait, qu'en 1986, lorsque deux de mes amis sont morts, atteints du sida. Pour situer l'époque, une des infirmières n'entrait dans la chambre de Philippe, 26 ans et Pascal, 22 ans, qu'habillée en tenue de cosmonauteä C'est-à-dire, ayant une trouille monstre. Depuis, les situations ont terriblement changé. Le personnel para-médical est tout à fait bien formé et maîtrise mieux l'encadrement procuré au malade.
Famille, je vous aime
C'est dans la difficulté qu'on voit la valeur des gens. J'ai annoncé ma séropositivité à ma famille six ou sept mois après l'avoir moi-même apprise. Mes parents ont d'abord marqué un recul. Il a fallu leur expliquer ces notions médicales auxquelles ils n'étaient pas formés. Sur le plan professionnel, je traversais une période de chômage. Cela tombait très bien. J'ai complètement changé d'activité. Je travaille beaucoup moins. Cela me permet de mieux me reposer lorsque je suis fatigué. Je trouve important de mener une vie saine, en dormant assez, en mangeant bien, en ne faisant pas trop d'excès. Mais il est certain que d'autres paramètres, comme la génétique, interviennent dans la défense de l'organisme contre le virus.
Paradoxe : se construire en étant décalé
Parmi les personnes que je fréquentais voici dix ans, trop sont mortes. Les copains tombent les uns après les autres. C'est très dur à vivre. C'est comme une guerre. Je suis content que mon corps fonctionne bien mais je ressens une injustice, en voyant mes amis malades. J'aimerais pouvoir faire quelque chose, leur donner un peu de mon immunité. C'est aussi la raison pour laquelle j'ai tout de suite participé au protocole médical dont nous parlions précédemment.
Avec mon profil de santé, la communication n'est pas toujours facile. Les gens bien portants voudraient que je fasse partie de leur famille et les gens malades, de la leur. Je ne suis ni dans l'une, ni dans l'autre tout en étant dans les deux. Etre séropositif, c'est être en décalage par rapport au monde. Le tout, c'est d'en faire quelque chose. Je m'y suis employé totalement. Cette période m'a permis de découvrir ce que l'on appelle la pensée positive et toute l'énergie qui l'accompagne. Je suis plus humain, plus proche des gens que je ne l'étais. J'ai toujours aidé tous les amis malades et le ferai encore. J'ai aussi vu des personnes, que j'avais connues assez moyennes, devenir extraordinaires, forçant le respect et l'admiration de tout le monde. Paradoxalement, on peut se construire au travers de la maladie, devenir quelqu'un de tout à fait fantastique et avoir pleinement réussi sa vie, même si celle-ci n'a pas été longue.
Je suis conscient que ma réflexion est celle d'une personne touchée, solidaire des personnes malades, mais qui n'est pas confrontée aux mêmes problèmes. Si j'étais très atteint dans mon corps, je suis convaincu que ma façon de voir les choses changerait.
En 1985, en annonçant sa séropositivité, on risquait d'être considéré comme un pestiféré. Aujourd'hui, on peut parler de cela. Il faut saisir cette chance. Le sida est devenu un fait culturel. Notre société respecte de plus en plus les personnes séropositives. Il y a moins de discrimination. Nous sommes sur le bon chemin. Je suis persuadé que le plus dur est fait et que nous avançons à grands pas vers des solutions médicales de plus en plus efficaces. Il faut tenir bon et surtout ne pas relâcher toutes les attitudes de prévention. Ce n'est pas facile, ça dure depuis trop longtemps, j'en suis tout à fait conscient. Cependant, notre vie doit être associée totalement à cette situation incontournable qu'est le préservatif, dans la conjoncture médicale actuelle. Vraiment, il faut insister : si on considère le préservatif comme une gomme, alors, en amour, mettons la gomme !
Alain
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