Christopher Miles
et le comité éditorial

Éditorial

Quelle fierté ?


Numéro 4

En juin 1997, Paris accueille sa première Europride. Manifestations sportives, associatives, commerciales, fêtes, colloques, grande marche de République à la pelouse de Reuilly, rien ne manquera pour célébrer ce que certains qualifient triomphalement d'<< événement du siècle >>.

Indiscutablement, si le succès est au rendez-vous, Paris accueillera dans cette deuxième quinzaine de juin post-électorale la plus importante agrégation d'homosexuels et de lesbiennes, de gai(e) s, de pédés et de gouines, de queers jamais vue sur le pavé parisien, sans compter leurs sympathisants hétéros ou bi, travestis ou transsexuels.

La multiplication des qualificatifs possibles pour les participants donne une idée du caractère inqualifiables, dans tous les sens du terme, de ce qui n'est ni une manifestation, ni un carnaval, ni un meeeting, ni une discothèque géante, mais un peu de tout cela.

100 000 à 300 000 personnes défileront ce jour là, mais savent-elles seulement pourquoi et ont-elles envie de le savoir ? Certaines scanderont des slogans, d'autres chanteront ou danseront, d'autres enfin se contenteront d'être là, simples marcheurs ou voyeurs plus distanciés sur ses bas-côtés. Ni pour, ni contre, bien au contraire, simplement là parce qu'il faut y être, une fois par an.

Une fois par an, se dissoudre dans une masse anonyme et colorée, éprouver le délicieux frisson d'être vu sans l'être, noyé dans la multitude, la jubilation de retourner les rôles et d'affirmer par le nombre que l'on existe autrement qu'en rasant les murs de sa ville de province, qu'en pianotant sur un minitel ou en fréquentant quelques lieux commerciaux. C'est là le premier paradoxe de cette fierté gaie : la visibilité dans la foule, avec pour seul risque d'être fugitivement entrevu au journal de vingt heures en est-elle vraiment une ?

Par ailleurs, Mark Simpson, auteur de Anti-gay, pose quelques questions provocatrices à propos de ce qui est devenu notre grand messe annuelle, notre Fête de l'huma, notre 1er mai. La Gay Pride serait le renouvellement annuel du coming out, lui même acte sanctificateur et un peu vain du passage de l'état de simple homosexuel à celui de gai. << Et savoir que le nombre augmente chaque année est gratifiant. Cela nous dit que nous avons le droit pour nous et, mieux que tout, que nous sommes à la mode >> (Têtu ndeg.13, p. 48-55, à propos d'Anti-gay). Ainsi, la Lesbian & Gay Pride serait l'apogée annuelle de l'idéologie, de l'identité, du style de vie gai, aujourd'hui en crise car << la fierté n'abolit ni la honte, ni la culpabilité, elle ne fait que les transposer >> (c'est-à-dire les renverser et ériger des contre-valeurs tout aussi idéologiques). Il conviendrait de retrouver les vertus de l'ambiguïté et de l'indétermination, car il n'est guère intéressant ni constructif de clamer partout son simple contentement de soi. Sinon, nous serions les victimes d'un conformisme que nous avons créé nous même, d'une contre-normalité tout aussi aliénante que la normalité qu'elle était censée combattre.

Emportés par l'ivresse des chiffres et l'ampleur d'un succès en effet remarquable à l'heure ou les Français semblent désabusés et difficiles à mobiliser pour ce qui autre fois les agitait (la politique, la défense d'idéaux), d'autres cherchent et donnent une signification politique à cette manifestation : affirmation d'un combat pour l'égalité des droits, geste politique de visibilité pour lutter contre l'homophobie, réaction contre les risques du retour à un ordre moral honni à l'heure de la montée de certains extrémismes, voire, pour cette année, l'affirmation d'une << citoyenneté européenne >>. Et les chars, les paillettes et les drags queens, la techno, auraient pour vertu première d'attirer le chaland et les télés, pour le plus grand profit de la cause.

Arrêt au passage sur ce concept de << citoyenneté européenne >>. Citoyenneté européenne des gais car ils sont les champions de la normalisation minoritaire, de la photocopie physique et intellectuelle du clone, qui, d'un boutà l'autre de l'Europe, s'agite aux mêmes rythmes, s'acharne sur les mêmes machines à muscler, s'habille des mêmes sous-vêtements ? Ou citoyenneté des inventeurs d'une post-modernité sociale et politique, d'une manière différente de faire face aux contradictions de notre société, au delà même de la modernité, concepteurs de nouveaux codes, d'une nouvelle forme de ce que nos politiciens et certains philosophes du contrat anglo-saxons appellent le << lien social >> ?

Aux avant-postes de l'Europe de demain, le gai et la lesbienne seraient-ils en vigie, précurseurs de modes de vie souples et différents, transcendant les frontières, les nationalités, inventant les prochaines formes d'amour ou d'amitié ?

Mais pourquoi diable cette montée en puissance subite, en l'espace de quatre ans, dans un pays qui avait jusqu'ici toujours rejeté l'affirmation d'une identité sexuelle dans l'espace social et politique, au profit de l'affirmation d'une indifférenciation républicaine, parfois mythique, parfois réelle ?

Pourquoi ces amis, ces copains hétéros ont ils envie de se joindre à nous et de marcher, indépendamment du bonheur de gigoter sur de la techno dans les rues parisiennes, ce qui n'est guère possible ailleurs ?

Car ce qui fait le succès de cet événement, c'est bien son caractère insaisissable.

Il n'est pas possible en effet de la réduire à une seule explication.

Son succès est sans doute en partie au moins lié au déclin actuel du politique, à son incapacité à proposer de nouvelles valeurs, incarnées dans un mode de vie, dans des manières simples et vraies de partager le bonheur d'être là, tout simplement, avec les autres.

Cette parade / manif, ce déferlement de joie et de couleurs, entrecoupés de slogans simples, sophistiqués ou railleurs proposerait-il même une nouvelle forme de rassemblement ?

Il n'est pas indifférent que, vaincus par la télévision et la fin des affrontements idéologiques, ni l'État français, ni les mouvements politiques et syndicaux classiques ne parviennent aujourd'hui à mobiliser, que ce soit pour rassembler dans un creuset (les fêtes républicaines de la IIIe République) ou pour souder dans une opposition.

Descendre dans la rue pour une représentation de soi, unique et annuelle, outrancière ou discrète, militante ou sympathisante, c'est peut-être simplement affirmer ce droit à être autre et semblable. C'est aussi interroger le pacte républicain, quand il est incapable de se renouveller à ses marges, alors que d'elles vint le plus souvent sa refondation.

Pour ne pas laisser le terrain libre à d'autres franges, qui nient la possibilité même d'une agora démocratique. Parce qu'on peut être noir, juif, arabe, pédé, gouine, mécréant ou croyant, et un être humain (<< j'ai des amis hétéros, et je ne les perçois pas comme tels, mais comme des êtres humains >>, contre-citation de Anonio Sabato Jr, dans Têtu ndeg.12, p 17).

Oui, la Lesbian & Gai Pride est un événement futile, festif et commercial.

Oui, c'est aussi un geste politique et signifiant, au delà des tentatives de récupération politique ou des outrances militantes.

Indirectement, ce numéro de la Revue h se fait l'écho des quelques-unes des raisons qui peuvent nous pousser à descendre dans la rue le 28 juin.

L'arrêt Spanner, rendu par la Cour de justice européenne, pose d'intéressantes questions sur la question du droit d'ingérence de l'État dans la vie privée. Mais la Revue h aborde le débat sous un autre angle. En effet, à quoi sert l'État, si ce n'est à s'ingérer en permanence dans la vie privée des citoyens, au nom d'un intérêt collectif supérieur, et en vertu d'un contrat librement consenti dans les pays démocratiques ? La vraie question est : jusqu'où ? Tout n'est qu'un problème de limites, de contrat. Comme dans le SM. D'ou la réflexion de Marie-Hélène Bourcier sur la dimension politique du SM. Cela dépasse la simple polémique sur l'arrêt de la Cour, qui nécessiterait d'ailleurs une fine analyse juridique, car sa lecture attentive semble sous-entendre que la cour aurait peut-être répondu autre chose, si la question lui avait été posée différemment.

Il n'en reste pas moins que si le concept de citoyenneté européenne reste à définir, il est encore des pays ou l'homosexualité est soumise à discrimination pénale, à commencer par l'Angleterre de Tony Blair, qui est d'ailleurs attendu sur ce terrain et a nommé un ministre ouvertement... gai.

Sans oublier ces pays qui frappent aux portes de l'Europe et continuent de rejeter (la Pologne), voire même d'emprisonner ou de torturer les homosexuels (la Turquie). La multiplication de ce type de manifestations dans les pays démocratiques peut aussi avoir valeur d'exemple et de levier pour une libéralisation de l'homosexualité dans des pays hors Europe qui la rejettent encore. La Chine communiste est un bon exemple, comme en témoigne les articles de Gary Wu et de Laurent Long, son traducteur.

Alors, à quoi bon faire le mariolle, à Paris, à Nantes ou à Marseille ?

Il faut arpenter le pavé, parce qu'il n'est pas aisé encore aujourd'hui d'être enseignant et gai ou lesbienne, comme le constate une de nos lectrices, à partir d'un parallèle franco-hollandais.

Se promener sur des grands boulevards, en pensant qu'il y a encore cinquante ans, on déportait des homosexuels en Allemagne, et même en Alsace, comme le rappelle Mario Kramp.

Sortir son débardeur rose sans complexe, en se souvenant qu'au temps d'Arcadie, il était recommandé aux homosexuels (aux << homo-philes >>) de raser les murs et d'éviter toute hystérie, pour, enfin, être acceptés. Ce numéro de notre revue livre le deuxième volet d'une esquisse d'histoire d'Arcadie, en s'efforçant de comprendre les causes de son échec et de sa fin, face à la montée en puissance d'autres modes d'affirmation de l'homosexualité, comme la FHAR dont nous avons largement évoqué le rôle historique et sociologique dans les numéros précédents, et le GLH dons nous parlerons prochainement.

Au cours de son entretien avec Vincent Tardieu, Michel Tremblay nous rappelle d'ailleurs que la situation du Québec était bien pire il y a trente ou quarante ans.

La Veuve cycliste sera également présente et sur ses deux roues le dernier dimanche de juin, parce qu'elle a encore beaucoup de raisons de s'énerver. À commencer par certains illustres écrivains qui, apparemment lui donnent des boutons qui pourraient gâcher son teint de lys entretenu à grand renfort de crèmes et de lotions coûteuses.

Les enterrements d'Hélène Hazera clôturent une dernière fois un numéro de cette revue, parce qu'il faut aussi marcher pour ceux qui ne le peuvent plus, parce qu'ils sont partis ou vont (encore aujourd'hui) trop mal.

Peut-être convient-il de donner toutes ces bonnes raisons, quand la communication tend parfois à supplanter le message, quand les polémiques et les querelles associatives byzantines ou médiatiques sont susceptibles de ressurgir.

Alors, être gai, même une fois, une seule fois par an, à Paris ou à Marseille, finalement, oui. Défini-tivement oui. Et tant pis, ou tant mieux, pour le ridicule. Et si possible, s'efforcer d'être soi-même le reste de l'année, sans agressivité et sans complexes, sans jeter sa sexualité à la face du monde entier, mais sans s'autocensurer.

Christopher Miles
et le comité éditorial

FQRDLa France Gaie et Lesbienne
France QRD

La revue h : (4)

21/07/1997
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