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En 1996, paraissait Gaieté Parisienne, de Benoit Duteurtre. Y sont racontées les tribulations d'un intellectuel d'une trentaine d'année dans les années 1990. Au centre du roman, on trouve les difficultés du héros à concilier son goût pour les jeunes garçons et son antipathie vis à vis du milieu gai parisien. Il est entre autres question d'une curieuse "association des étudiant(e)s gai(e)s" dans la quelle on reconnaît aisément votre très cher Gage. Dans Gageure n 66, Farid nous avait fait part de ses critiques. L'auteur a demandé à lui répondre.
Benoît Duteurtre : L'article de Farid m'a paru intéressant. J'admet très bien qu'il n'ait pas aimé. Il y a eu de nombreux avis contradictoires exprimés au sujet de ce roman, y compris dans le milieu homo et l'on y trouvait des arguments recurrents prôches des siens. Mon désaccord porte toutefois sur deux points.
D'abord une question purement littéraire. Farid me reproche de faire du journalisme. Je ne crois pas, en effet, que l'art nouveau soit exclusivement une affaire d'écriture ou de dérives intérieures. J'ai l'impression que le romancier, aujourd'hui, a besoin surtout de regarder beaucoup le monde, ce qui a changé et ce qui reste immuable. Il ne s'agit pas pour autant d'un regard journalistique. Ca ne va absolument pas contre la création littéraire

Un art nouveau enseigné par notre époque.

Mon projet personnel est une recherche stylistique visant à limiter au maximum l'artifice, mais par contre à accomplir un grand travail d'écriture pour réussir à mettre en lumière des situations, des personnages, peuvent avoir d'esthétiquement troublant. Sans jamais que ce trouble esthétique vienne d'un effet littéraire surajouté, mais plutôt d'une tentative de saisir la chose dans toute sa nudité. Même s'il s'agit toujours d'un regard subjectif, c'est le monde lui-même qui révèle des formes, des personnages, des situations nouvelles, au lieu d'un enfermement de la littérature sur elle-même comme cela a pu se produire avec le nouveau roman. Ca peut évidemment apparaître comme un projet anti-stylistique. Moi je dis qu'il est hyperstylistique. Il faut une grande élaboration pour que l'écriture arrive à s'effacer. Une écriture pas travaillée, maladroite, il n'y a rien de plus visble.

Je m'intéresse aux bizarreries de la vie quotidienne. Saisir, derrière l'apparente banalité, tout ce qui est de l'ordre des contradictions, du comique et même de la poésie. Quand je décris des adolescents en train de danser au Boy, sous le regard avide des "vieux" trentenaires, je mets en valeur avec un certain plaisir tout ce qu'il peut y avoir de grotesque dans la situation. En même temps, j'éprouve une espèce de fascination poétique. Le grotesque induit une espèce d'irréalité sublime dans le réel.

Gageure : L'objet que tu veux nous montrer, pour atteindre cette esthétique dictée par le réel, c'est la "modernité" et l'homosexualité en serait le révélateur ?

La question de la "modernité" est très complexe. On pourrait avoir l'impression que mon regard est dirigé contre le monde moderne. Je crois plitôt qu'il s'agit d'une sorte d'étonnement devant la récupération de la modernité. La naissance de la modernité était un extraordinaire phénomène d'émancipation esthétique, philosophique, scientifique, y compris dans le domaine social, pour la sexualité par exemple avec les surréalistes, Wilde ou Gide. Or, dans la deuxième moitié du siècle, j'ai le sentiment que ce grand affranchissement s'est figé en un stéréotype qui devient quasiment le contraire de cette émancipation. Dans l'art, l'avant-gardisme imaginatif du début du siècle est devenu un académisme d'avant-garde, figé, replié sur lui-même. En ce qui concerne la technique -l'auto, l'aviation...- il ne reste plus qu'un un système de production complètement fou, qui ne vise plus à rien qu'à produire. Idem pour les moeurs, l'émancipation sexuelle tendant à se transformer en mode de vie complètement stéréotypé dont le gai est un miroir parmi d'autres.
Le milieu "gai" correspond à une population qui a rencontré le plus de difficultés à s'émanciper car il était le plus combattu socialement. Or, il a tendance à courir encore plus vite que les autres derrière les stéréotypes de la vie moderne.

Le goût de l'exhibition, la transe, le style publicitaire, tous les poncifs de l'époque, le milieu gai en est aujourd'hui un fer de lance. Il se veut à l'avant-garde des modes, mais n'est-il pas plutôt à l'avant-garde de l'ordre social, à l'époque du capitalisme moderne ?

Je n'ai rien à défendre.

J'en arrive à mon second point de désaccord avec certains critiques.
Car Farid me reproche d'avoir un style "journalistique". Mais en même temps, il me demande, sur le fond, d'être un journaliste engagé, pesant le pour et le contre, donnant une vision équilibrée, positive -et discrètement militante- de la vie homosexuelle. Or, cet esprit militant, qui veut absolument "positiver" la réalité, me semble en opposition avec la gratuité littéraire. On a l'impression qu'il y a maintenant une littérature faite par les homosexuels pour les homosexuels, afin de mettre en valeur une poésie spécifiquement homosexuelle. Un militantisme esthétique. Il faut que l'homosexuel puisse s'identifier à une vision qui sera soit poétique, soit tragique, passionnée, soit outrancière et on n'admet pas très bien dans cette séparation de la littérature en catégories de plus en plus divisées que le regard puisse être ce qu'est aussi, par essence, l'art du roman: ironique et cruel. Balzac avec les journalistes, Maupassant avec les fonctionnaires, Proust avec la société de son temps ne cherchent pas à rendre leurs personnages particulièrement respectables  et moins encore les milieux sociaux qu'ils décrivent. Or le milieu gai a beaucoup de mal à accepter cette liberté littéraire corrosive, surtout lorsqu'elle vient de l'intérieur. Moi, je n'ai rien à défendre. J'essaye de saisir cette contradiction permanente entre le beau et le laid, le réel et l'irréel le tragique et le comique.

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Gageure 67 - janvier / mars 97